Adorno, au début des années 1940, sélectionne deux compositeurs comme chefs de file de la « nouvelle musique » : Schoenberg et Stravinsky. Le premier sera assurément le plus influent des deux en tant que compositeur-théoricien, concentrant de ce fait les critiques « anti-intellectualistes », comme le note Adorno1. Stravinsky n’en crie que mieux à propos son slogan, violent, populaire, celui d’une modernité musicale en apparence simple : un collage rogue répété obstinément. Si nous voulions reprendre un topos nietzschéen, celui de l’opposition entre art dionysiaque et art apollinien dans la Naissance de la Tragédie (1872), nous écririons que le Viennois, en mettant au point sa méthode de composition avec douze sons, jouait Apollon pour le siècle scientiste, tandis que le Russe campait Dionysos pour son versant sensualiste.
Son grand œuvre, pourtant de jeunesse, a fait date. C’est même « la » date par excellence dans l’histoire de la musique. 1913 sonne le glas de la Belle Epoque, coule le Titanic, augure du début de la Grande Guerre. C’est l’entrée de la musique dans les temps modernes, cette fois définitive car solennelle – par un rituel, un Sacre, non seulement du printemps mais du XXe siècle, de l’histoire du « progrès » musical, et de Stravinsky lui-même. La révolution stravinskienne est, pour notre histoire, celle d’une œuvre nécessaire et suffisante, réductrice en ce sens, vortex, hypnotique par sa violence, et centrée sur soi par la répétition. Le Sacre du Printemps est un accouchement rythmique de l’orchestre qui candidate au sommet pour toute idée de force sonore, et qui déclenche un autre accouchement, lui, esthétique.
Révolution centripète
« L’ordre atteint, tout est dit2 », écrit le Russe. L’ordre ? C’est le rythme. Il fait le grand « style » stravinskien, car le « style » ici demeure, ce que confirme Boris de Schloezer3, quand Schoenberg préférera, en un sens, les procédures. Ce sont déjà la pulsation et la nuance forte. C’est encore l’accent, dût-il apparaître imprévisible de façon nouvelle. Et ce hachage à la fois régulier et impondérable appelle une danse, fût-elle donc bancale et ainsi moderne (grâce aux « faux accents »). Ce style, en soi dansant, a justement fondé son essor sur trois ballets. Suivant l’opposition proposée par Boulez entre « temps lisse » et « temps pulsé4 », disons qu’après un Oiseau de Feuencore « lisse », debussyste, le temps de Petrouchka « pulse » déjà et le Le Sacre du Printemps explose soudain en croches synchrones. Une idée devenue populaire depuis lors est que le critère le plus fondamental de la musique serait le rythme. Mais cette thèse (défendue dans l’œuvre entière – notamment pédagogique – d’un Carl Orff) est précisément née du Sacre. En isolant et magnifiant le critère rythmique, en re-découvrant la transe des pratiques magiques anciennes, Stravinsky traduit le primitivisme des Demoiselles d’Avignon (1907) en musique.
Ceci vaut au Russe la curiosité puis l’amitié de Picasso. Tous deux se découvrent pendants musical et pictural d’un même mouvement esthétique pensé d’autant nécessaire à l’histoire. Stravinsky donnerait ainsi à son époque une nouveauté qu’elle pourrait comprendre rapidement. Une jouissance, un rituel, une bacchanale. Au passage, il liquide des critères fondamentaux : tonalité (en partie), thématisme surtout. Les Viennois, fameux « atonaux », rompent avec l’ensemble des principaux repères (y compris la pulsation) sauf le degré et le tempérament en demi-tons. Mais Stravinsky fait un choix plus populaire, consensuel et festif, en conservant la pulsation. Et davantage, il la révèle.
Tout semble dit quand « l’accord du Sacre », slogan d’une émeute moderniste, est répété de façon mécanique par l’orchestre en transe au début des Augures Printaniers (1ère scène du ballet). La pulsation est magnifiée par la répétition obstinée de cet agrégat : voilà l’ostinato, bientôt l’un des procédés musicaux parmi les plus influents – voire fondateurs – du XXe siècle dans son ensemble.
Par ailleurs, l’agrégat est grave et polytonal. Le Russe fait émerger, pour l’histoire enfin convaincue, les polytonalités isolées d’Ives, voire de Schoenberg dans Verklärte Nacht op. 4. Il répète un collage (en ce sens effectivement cubiste), dissonant, d’une tonique de fa bémol et d’une dominante de la bémol. On n’entend plus un accord (annulé par l’abrasion polytonale) mais un timbre. Ainsi selon ce seul slogan économe, Stravinsky élude la mélodie, fond harmonie et timbre au service du rythme. À la différence de la modernité viennoise, celle de Stravinsky propose des simplifications : réduction verticale d’un accord sur un autre (collage) et horizontale par la répétition mécanique du résultat (ostinato). La force de Stravinsky est celle d’un choix. Stravinsky aura peut-être confirmé une intuition d’Erik Satie : la possibilité, au XXe siècle, d’opérer des soustractions pour avancer. Et l’avance se repère facilement quand elle se fait dans un cri de l’orchestre.
Les premières idées modernes de celui que Schoenberg avait appelé « le petit Modernsky » (dans le texte chanté de sesTrois Satires op. 28 en 1925) s’ordonnent mieux qu’en manifeste : en manifestation (au sens politique), car elles sont exprimées avec l’orchestre renforcé en cuivres et percussions, fortissimo. Ce défilé orchestral s’amplifie, crescendo, dans les trois premiers ballets. Mais il avait commencé dès Feux d’artifice qui impressionnèrent Diaghilev et l’emportèrent, pour ainsi dire, dans la procession. Le célèbre imprésario des Ballets Russes est co-auteur, co-porteur de banderole dans cette manifestation nationale, en menant avec conviction le jeune inconnu Stravinsky jusqu’à son Sacre.
Cependant, après qu’un critique parisien a moqué « Le massacre du tympan », comment Stravinsky pourra-t-il surprendre davantage ? La postérité – du moins les histoires de la musique ou la tradition discographique – semble encore suggérer l’idée que Stravinsky, à peine trentenaire, a tout dit. C’est l’anathème d’un modernisme dont l’historicisme nécessaire se retourne contre lui. La pièce semble donc non reproductible, inexploitable fût-ce par un Stravinsky lui-même Sacrifié. L’œuvre, en tant que sacrifice, mise à mort (du grand orchestre, voire du grand répertoire), trouve son unicité dans la destruction5. De cette idée, le Sacre semble l’archétype, mieux encore : l’apocalypse (au sens de « révélation » et de fin).
1914 : naissance d’une nouvelle « ironie de chambre »
Quand éclate la Grande Guerre, le musicien découvre le Schoenberg dePierrot lunaire. Voilà un Dionysos plus économe car, somme toute : de chambre. Le modèle vient à point car les effectifs musicaux disponibles, en temps de guerre, s’amaigrissent, même dans la Suisse neutre où réside Stravinsky. Auparavant, si le compositeur a déjà composé de nombreuses pages de piano (ou de musique vocale accompagnée au piano), c’était encore selon une veine debussyste, voire tchaïkovskienne pour les premières œuvres.
La guerre donne donc une leçon d’ergonomie. Le musicien réduit encore son « grand style » en l’habillant d’une robe de chambre : il use de polytonalité et d’ostinato dans les Trois Pièces pour quatuor à cordes, certaines pièces vocales accompagnées par de petites formations, sur des arguments ou traductions du nouveau complice, l’écrivain « national », Ramuz (à l’époque aussi représentatif pour la Suisse qu’Hemingway pour les USA, si l’on veut). Ce seront Berceuses du chat, Renard, Histoire du soldat, Noces. Noces, sommet de ces « années cruciales » selon Boucourechliev6, comme déjà dans Petrouchka et Le Sacre du Printemps, use de popievka (chansons traditionnelles russes), selon un consensus du premier XXe siècle qui pousse de nombreux compositeurs à revisiter les folklores régionaux et nationaux.
Après 1914 dominera un ostinato contrapuntique, par « strates » (qui engendre la forme, équilibrée autour de notes centrales dans chaque strate7). L’ostinato était en fait présent dès Petrouchka, et exemplaire dans l’introduction du Sacre où ses couches arrivent déjà à saturation. Les instruments, alors, y vont tous de leur « ritournelle territoriale », comme nous l’écrivions ailleurs à propos de Varèse. Ces lignes ont deux ou trois parties qui se répètent de façon apparemment aléatoire, à la manière de quelque parade animale lors de la saison de reproduction. Voilà des ritournelles re-territorialisées vers leur origine sauvage (de non-encore-musique selon l’idée de Deleuze)8.
Et ce poly-ostinato de guerre est donc discret, parfois minimal. Quand le diable d’Histoire du soldatrécite « ça… va… bien-pour-le-mo-ment », Stravinsky s’en tient volontairement à un squelette : l’œuvre devient psalmodie (pas même chantée) rythmée par une maigre tziganerie (pizzicati de contrebasse et violon, n’utilisant donc pas même l’archet), une « pompe » populaire ostinato (pas même variée). L’obstination est donc, ici comme plus tard, plus régressive, enfantine (ostensible dans certains titres comme « Dodo », troisième mouvement des Berceuses du chat), plus humoristique que tonitruante. Ces « gestes excentriques d’Igor » (Nicholas McKay) commencent dans les Trois Pièces pour quatuor à cordes esquissées dès 19149. Et ces gestes sont donc économes. Mais, comme l’écrit Freud dans Le mot d’esprit (1905), économie et humour marchent ensemble.
Les nouveaux effectifs, réduits, préféreront les instruments à vent, dont les cuivres. Naît cet univers métallique ambigu, cherchant moins souvent la puissance qu’un second degré, mais organiquement mêlé au premier (toujours présent dans l’organisation sérieuse du temps, dans la traque précitée de « l’ordre à atteindre »). Le timbre du cornet à piston d’Histoire du soldatest irrévérencieux : antimilitariste. Il met en forme, enfin, l’esprit frondeur d’un compositeur qui, dès 1904, intitulait une œuvre « Les champignons vont à la guerre ». Il cancane, fait des « couacs » en se frottant au trombone : le cluster de demi-ton devient ici de la musique fausse, c’est-à-dire ce qu’un public méfiant eût pu retenir de lui. Le nouveau cluster de Stravinsky est ainsi populiste (à l’inverse de ceux de Bartók et de Varèse imitant bientôt ceux du Sacre pour faire du timbre). Le trombone est ici lancé dans la musique de chambre du XXe siècle, remarque Mark Robert Williams, aussi dans Ragtime puis dans l’Octuor à vent, selon une esthétique pince-sans-rire. Pour Wolfgang Burde10, cet humour est en germe dans Petrouchka et se renforcera peu à peu pour culminer dans certaines pièces de commande américaines des années 1930 puis 1940 : Praeludium pour jazz band, Tango pour piano, Circus Polka pour orchestre, Scherzo à la russe pour jazz band et Ebony concerto.
Bois et cuivres viennent chasser les cordes trop suspectes de romantisme pour le Russe qui adopte une pose ostensiblement anti-expressive : « La musique par son essence, est impuissante à exprimer quoi que ce soit ». Ce sont les violons, sans doute, qui dans l’expression de l’ami Cocteau (aphorisme teintée de dandysme), opèrent sur le public ce coupable « chantage sentimental12 ». D’ailleurs, ce public a montré qu’il était capable de se passer de leur résonance, surtout si l’orchestre monte en puissance (nouvelle séduction). C’est la leçon que le Sacre a donnée au public et que Boléro de Ravel (1928) lui récitera bientôt plus souvent encore. L’orchestre à cordes d’Apollon Musagète sera une exception au sein d’une grosse production de musique d’harmonie, de fanfare, parfois nommément de musique de cirque. Cette musique de la balle appuie l’esthétique bohème, là encore, approuvée par Cocteau et plus généralement, par la pose de légèreté française rejetant l’idée du sérieux germanique (pose à la fois anti-wagnérienne et « anti-Boche »). Les cordes de l’ouverture de l’opéra The Rake’s Progress ne seront présentes qu’au premier et au dernier accord. Voilà une provocation claire.
Ces sécheresses de timbre feront école. Pierrot lunaire s’autorisait encore une profondeur de champ germanique. C’est là, pour Pierre Boulez qu’« il y a encore trop de romantisme, trop de tradition, trop de passé dans la musique de l’inventeur de la série13 ». Mais Stravinsky, lui, même le néoclassique boudé par Boulez, offre un précédent à la texture sonore du sérialisme intégral et plus généralement des années 1950. Il prépare le pointillisme du timbre boulézien culminant dans Le Marteau sans maître, et plus encore celui du Messiaen des mêmes années, sec, précis – de 1949 aux Couleurs de la Cité Céleste. Cette esthétique écartelée, « retour à l’ordre » pour un compositeur se déclarant encore sympathisant mussolinien en 1939 durant une conférence à Harvard14, mais également « comique » (et voilà le problème selon Adorno)15, durera presque de 1914 jusqu’à la période sérielle (parfois encore pendant cette dernière). Seule exception peut-être : les œuvres religieuses. Au milieu des années 1920, la prise de conscience chrétienne orthodoxe coexiste avec l’ironisme profane. Témoin de la foi nouvelle, Otche nash (« Notre père » pour chœur mixte) tranche jusqu’à s’exclure des manières habituelles du Russe avec ses lents accords parfaits. Mais suivront la Symphonie de psaumes, Babel, la Messe, le Canticum Sacrum, Threni, toutes œuvres dont la vocalité tente un nouveau ralentissement du style rythmique. Comme dans ces noires synchrones qui s’imposent dans les chorals de Bach, ou plus tard dans cette majorité de lentes mesures chorales qui dominent l’œuvre de Messiaen, la voix du Père est ici clamée, bien entendu, d’une seule intonation (d’un seul rythme) par les chœurs. Clarté oblige, dans Threni on commence même par réciter le texte en croches isorythmiques. La récitation, qui avait d’abord été donnée au diable d’Histoire du soldat, est donc rendue au ciel quarante ans plus tard.
« Néoclassicisme »
En 1919, Pulcinella ouvre ostensiblement la période néoclassique. Bien que superficiellement en rupture, ce nouveau « ballet-manifeste » ne fait que préciser le chambrisme précédent, ses timbres, son ironie partielle, surtout la logique de décalage, de détournement d’un référent. Si dans les trois premiers ballets et dans Noces, le substrat est la popievka folklorique, dans Pulcinella le parasitage est plus radical puisqu’il s’applique à la propre coterie de Stravinsky : la musique savante, désormais « datée » en tant que telle pour le Russe. La Symphonie classique (1916-1917) de Prokofiev inventait ses propres thèmes. Mais Stravinsky, dont le minimalisme devient ici provocateur, prétend pouvoir se limiter à dés-orchestrer ceux déjà écrits par un ou plusieurs compositeurs baroques (dont Pergolèse et d’autres). De même, il y avait recyclage insolent deux ans auparavant dans la fameuse Fontaine (1917) de Marcel Duchamp (un urinoir exposé à l’envers, ready made fondateur).
Le néoclassicisme, c’est aussi la stylisation du Stravinsky arrangeur. Celui-ci était déjà présent dans les travaux d’étudiant puis notamment dans Khovanshchina d’après Moussorgski (orchestration partagée avec Ravel) et dans l’anti-militariste réduction pour violon seul de La marseillaise. Ce Stravinsky « musicien Dada », pourfendeur en même temps qu’amateur d’hymnes nationaux et de lourdeurs musicales populistes, s’amusera aussi – semble-t-il – d’une Star-Spangled Banner, ou encore d’un Greeting Prelude qui dés-octavie la célèbre chanson Happy Birthday. Ces arrangements, par leur ambivalence même (ordre esthétique et parfois désordre éthique), ont valu au musicien une arrestation par la police de Boston en décembre 1941 (juste après Pearl Harbour), en vertu d’une loi qui y interdit de toucher à l’hymne national. On voit la limite légale de l’esthétique du détournement. Vol, espionnage ? Par ailleurs le musicien, surpris, devra payer des droits aux auteurs d’Happy Birthday, c’est-à-dire à la Summy Birchard Music Division, club d’étudiants de l’Université de Princeton. Il avait déjà dû payer, de mauvaise grâce, l’auteur d’une chanson de rue détournée pour les besoins de Petrouchka. Bien avant Christian Marclay ou les scratchers du hip hop dans les années 1980, Stravinsky dérobe des matériaux déjà œuvres eux-mêmes. Mais il produira, sur chaque souche, un champignon qui révélera de façon surréaliste – on y reviendra – la nature de son support.
Insolences, volte-face… le Russe ressemble à un lanceur de mode roué. Il serait en tout cas un « maître de la communication » selon Valérie Dufour qui a traqué ses « prises de paroles dans la presse, les entretiens journalistiques qui précèdent systématiquement ses concerts et les premières interviews radiophoniques auxquels il accorde une application et un sérieux constants »16. Est-il l’une des premières « stars » – très célèbres depuis leur jeunesse et ainsi en rapport d’addiction originaire avec le succès – cherchant à surprendre leur époque en permanence ? Schoenberg, lui, eut la chance relative de déchaîner les critiques négatives presque à chaque nouvelle œuvre17.
Pulcinella, œuvre fondatrice du néoclassicisme de Stravinsky, contient un malentendu : étant donnée sa quasi-pose d’arrangement, elle n’est pas véritablement emblématique de ce style. Le néoclassicisme ultérieur, celui par exemple d’Oedipus rex, inventera son langage propre (pas seulement ses timbres), son code moderne du XXe siècle. Les Quatre études pour orchestre s’ouvrent avec un intervalle dissonant (une neuvième mineure qui, vide, devient une fausse octave) puis les thèmes qu’elles citent ou inventent, ici comme dans d’autres pièces et contrairement à Pulcinella, tournent court à dessein car l’ostinato vient les retourner sur eux-mêmes. Enfin la polytonalité, second outil du Russe, les superpose de façon moderniste pour l’ordre (et cacophonique pour le désordre sarcastique).
Brosser des « tableaux allégoriques anti-pathétiques »18, selon l’idée de Gianfranco Vinay, n’est pas tout. Il s’agit aussi de réécrire l’histoire. Lorsque Stravinsky rapproche son « néoclassicisme » du référent Bach, c’est plutôt le Cantor de Leipzig qui en semble rajeuni que Stravinsky vieilli (n’en déplaise à Adorno qui le qualifiait de « restaurateur » dans Philosophie de la nouvelle musique). Le Concerto en mi b pour orchestre de chambre (« Dumbarton Oaks ») détruit l’histoire plutôt qu’il ne s’y abîme. Il s’amuse, en le révélant, du « cubisme » en germe de Bach. Il nous livre le moteur, squelette, rythme intime de l’Allemand (son seul flux isorythmique), son battement de cœur (ostinato) – voire sa libido, comme le surréalisme, à cette époque, aurait osé l’imaginer.
Lyrisme
Une question demeure. Stravinsky, en plus d’un rythmicien, harmoniste, orchestrateur, était-il aussi mélodiste ? La question se pose d’abord dans ce qui touche au lyrisme, donc dans l’unique opéra The Rake’s Progress (si l’on passe sur le four du Rossignol). L’économie des moyens – habituelle – sert une nouvelle densité protéiforme, rythmique, orchestrale, mais aussi désormais lyrique, notamment dans le duo d’Anne et de Rakewell « In a foolish dream », la berceuse « Gently, little boat » ou le duettino d’Anne et de Trulove « Every wearied body ». Là, les dissonances consensuelles, séculières, creusent un nouvel écart avec « l’angélisme » des voix : garanti par la consonance majoritaire des intervalles et souligné par le retour des tenues de cordes moins gratuit ici, après une exclusion aussi longue, que chez tout autre musicien. Ironie et lyrisme minimal, alternés ou mêlés, ce mélange précis tend vers notre XXIe siècle économe, fusionnel, qui ne se refuse plus rien – non plus néoclassique mais bien postmoderne.
Le Concerto pour violon offrait de traditionnels ostinati isorythmiques, des distorsions néoclassiques mais aussi d’inédites orchestrations dans l’aigu (début du finale). Or, le troisième mouvement filait déjà ce nouveau lyrisme, au sein d’un langage dissonant de façon économe (comme soixante ans plus tard dans le dernier Messiaen, celui des premières mesures de « Demeurer dans l’amour »). Ces « mélodies atonales », fusions paradoxales, futurs paradigmes des années 2000, sont soutenues par des tenues de cordes que le Russe s’offre, dès ici, avec un retentissement lourd de sens : pour les grandes occasions, donc, décidément. Il revient ainsi sur le « glissement de l’émotionnel au fonctionnel et à l’objectif19 » qui aurait caractérisé son utilisation du violon selon Boris Schwarz.
Sérialisme
Stravinsky a cédé à la pression sérielle progressivement, à partir de Cantata. Selon Eurydice Jousse, le Russe apprécie, dans ses écrits satellites des compositions de Movements et d’Epitaphium, le travail « architectural » et « structurel » qui s’y associe : c’est toujours l’ordre. Mais il sait qu’il ne contentera jamais les sérialistes les plus rigoureux20. Ses Huit Miniatures emploient encore des référents populaires. Elles défendent leur vieux patchwork néoclassique malgré le treillis de douze sons qui s’y dissimule. L’amorce du Requiem Canticles, comme un chant du cygne de l’ostinato, répète les croches aériennes des cordes. C’est un hommage moqueur à l’accord du Sacre. Joyeux sérialisme que voilà (quand ce dernier, en principe, est ennemi de toute répétition, donc de tout ostinato, sans même parler d’ironie).
Reste que Stravinsky a dépouillé son style au passage. Et les séries poussent à sélectionner les timbres. Les instruments s’échelonnent. Le grand Stravinsky univoque a vécu, au profit de mélodies de timbre. Le dynamisme (l’ordre) demeure mais cette spatialisation sélective malmène l’ostinato et, aux notes répétées, préfère les intervalles disjoints de la vieille École de Vienne. C’est le cas par exemple dans les Variations « Aldous Huxley in memoriam » ou l’Introitus.
La période sérielle s’est aussi ouverte sur les conseils de l’ami Robert Craft. Valérie Dufour nous rappelle suffisamment que le Russe est un « stratège21 », architecte attentif de son propre progress. Le « néoclassicisme », après trente ans de désinvolture, ne pouvait décidément plus guère passer pour moderne, et certainement pas pour « contemporain », c’est-à-dire d’avant-garde après la seconde guerre mondiale, quand la soif théorique était à son apogée, durant les années 1950. Agon, l’un des sommets sériels, reste stravinskien dans le « grand style » car si timbres et rythmes sont bien perçus les premiers, se dégagent alors une netteté rythmique et le sarcasme des vents. Et la série devient solution mélodique (commode) pour un compositeur que le problème de la ligne a peut-être parfois embarrassé dès lors qu’il ne s’agissait plus d’écrire à la manière tchaïkovskienne, comme dans sa première symphonie. Sans doute n’est-ce pas un hasard si cette nouvelle cime de l’œuvre stravinskienne est un ballet. Autant que l’inverse, ce genre aura toujours sculpté le compositeur. L’histoire du Russe, vue de loin comme un massif montagneux, semble une chaîne de ballets culminants dont se distinguent quelques plus hauts pics : L’Oiseau de Feu, Petrouchka, Le Sacre du Printemps, Pulcinella, Agon.
Réceptions en déséquilibre
Que garde-t-on aujourd’hui de la démarche de parasitage, longtemps, fidèlement assumée ? Freud eût peut-être pu analyser, s’il avait montré le moindre intérêt pour la musique, qu’en dévoilant le secret pulsionnel de ses référents, par l’ostinato, Stravinsky eût peut-être révélé leur sexualité. La sexualité de Bach, par exemple. Ou peut-être Stravinsky montre-t-il aussi la part enfantine (régressive) de leur inspiration. L’ostinato est un révélateur protéiforme. Appliqué à l’accord, il devient rituel, mythe. Assigné aux chœurs il se fait chapelet. Pour les motifs classiques, il engendre quelque rengaine naïve, signifiante d’absurdité (paradoxe entre l’ordre et le sarcasme). Dans ce dernier cas plus critiqué (notamment par Adorno puis Boulez), c’est un peu ce qu’une enfance, pas seulement régressive mais solaire (ordonnée) retiendrait, répéterait de la musique savante. Ou plus en profondeur, ce serait une mémoire morte, donc l’inconscient : est-ce un rêve obsessionnel répétant certains détails de l’histoire de la musique ? Naît un temps critique, miroir névrotique, le temps de l’inconscient confronté au grand répertoire classique, c’est-à-dire l’inconscient confronté au monde sonore et partant, le temps de l’inconscient lui-même, vu par la musique, ici comme chez Schoenberg selon Adorno22.
Stravinsky semble déjà ironiser au sujet de la future industrie culturelle dans son répertoire dit « musique classique ». Il interroge déjà son obsession d’un patrimoine, son historiographie simplifiée des « génies musiciens » qu’elle interprète avec avidité, industrie irrésistible à laquelle personne, pas même le compositeur d’avant-garde, ne pourrait résister : alors il ne compose plus, il décompose Pulcinella. Manfred Trojahn le remarquera aussi, mais beaucoup plus tard : comment un compositeur pourrait-il écrire de façon atonale quand la tonalité de la « société de consommation » l’assiège désormais de toute part23 ? Si l’industrie culturelle a décidé « d’arrêter » l’histoire, personne ne pourrait facilement l’en empêcher quand son premier grand ennemi (Adorno) ne l’a pu. L’idée semble certes pessimiste.
La période néoclassique, longue, sera critiquée. Adorno, on l’a dit, y voit la défaite d’une « restauration ». Ce Stravinsky allégé est-il l’œuvre de Cocteau ? Le poète, dans son Coq et l’Arlequin (1918), balaie l’importance du Sacre. C’est cette « musique d’entrailles » à laquelle, plus tard, il dira préférer l’acte bouffe Mavra (1922) dans lequel Stravinsky – rêvera-t-il – « offre des dentelles » et s’éloignerait ainsi du « mysticisme théâtral du Sacre ». Or, peut-être l’ennemi le plus subtil de la réception du Stravinsky néoclassique reste-t-il Stravinsky lui-même, c’est-à-dire celui, encore et toujours, du Sacre.
Sacre du Sacre
Car le Sacre n’a jamais fini d’écraser sa délicate descendance. Son primitivisme hurlant, en un sens faustien, semble finalement aussi fatal aux autres compositeurs qu’à Stravinsky lui-même. C’est qu’aucun procédé musical (à l’exception du dodécaphonisme cependant souvent sujet de polémiques) n’aura résonné autant par la suite, dans tout un siècle, que l’ostinato qu’il invente nettement, c’est-à-dire bruyamment et donc clairement pour son époque. Ravel, dans Boléro (1928), l’œuvre de musique moderne la plus populaire (selon les chiffres de la Sacem), n’a fait que répéter une mélodie avec obstination. Prokofiev, plus encore Varèse et Bartók ont fait du principe une pierre angulaire. Le postmodernisme ne conserve rien de plus moderne que ce point de départ stravinskien : Arvo Pärt, dans son style tintinnabuli (depuis 1976) s’obstine dans ses grilles étroites. Les minimalistes américains (Reich, Glass, Riley) puis John Adams seraient mieux appelés « répétitifs ». Les musiques vernaculaires de Chicago et Detroit (« house » et « techno »), à partir de 1987 et durant les années 1990, ont de même systématisé l’ostinato. On y cherche la « transe », sacrée ou non. C’était déjà l’inspiration magique du Sacre, monstrueuse rhapsodie imaginaire de litanies comme les eussent rabâchées les chamans de la Russie ancienne et comme les font répéter, se dit une planète postmoderne globalisée, ceux du monde entier et notamment d’une Afrique caricaturée par des arsenaux percussifs.
Au-delà de l’évocation rituelle tribale, l’ostinato est-il une traduction sonore biologique, battement de cœur, mouvement, en soi curieux (car court), de va-et-vient sexuel ? Fait-il résonner, de Freud, la métapsychologie si autoritaire au XXe siècle ? Ou Stravinsky a-t-il seulement touché au dionysiaque pur, au mythe : ce que désirait, sans cesse davantage, son siècle hédoniste ? L’ostinato, avant même que d’atteindre à la transe, est-il déjà la répétitivité de tout rite, dont l’inlassable réitération des prières, des chapelets aux mantras ? Est-ce la répétition, de plus loin encore, inhérente à la condition humaine dans son enfermement même, son journalier châtiment prométhéen ou son mythe de Sisyphe ?
Dans le même temps, l’ostinato est futuriste (et avec son primitivisme à l’autre bord, il opère donc une synthèse moderniste de large envergure). Il traduit historiquement tout mécanisme, surtout celui des « temps modernes » (que moquera le film éponyme de Chaplin en 1936), d’abord prometteur mais bientôt inquiétant, potentiellement incontrôlable, celui d’une industrie menaçante qui s’apprête à déborder, bien au-delà de l’inquiétude de Chaplin, vers la production en chaînes d’absurdités, bientôt de meurtres, puis vers le génocide technologique de l’Endliche Lösung. Le thème répété de Boléro lui-même traduisait pour Ravel (donc dès 1928), un monde sombre en tant que, disait le Français, une « non musique ».
L’ostinato se reçoit-il, plus sensiblement encore, comme cette obsession qui annonce une époque hantée par la maladie mentale (Amérique obsédée par la figure du psychopathe et finalement sa littérature, à la fin du XXe siècle, secouée par l’American psycho de Bret Easton Ellis) ? Son utilisation dans Psycho de Hitchcock, dans la scène de la douche donc en son centre rouge, par le stravinskien Bernard Herrmann, semble l’indiquer.
On s’obstine certes ici sur l’ostinato, comme si ce dernier était, même, contagieux, de la musique à l’idée. Le procédé au sens strict, en réalité, n’est pas omniprésent dans l’œuvre du Russe, qui préfère le varier indéfiniment jusqu’à le rendre méconnaissable et créatif. Il est certes généralement contrapuntique (allongé et ainsi sujet aux variations) plutôt que vertical après 1914. Mais la répétition demeure en tant qu’impression, impression d’autant plus obsessionnelle que fondée sur l’obsession. Et la réception ne retient-elle pas mieux ce qui l’impressionne ? Enfin et encore, qu’elle œuvre impressionna autant que le Sacre après lui, imprima mieux son empreinte, notamment grâce aux coups de marteaux, répétés et violents, de son « accord » ?
Or, à ces questions on ne répondra que par d’autres : Stravinsky ne partage-t-il pas, avec Arnold Schoenberg, cette place du musicien le plus influent du XXe siècle ? De ce siècle le Sacre marque-t-il d’ailleurs le printemps ou déjà, de surcroît, l’hiver ? Car l’œuvre, encore une fois, est une posture. C’est une parade animale, faite pour décourager les œuvres « adversaires ». C’est le ballet, aussi, de l’esthétique. Le Sacre postule – dès 1913 – au finale de l’histoire de l’orchestre par le sacrifice, pas seulement de la vierge (dans l’argument) mais de l’orchestre dans son apothéose. Historiciste, hégélien, il est donc concerné par la fin de l’histoire. Il candidate alors au poste romantique de dernier chef-d’œuvre à ce niveau d’irréfutabilité (admis par tout niveau d’exigence esthétique) de la musique occidentale dans son ensemble. Mais l’histoire ne pourra pas l’admettre, du moins pas autant que le Stravinsky postérieur qui portera presque soixante ans le deuil ambigu de l’orchestre (voire de l’art) tel qu’associé à l’idée de grandeur, d’absolu. Car la « grande musique », comme l’écrit Adorno en ouverture de sa Théorie esthétique, serait une denrée possiblement périssable.
- « Parmi les reproches qu’ils répètent obstinément, le plus répandu, c’est celui d’intellectualisme : la musique aujourd’hui naîtrait du cerveau, non du cœur ou de l’oreille ; elle ne serait point imaginée dans sa sonorité, mais calculée sur le papier. L’indigence de ces phrases saute aux yeux ». Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1962, p. 21.
- Chroniques de ma vie, Paris, Denoël, 1935, p. 69-70.
- Igor Stravinsky, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 91.
- Pour « temps pulsé », Boulez propose aussi « temps strié ». Voir Points de repère, Paris, Christian Bourgois, 1981, p. 81.
- « La musique a soif de destruction », résument Deleuze et Guattari (Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 367).
- Igor Stravinsky, Paris, Librairie Arthème/Fayard, 1982, p. 137.
- Gretchen Horlacher, « The rhythms of reiteration: Formal development in Stravinsky’s ostinati », Music theory spectrum: The journal of the Society for Music Theory, vol. 14, n°2, Automne 1992, p. 171.
- Op. cit., p. 372.
- « Igor’s eccentric gestures: A semiotic decoding of Stravinsky’s syntax with markedness theory », Musical semiotics revisited, sous la direction d’Eero Tarasti, Helsinki, International Semiotics Institute, 2003, p. 498.
- Voir « Divertierende Musik im kompositorischen Oeuvre Igor Strawinskys », Musiktheorie, vol. 10, n°1, 1995, p. 57.
- Chroniques de ma vie, op. cit., p. 63. Toutefois Stravinsky, rappelle Jean-Jacques Nattiez, « ne niera pas que dans le Sacre il a voulu “exprimer la montée de la nature qui se renouvelle” » (Fondements d’une sémiologie de la musique, Paris, U.G.E., 1975, p. 132).
- Le coq et l’Arlequin, Paris, Stock, 1979, p. 47.
- Cité par Esteban Buch, Le cas Schoenberg, Paris, Gallimard, 2006, p. 276.
- Le Russe déplore alors avoir été classé « dégénéré » en tant que « révolutionnaire » par l’exposition Entachtete Musik de Ziegler en 1938. Voir Laure Schnapper, « La musique “dégénérée” sous l’Allemagne nazie », Raisons politiques 2, no 14, 2004, p. 173.
- La musique de Stravinsky, par son « opiniâtre » ostinato régressif, s’embarrasserait ainsi en permanence et de façon paradoxale de « ce comique qu’elle dénonce ». Op. cit., p. 214.
- Voir « Stravinsky stratège ? Le compositeur face à l’exégèse de son oeuvre en Europe (1926–34) », Music’s intellectual history, sous la direction de Zdravko Blažeković et de Barbara Dobbs MacKenzie, New York, RILM, 2009, p. 427.
- On peut consulter à ce sujet l’ensemble du Cas Schoenberg d’Esteban Buch (Paris, Gallimard, 2006).
- Voir Permanence et transformation du style stravinskien dit « néo- classique » durant les années françaises (1920-1940), Thèse, Paris, École Pratique des Hautes Études, 1996, quatrième de couverture.
- « Stravinsky, Dushkin, and the violin », Confronting Stravinsky. Man, musician, and modernist, sous la direction de Jann Pasler, Berkeley, University of California Press, 1986, p. 302.
- « Stravinsky sériel : Les raisons d’une conversion », Sillages musicologiques: Hommage à Yves Gérard, sous la direction de Raphaëlle Legrand et de Philippe Blay Paris, Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse (Association du Bureau des Étudiants), 1997, p. 269.
- Voir « Stravinsky stratège ? Le compositeur face à l’exégèse de son œuvre en Europe (1926–34) », op. cit., p. 427-442.
- « Chez lui [Schoenberg], l’aspect véritablement nouveau, c’est le changement de fonction de l’expression musicale. Il ne s’agit plus de passions feintes, mais on enregistre dans le médium de la musique des mouvements de l’inconscient réels et non déguisés, des chocs, des traumas ». Op. cit., p. 50.
- « Formebegriff und Zeitgestalt in der “Neuen Einfachheit” », Zur neuen Einfachheit in der Musik, Wien, Universal, 1981, p. 87, § 3.