Un chœur réparti dans la salle, interférant avec l’action scénique, se rend complice des souffrances d’une femme (Lei, Elle). Le public peut donc s’identifier soit avec la victime innocente, calquée sur des modèles de femmes célèbres et exemplaires (Milena, Rosa Luxembourg), soit avec ses persécuteurs, partisans d’un « ordre » social et politique conforme aux valeurs du monde capitaliste (hiérarchie, argent, exploitation des faibles...).
À l’origine de Passaggio, « messa in scena » de Luciano Berio et Edoardo Sanguineti, il y avait une volonté explicite de contestation politique et culturelle. « messa in scena » est une expression à double tranchant qui signifie en même temps « mise en scène » et « messe en scène ». messe laïque, célébrant au cours de six stations la « via crucis » d’une femme captive, humiliée et torturée. Les deux auteurs de la pièce ne voulaient pas seulement contester l’opéra traditionnel, mais aussi la morale bourgeoise et la religion, « opium des peuples », responsable de crimes effrayants. au début de la station IV, les quelques mots latins juxtaposés au texte italien sont tirés des vers du premier livre du poème De rerum natura, où Lucrèce cite le sacrifice d’Iphigénie comme exemple de meurtre perpétré par la superstition. Comme le poète latin, Sanguineti se sert de ce renvoi mythologique pour valider sa position philosophique athée et marxiste. au début de la station V, une autre citation du De rerum natura est encore plus explicite ; cette fois-ci elle est tirée des vers du troisième livre, où Lucrèce explique l’idée épicurienne selon laquelle la mort n’est pas à craindre, puisqu’elle rend aux vivants l’état qu’ils avaient avant de naître. La vie n’est qu’un passage entre deux néants, mais elle est aussi un passage entre des états d’âme opposés, entre l’espoir et la crainte. C’est la femme, Elle, qui, vers la fin de la pièce, énonce cette morale :
« Parmi les objets vous l’avez jetée :
dans une prison torturée : une
chambre pour espérer : une
chambre pour trembler
Ceci est notre passage : les
jours passent la pierre
passe, le feu, le ver : tout
passe : le cristal, le délire :
le nuage, le miroir, le rêve :
et passe le vent, la rose, l’étoile : le
sang, la violence, la vie : et l’argent
passe, le cheval, la chaux : et ceci,
ceci est notre passage. »
Opposition entre des réalités contraires, transition entre des états différents (physiques et psychiques) sont aussi les principes sur lesquels est bâtie la dramaturgie musicale de Passaggio, résumée de manière lapidaire par Luciano Berio1 :
« La soprano (Elle), les vingt-neuf solistes, le chœur A (dans la fosse d’orchestre) et le chœur B (parmi le public) développent de façon indépendante une série de rapports harmoniques et de registres (en tant que série d’accords, champs harmoniques ou organisation polyphonique) qui constituent un des éléments principaux de structuration des passages, tantôt graduels, tantôt subits – d’une situation morphologique à une autre. Plus précisément : de la densité et de la complexité textuelle maximale à la minimale ; de la capacité instrumentale maximale (piano-forte, aigu-grave, long-court) à la minimale ; de tutti à solo ; du bruit au son ; du parlé au chanté (avec toutes les émissions vocales intermédiaires) ; de la voix à l’instrument ; de l’indéterminé au déterminé ; du discontinu au continu… »
1. in « Luciano Berio : Chemins en musique » par Ivanka stoianova, La Revue musicale, 1985, pp. 237-238.
Gianfranco Vinay.