Berio nâentre en contact avec la musique de son siĂšcle quâĂ la fin de la guerre lorsquâil intĂšgre le conservatoire de Milan. Tout un univers moderne sâouvre alors Ă lui. Il dĂ©couvre les Ćuvres de Milhaud, BartĂłk, Stravinsky, mais aussi de Ravel et Prokofiev. Durant ces annĂ©es de formation milanaise, les cours de composition de Ghedini (Ă partir de 1948) joueront un rĂŽle majeur. Ghedini, qui possĂšde une fine connaissance de Stravinsky, lui transmet son gĂ©nie de lâinstrumentation et de la rĂ©alisation. Il lâaide aussi Ă sortir des orniĂšres de la musique italienne paralysĂ©e par lâopĂ©ra. Il le conduit Ă Ă©tablir des ponts entre la musique baroque vocale et instrumentale, notamment lâĆuvre de Monteverdi, et la musique contemporaine. Ces rapprochements contribueront grandement Ă la rĂ©flexion de Berio sur lâhistoire de la musique et sur la place que celle-ci doit prendre dans sa pensĂ©e crĂ©atrice. La rencontre avec Dallapiccola, Ă Tanglewood, en 1952, est aussi essentielle. Durant ces annĂ©es, la jeunesse musicale italienne cherche Ă se construire une identitĂ©. Dallapiccola apparaĂźt pour toute une gĂ©nĂ©ration comme celui qui a Ă©tabli des liens Ă©troits avec la crĂ©ation musicale europĂ©enne contemporaine et ouvert de nouvelles perspectives. Berio sâinitie Ă son univers mĂ©lodique dodĂ©caphonique trĂšs rigoureux, mais sâintĂ©resse aussi Ă sa conception dâun lien Ă©troit entre expĂ©rience littĂ©raire et musicale. La rencontre avec Dallapiccola est lâamorce dâune Ćuvre dĂ©sormais plus personnelle. Il « rĂ©agit » au maĂźtre italien par quelques compositions dont Chamber Music en 1953 et les Variations, pour orchestre de chambre en 1955.
Ce sĂ©jour amĂ©ricain le met aussi en contact avec la musique Ă©lectronique, lors dâun concert Ă New York. Il est alors frappĂ© par la nouveautĂ© sonore et par les possibilitĂ©s quâoffre lâenregistrement sur bande magnĂ©tique. DĂšs son retour en Italie, il entreprend immĂ©diatement des expĂ©riences sur les magnĂ©tophones de la RAI qui aboutissent en 1953 Ă Mimusique N° 1. Berio se lie dâamitiĂ© avec Maderna qui va jouer un rĂŽle important dans la structuration et le dĂ©veloppement de sa pensĂ©e musicale. Celui-lĂ va notamment lâamener Ă aborder « la possibilitĂ© de quantifier la perception musicale sur la base de proportions inventĂ©es ad hoc, afin de redĂ©couvrir aussi et de rĂ©organiser ce qui Ă©tait dĂ©jĂ connu 1 ». La mĂȘme annĂ©e, il se rend pour la premiĂšre fois Ă Darmstadt et entre en contact avec Boulez, Stockhausen et Pousseur. Il partage avec eux un besoin de changement dans la musique qui doit passer par un approfondissement et un dĂ©veloppement de lâexpĂ©rience sĂ©rielle. Berio garde cependant un esprit critique. Il sâapproprie les possibilitĂ©s dâĂ©largissement des moyens musicaux quâoffre le sĂ©rialisme tout en Ă©vitant les dangers de lâabstraction et en refusant ses aspects Ă©troitement normatif et combinatoire. Nones, pour orchestre (1954), inspirĂ© du poĂšme Ă©ponyme dâAuden, sera une premiĂšre rĂ©ponse personnelle Ă cette pĂ©riode de spĂ©culations musicales. Dans cette Ćuvre, qui se compose de cinq Ă©pisodes dont les proportions sont calculĂ©es Ă partir du chiffre neuf, Berio revendique une pensĂ©e attachĂ©e, non pas aux « procĂ©dĂ©s » mĂ©caniques, mais au processus qui anime ces cinq stades de transformation. La Serenata, pour flĂ»te et quatorze instruments (1957) Ă©largira considĂ©rablement lâapproche sĂ©rielle par une variation continue des Ă©lĂ©ments de base.
LâintĂ©rĂȘt de Berio pour le travail sur bande magnĂ©tique sâintensifie rapidement, stimulĂ© par la complicitĂ© artistique de Maderna. En 1955, il fonde le Studio di Fonologia Musicale de Milan qui devient un lieu dâintense crĂ©ation et de collaboration, avec la participation de Pousseur en 1957 et de Cage en 1958. AprĂšs Perspectives, pour bande magnĂ©tique deux pistes (1957), Berio compose Thema (Ommagio a Joyce) (1958) qui intĂšgre la voix de Cathy Berberian aux sons Ă©lectroniques. LâĆuvre, qui utilise un enregistrement (en anglais, italien et français) du dĂ©but du chapitre XI « Les SirĂšnes » dâUlysse de Joyce, rĂ©sulte de son intĂ©rĂȘt pour la linguistique et des travaux menĂ©s avec Umberto Eco sur lâonomatopĂ©e en poĂ©sie. Le texte de Joyce, dĂ©structurĂ©, atomisĂ©, perd son pouvoir narratif. La voix, uniquement parlĂ©e, vĂ©hicule un matĂ©riau phonĂ©mique pris Ă un niveau prĂ©-sĂ©mantique mais nĂ©anmoins chargĂ© dâaffects. Hors de la logique du langage, le verbal et le musical se confondent pour crĂ©er une polyphonie de sens et de sons oĂč aucun des deux systĂšmes expressifs nâest privilĂ©giĂ©.
La voix restera toujours une inĂ©puisable source dâinspiration pour Berio. Avec Circles, pour voix de femme, harpe et deux percussionnistes (1960), il continue lâexploration de nouveaux rapports entre musique et poĂ©sie. Trois poĂšmes de E. E. Cummings sont soumis Ă un processus de dĂ©-composition puis de re-composition de la langue. Ainsi, le matĂ©riau poĂ©tique se transforme progressivement pour que les instruments sâemparent, par « mimĂ©tisme sonore », de sa matiĂšre phonĂ©tique. Dans Visage, autre piĂšce Ă©lectronique, la voix de la cantatrice est utilisĂ©e pour fournir une matiĂšre « phonique » Ă©vacuant la parole pour ne restituer que des Ă©missions vocales expressives Ă©voquant toutes sortes dâaffects. La distinction entre matĂ©riau vocal et matĂ©riau Ă©lectronique sâefface, ce qui permet dâapprĂ©hender lâensemble des sons-bruits, naturels et artificiels, dans un mĂȘme processus. La Sequenza III pour voix (1966), « écrite pour Cathy et sur Cathy », utilise un texte « ouvert » de Markus Kutter, qui est morcelĂ© et recomposĂ© afin que les fragments puissent ĂȘtre soumis Ă une vaste exploration des moyens expressifs de la voix qui sâĂ©tend du cri au chant stylisĂ© en passant par des manifestations quotidiennes incluant les sons extra-musicaux comme la toux ou les pleurs. LâĆuvre Ă©labore une « nouvelle vocalité » totalisante oĂč se succĂšdent les modes dâĂ©mission les plus divers susceptibles de rĂ©pondre Ă lâexcĂšs de connotations que, selon Berio, la voix porte toujours en elle. La voix de Berberian avait aussi inspirĂ© Epifanie, pour voix de femme et orchestre (1961) dans laquelle cinq piĂšces vocales sur des extraits de textes originaux, en cinq langues, de Proust, Machado, Joyce, Sanguineti, Simon et Brecht alternent avec trois Quaderni, piĂšces orchestrales virtuoses pouvant ĂȘtre jouĂ©es sĂ©parĂ©ment. Le matĂ©riau langagier et la richesse timbrique des phonĂšmes seront aussi explorĂ©s dans de nombreux ensembles vocaux, prĂ©sents dans diffĂ©rents genres. Il suffit de citer le madrigalesque A-Ronne, (1974-1975), théùtralisation de scĂšnes quotidiennes sur un texte de Sanguineti, ou le second mouvement de Sinfonia â une relecture de O King (1967) Ă la mĂ©moire de Martin Luther King â oĂč le dĂ©veloppement de la matiĂšre vocale se fait sur les phonĂšmes correspondant aux voyelles et Ă la consonne k du nom du pasteur noir.
La Sequenza pour voix tĂ©moigne aussi de lâinclination du compositeur pour la virtuositĂ© qui se manifeste Ă travers la sĂ©rie des treize Sequenze commencĂ©e en 1958, avec celle pour flĂ»te, et terminĂ©e en 1995, avec celle pour accordĂ©on. Si Berio approfondit souvent certains aspects techniques propres Ă lâinstrument, il ne cherche jamais Ă jouer contre sa nature. Chaque sequenza est dĂ©diĂ©e Ă un interprĂšte dont Berio connaĂźt la capacitĂ© Ă faire preuve dâune extrĂȘme virtuositĂ© technique mais aussi intellectuelle. Il attend de lui dâĂȘtre « un musicien capable de se placer dans une vaste perspective historique et de rĂ©soudre les tensions entre la crĂ©ativitĂ© dâhier et celle dâaujourdâhui 2 ». Les piĂšces sont presque toutes construites Ă partir dâune sĂ©quence de champs harmoniques dont dĂ©coulent les autres fonctions musicales, caractĂ©risĂ©es de façon extrĂȘme. La plupart dâentre elles dĂ©veloppent le discours harmonique sur le plan mĂ©lodique et suggĂšrent « une polyphonie, fondĂ©e en partie sur la rapiditĂ© de transition entre les diffĂ©rents caractĂšres et sur leur interaction simultanĂ©e 3 ». Berio dĂ©veloppera le potentiel de certaines Sequenze dans la sĂ©rie des Chemins dans lesquels le compositeur voit un moyen Ă la fois de les transformer, de les amplifier et de les transcrire. Ainsi, par exemple, la Sequenza VI pour alto (1967) donnera naissance Ă Chemins II, pour alto et neuf instruments (1967), et Ă Chemins III, pour alto, neuf instruments et orchestre (1968), et la Sequenza IX pour clarinette sâĂ©panouira dans Chemins V (1980), pour un instrument soliste et systĂšme digital, que Berio rĂ©alise lorsquâil travaille Ă lâIrcam au poste de responsable de la musique Ă©lectroacoustique.
La dimension concertante, autre moyen de privilĂ©gier la virtuositĂ© instrumentale, sera traitĂ©e par Berio dans les annĂ©es soixante-dix avec le Concerto pour deux pianos et orchestre (1973), Points on the curve to find, pour piano et vingt-trois instruments et Il Ritorno degli Snovidenia, pour violoncelle et petit orchestre (1977). Lâorchestre seul donnera naissance notamment Ă trois Ćuvres majeures, EindrĂŒcke (1973), Formazioni (1985-1987) et Ekphrasis (Continuo II) (1996).
Lâattachement de Berio aux formes les plus Ă©laborĂ©es de la musique nâa jamais altĂ©rĂ© son amour pour le folklore et les musiques populaires. Si les cĂ©lĂšbres Folk Songs, pour voix et sept instruments (1964, orchestrĂ©s en 1973) mettent simplement en valeur les possibilitĂ©s timbrales de la voix chantĂ©e de diverses traditions populaires placĂ©es dans un Ă©crin instrumental, Coro (1974-1976) fait preuve dâun haut degrĂ© dâĂ©laboration. Chacune des quarante voix est couplĂ©e avec un instrument. LâĆuvre se veut une anthologie des diverses maniĂšres de « mettre en musique ». Elle combine entre eux les modes et les techniques populaires les plus divers oĂč se cĂŽtoient aussi bien le lied, la chanson, des hĂ©tĂ©rophonies africaines et la polyphonie, constamment modifiĂ©s. En 1984, Berio compose la piĂšce Voci, pour alto et deux groupes dâinstruments, dans laquelle il transpose dâauthentiques chants siciliens suivant trois modes diffĂ©rents de transcription le premier consistant dans lâidentification avec lâoriginal, le second dans lâexpĂ©rimentation, Ă partir de cette source et le troisiĂšme dans son dĂ©passement.
La musique de Berio embrasse des formes dâexpression divergentes, des matĂ©riaux hĂ©tĂ©rogĂšnes, savants ou « vulgaires », des sources historiques ou gĂ©ographiques Ă©loignĂ©es, des rĂ©fĂ©rences musicales ou extra-musicales trĂšs diverses et tisse entre eux des relations pour atteindre une unitĂ© supĂ©rieure. Cette ambition se rĂ©alise de façon remarquable dans Sinfonia, pour huit voix et orchestre (1968) dont le dĂ©veloppement musical repose sur une recherche dâidentitĂ© et de continuitĂ© Ă tous les niveaux : entre voix et instruments, texte et musique, parlĂ© et chantĂ© et entre les diffĂ©rentes Ă©tapes harmoniques. LâĆuvre met en jeu de nombreuses citations littĂ©raires et musicales qui alimentent un discours oĂč sont explorĂ©es toutes les interactions possibles entre musique et langage. Le premier mouvement, qui utilise de courts extraits de lâouvrage de Claude LĂ©vi-Strauss Le cru et le cuit, se place dans une perspective anthropologique mettant en parallĂšle musique et mythe. Le cinquiĂšme apparaĂźt comme une synthĂšse des mouvements prĂ©cĂ©dents par le biais du principe dâauto-citation. Mais câest surtout Ă son troisiĂšme mouvement que Sinfonia doit sa cĂ©lĂ©britĂ©. Cet hommage Ă Malher est construit sur le second mouvement de la DeuxiĂšme symphonie « RĂ©surrection » jouĂ© intĂ©gralement. Sur ce scherzo, Berio Ă©labore une construction musicale dont le matĂ©riau est fait, pour la plus grande part, de citations de textes de Becket, de Joyce, de phrases dâĂ©tudiants ou de slogans de mai 68, et de nombreuses citations musicales de Bach Ă Globokar. Des fragments dâĆuvres provenant entre autres de grands orchestrateurs, de reprĂ©sentants de la tradition germanique, de lâĂcole de Vienne aussi bien que des confrĂšres et amis du compositeur forment un extraordinaire kalĂ©idoscope musical comme si Berio avait voulu « prendre en charge le poids de lâhistoire de la musique ».
Lâaspiration de Berio Ă la « pluralité » musicale la plus large se rĂ©alise aussi pleinement Ă travers les Ćuvres destinĂ©es Ă la scĂšne. La collaboration avec Edoardo Sanguineti va ainsi lâamener Ă explorer des formes théùtrales expĂ©rimentales marquĂ©es par lâidĂ©ologie postbrechtienne du poĂšte dans Passaggio, pour soprano, deux chĆurs et instruments (1962) et Laborintus II, pour voix, instruments et bande (1965) oĂč sâopĂšre un dĂ©placement des limites traditionnelles entre musique et littĂ©rature, cette derniĂšre Ă©tant prise dans une dimension vĂ©ritablement « labyrinthique ». CommandĂ© pour le sept centiĂšme anniversaire de la naissance de Dante, le texte combine par analogie des thĂšmes de la Vita Nova, du Convivio et de la Divina Commedia avec des textes bibliques et des Ă©crits dâEzra Pound et de Sanguineti. Les Etymologies dâIsidore de SĂ©ville renvoient au principe formel du catalogue mĂ©diĂ©val qui, pour le compositeur, ne se limite pas ici au seul texte, mais sert de base Ă la structure musicale mĂȘme.
Berio se confronte Ă lâopĂ©ra Ă plusieurs reprises. Dans Opera (1970), Ă©crit en collaboration avec Eco et Colombo, trois niveaux partageant les thĂšmes de la perte, de la mort et de la fin sâenchevĂȘtrent et se combinent rĂ©ciproquement. Ils font coexister trois « mythes », un ancien, OrphĂ©e, et deux modernes, le Titanic et Terminal (tirĂ© dâune piĂšce de lâOpen théùtre sur le terminal de la vie dans un hĂŽpital). La Vera Storia (1977-1978), sur un livret dâItalo Calvino, prend pour modĂšle Il Trovatore de Verdi dont la complexitĂ© de la dramaturgie inspire au compositeur un canevas trĂšs complexe dâactions scĂ©niques et musicales prĂ©sentĂ©es dans le premier acte inspirĂ© par le théùtre Ă©pique de Brecht. Le second acte, oĂč sâefface la tradition opĂ©ratique, se prĂ©sente comme une amplification de la matiĂšre textuelle et musicale du premier acte. Un Re in ascolto (1984), inspirĂ© par Italo Calvino, qui prend pour point de dĂ©part un essai thĂ©orique de Barthes sur lâĂ©coute, est une « action musicale » en deux parties. Elle se rĂ©fĂšre Ă La TempĂȘte de Shakespeare quâun roi de théùtre Ă©coute, dans lâisolement de son bureau, se rĂ©pĂ©ter sur scĂšne. Pour Berio « ⊠Le personnage cachĂ© dans toutes les trois Ćuvres (âŠ) câest le théùtre lui-mĂȘme, lâopĂ©ra. La forme, câest toujours une sorte de mĂ©ta-théùtre. Mais dans Un Re in ascolto il nây a pas dâhistoire, il y des situations, il y a le procĂšs, et au moment oĂč il risque, si je puis dire de revenir opĂ©ra, il sâarrĂȘte ». Berio composera aussi Outis (1996), fondĂ© aussi sur de nombreuses rĂ©fĂ©rences littĂ©raires (OdyssĂ©e, Joyce, Beckett, Celan) sans rĂ©elles liaisons narratives et Cronaca del luogo (1999).
On ne saurait clore un portrait de Berio sans Ă©voquer la transcription qui traverse toute son Ćuvre sous de multiples formes. Que ce soit Ă travers les Chemins, qui sont pour lui la meilleure analyse de ses "SĂ©quences", Ă travers la reconstruction de la DixiĂšme symphonie de Schubert (Rendering, 1989) ou Orfeo II dâaprĂšs Orfeo de Monteverdi ou Ă travers les multiples citations, Berio analyse, commente, remet en question, recompose, crĂ©e un incessant et fertile dialogue avec lâhistoire, son histoire qui devient aussi la nĂŽtre.
Vous constatez une erreur ?
1, place Igor-Stravinsky
75004 Paris
+33 1 44 78 48 43
Du lundi au vendredi de 9h30 Ă 19h
Fermé le samedi et le dimanche
HĂŽtel de Ville, Rambuteau, ChĂątelet, Les Halles
Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique
Copyright © 2022 Ircam. All rights reserved.