A-Ronne a pour sujet la vocalisation élémentaire d'un texte et sa transformation en quelque chose d'aussi simple peut-être, mais de plus difficile à décrire. En fait, il ne s'agit pas de composition musicale dans le sens habituel du terme, même s'il est souvent guidé par des procédures musicales (utilisation d'inflections et d'intonations, développement d'allitérations et de transitions entre son et bruit, utilisation, parfois, de mélodies, de polyphonies et d'hétérophonies). La signification musicale de A-Ronne est simple, à savoir qu'elle est commune à toute expérience, du discours quotidien au théâtre, où les changements d'expression supposent et explicitent les changements de signication. C'est pourquoi je préfère définir cette œuvre comme un documentaire sur un poème d'Edoardo Sanguineti, comme l'on parlerait d'un documentaire sur une peinture ou un pays exotique. Le poème de Sanguineti, qui est lu de différentes manières, n'est pas traité comme un texte mis en musique, mais plutôt comme un texte à analyser et comme un générateur de différentes situations vocales et d'expressions. Mais, finalement, A-Ronne est aussi une sorte de Madrigale rappresentativo – c'est à dire de théâtre à entendre de la fin du XVIe siècle –, et tout autant une peinture vocale naïve, car la gamme des situations données, aussi large qu'elle soit, peut toujours être reliée à des situations élémentaires, à des sentiments reconnaissables, familiers et souvent évidents : un rassemblement social, un discours dans un square, une session de therapie de groupe, le confessionnal, la caserne, la chambre, etc...
Trois thèmes sont exposés dans le poème de Sanguineti, qui est répété environ vingt fois dans A-Ronne, et presque toujours intégralement : dans la première partie le thème du Commencement, dans la seconde le thème du Milieu, dans la troisième celui de la Fin. Le poème est rigoureusement construit sur des citations dans des langues différentes, qui vont du début de l'Evangile selon St Jean (en latin, grec et allemand : la traduction de Luther et les modifications apportée par Goethe dans Faust) à un vers d'Eliot ; d'un vers de Dante au premier mot du Manifeste du parti Communiste ; de quelques mots tirés d'un essai de Barthes sur Bataille aux trois derniers mots, aux trois signes (ette, conne, ronne), qui concluaient après Z l'alphabet italien dans l'ancien temps : c'est de là que vient l'expression, aujourd'hui inusitée, de « A à Ronne » au lieu de « A à Z ».
Ce poème est donc également une séquence très articulée et discontinue de figures de langage. Les quelques sections chantées n'ont pas de signification musicale propre : elles sont des moments parmi beaucoup d'autres – et peut-être les plus simples – dans la liturgie des gestes vocaux. Seule la courte section finale, basée sur une série d'allitérations harmoniques très simples, a sa propre autonomie musicale.
Ainsi, il ne faut pas chercher le sens musical de A-Ronne dans les parties chantées, mais dans la relation entre un texte écrit et une « grammaire » du comportement vocal, entre un poème toujours fidèle à ses propres termes et une articulation vocale qui ne cesse de modifier sa signification et ses aspects référentiels. Il se trouve donc que les deux niveaux (celui du texte écrit et celui du comportement vocal) interagissent toujours de manières différentes, ce qui produit de nouvelles significations. Ceci est directement comparable à ce qui se produit généralement en musique vocale et dans le discours quotidien, où la relation entre les deux niveaux (grammatical et acoustique) est l'essence des infinies possibilités du parlé et du chant humains.
Luciano Berio.