La rapide et éclatante célébrité de cette œuvre fut telle qu'elle a longtemps représenté presque à elle seule non seulement la production du compositeur, mais même toute une époque de la musique contemporaine européenne.
Le Marteau sans maître de Pierre Boulez fut créé après une sévère lutte à l'intérieur du comité de sélection français au Festival de la SIMC à Baden-Baden en 1955, festival dans le cadre duquel avait été créée, cinq ans plus tôt, à Londres, la Seconde Cantate d'Anton Webern, référence essentielle dans l'évolution de la pensée compositionnelle boulézienne.
Après avoir un peu éclipsé le reste de la production, Le Marteau sans maître va sans doute être un peu desservi par ce qui a en grande partie assuré son succès, à savoir une formation instrumentale très caractérisée, basée sur un jeu subtil entre identité et différence, fluctuant selon les pièces au gré de décalages dans le travail instrumental (pizzicato/arco, baguettes dures/douces...), arbitré par une percussion dont la variété met en valeur le rôle de guide formel qu'elle retrouvera par exemple dans Rituel (1975). Car la couleur sonore est l'aspect le plus historiquement marqué de l'oeuvre, particulièrement par la référence à une instrumentation extrême-orientale. Elle est en tout cas certainement liée à la relative détente du langage boulézien qui retrouve un discours plus mélodique, un agrément auditif qui contraste fort avec le pourtant proche premier livre des Structures pour Piano (1952) et son austérité agressive et didactique.
Le Marteau sans maître fait ouvertement référence au Pierrot lunaire d'Arnold Schoenberg (1912), dont sont directement issus la division de l'œuvre en trois cycles et la « géométrie variable » qu'affecte l'ensemble, réuni au complet pour la seule dernière pièce. La troisième pièce, pour flûte et voix, est en outre une « citation instrumentale » de la septième du Pierrot. Cet hommage est d'autant plus remarquable que, deux ans plus tôt, Boulez signait un article très polémique, Schoenberg est mort, qui visait, il est vrai, plutôt la production plus tardive du compositeur, en regard précisément d'œuvres telles que le Pierrot lunaire.
La filiation est d'ailleurs plus apparente que réelle, puisque la succession de trois cycles purement vocaux de sept pièces chacun fait place ici à l'interpénétration de trois cycles à la fois vocaux et instrumentaux, de dimensions variables : l'un, de quatre pièces (2.4.6.8.) régulièrement espacées, un deuxième de trois pièces (1.3.7.) dont la troisième vocale est entourée d'un « avant » et d'un « après », et le troisième composé de deux versions (5.9) successives d'un même texte. Les trois poèmes sont tirés du recueil éponyme de René Char, poète déjà mis à contribution par Boulez pour Visage nuptial en 1946 et pour le Soleil des eaux en 1947. On signalera enfin l'admiration que témoignait envers l'œuvre Igor Stravinsky, qui avait également « réagi » au Pierrot lunaire, et ce dès 1912, avec les Trois Poésies de la lyrique japonaise.
Avant L'Artisanat furieux débute comme un double duo entre flûte et vibraphone d'une part, et guitare et alto d'autre part, les quatre instruments allant, après une courte cadence de l'alto, se mêler plus librement.
Commentaire I de Bourreaux de solitude est grosso modo de forme ternaire. Le début, d'un grand agrément sonore, est un long solo de flûte que soutient le doux murmure des autres instruments. Une section contrastant par son agressivité est emmenée par le xylorimba, suivi d'un bref retour de la flûte, mais dans une ambiance moins détendue.
L'Artisanat furieux, on l'a dit, cite l'instrumentation (voix et flûte) de Der Kranke Mond du Pierrot lunaire. On notera l'alternance de superpositions et de tuilages des lignes mélodiques.
Commentaire II est la seule pièce à se passer de la flûte. Elle est remarquable par sa succession de blocs de durées variables, séparés par des arrêts eux-mêmes plus ou moins longs, et que meublent parfois des résonances du vibraphone. Une section où l'alto, jusqu'alors exclusivement en pizzicato, retrouve son archet et un discours plus mélodique est suivie d'un passage volubile intégrant in extremis le triangle.
Bel édifice et les pressentiments fait alterner d'instables sections instrumentales avec des interventions vocales accompagnées de façon plus homophone.
Bourreaux de solitude est la pièce la plus longue et la plus austère de l'ensemble. On notera, au début, un jeu de rythmes complémentaires des différents instruments, peut-être hérité de la Symphonie opus 21 de Webern.
Après l'Artisanat furieux, la plus courte est proche de son pendant, la première pièce. Ecrite pour trois instruments, elle se caractérise par un jeu rythmique d'une grande lisibilité.
Commentaire III se rapproche, quant à lui, du Commentaire I, dont il semble superposer le solo de flûte et les rudes doubles notes du xylorimba. On notera encore le rôle formel de la percussion (successivement claves, cloche double et bongos).
Bel édifice et les pressentiments (version 2) pourrait presque évoquer initialement, par son « tempo libre de récit » et par ses citations des pièces antérieures, le final de la Neuvième Symphonie de Beethoven, cependant que la polarisation harmonique sur mi b est peut-être une référence à Stravinsky (ES = mi b), comme ce sera le cas pour ...explosante-fixe... et surtout pour Rituel. La voix, vite « libérée » du texte, usant par instants du sprechgesang, va ensuite dialoguer, en vocalises soutenues par l'ensemble, sauf la percussion, avec la flûte, précisément accompagnée par les percussions profondes (deux tam-tams graves et gong) et qui va conclure dans une ambiance recueillie.
Jacques-Marie Lonchampt.