Ligeti a vécu au croisement de différentes cultures, langues, nationalités et religions : « Je suis né en Transylvanie et suis ressortissant roumain. Cependant, je ne parlais pas roumain dans mon enfance et mes parents n’étaient pas transylvains. (…) Ma langue maternelle est le hongrois, mais je ne suis pas un véritable Hongrois, car je suis juif. Mais, n’étant pas membre d’une communauté juive, je suis un juif assimilé. Je ne suis cependant pas tout à fait assimilé non plus, car je ne suis pas baptisé. » La famille ayant déménagé en 1929 dans la capitale de la région, Cluj (Klausenburg en allemand, Kolosvár en hongrois), Ligeti y fera ses études et y apprendra le roumain. Comme ressortissant hongrois et comme juif, il affrontera bien des problèmes à partir de 1933 : il se voit notamment refuser l’entrée à l’Université en 1941 où il désirait suivre des cours de physique. En 1944, les juifs doivent porter l’étoile jaune et sont victimes de déportation de masse (le père et le frère du compositeur mourront dans les camps). Incorporé dans les groupes de travail obligatoire de l’armée hongroise où il effectue des travaux de force, Ligeti échappe par deux fois à la mort. L’appartement familial vers lequel il revient alors est occupé par des étrangers. C’est là qu’il retrouvera sa mère, rescapée du camp d’Auschwitz-Birkenau. Quittant Cluj après la guerre, Ligeti va commencer des études supérieures de musique à l’Académie Franz Liszt de Budapest où il aura pour professeurs Sándor Veress, Pál Jádrányi et Ferenc Farkas.
Son apprentissage de la musique a connu les mêmes vicissitudes : enfant précoce, il entend depuis tout petit de la musique intérieurement, mais son père le destine à une carrière scientifique. Il obtient à quatorze ans de suivre des cours de piano après avoir voulu apprendre le violon comme son frère aîné. Il écrit d’emblée des pièces pour son instrument, se laisse impressionner par des poèmes symphoniques de Richard Strauss et se jette dans la lecture d’un traité d’orchestration, entame la composition d’un quatuor à cordes et d’une symphonie. L’étude approfondie de l’harmonie et du contrepoint ne sera toutefois possible qu’après la guerre à l’Académie de Budapest, entre 1945 et 1949. Ligeti a raconté le début de ses études, marqué par la levée du drapeau noir au-dessus de l’Académie pour annoncer la mort de Bartók à New York, et sa rencontre avec György Kurtág, venu étudier là comme lui. Grâce à l’appui de Zoltán Kodály, Ligeti peut enseigner l’écriture dès 1949 ; il rédige deux traités d’harmonie qui feront plus tard référence. Toujours à l’incitation de Kodály, il entame des travaux ethnomusicologiques en Transylvanie, profitant de son bilinguisme. Il écrit de nombreuses œuvres, certaines inspirées par le folklore, d’autres plus personnelles qu’il gardera par-devers lui. Si la période qui suit immédiatement la fin de la guerre est encore relativement libérale, à partir de 1948, le stalinisme s’abat brutalement sur la Hongrie : les œuvres les plus audacieuses de Bartók sont interdites, comme toute la musique moderne, les radios occidentales sont brouillées, les échanges avec l’Ouest quasiment impossibles. Après la révolution de 1956, réprimée par les troupes soviétiques, Ligeti s’enfuit clandestinement avec sa femme et se réfugie en Autriche. Il ira aussitôt à Cologne pour travailler avec Stockhausen et Eimert.
Il est important de mentionner cette biographie tourmentée car elle fonde, bien qu’en partie secrètement, les choix esthétiques du compositeur. La dimension tragique, dans sa musique, sera en effet travestie sous des traits ironiques et humoristiques, et l’expressivité toujours médiatisée par un travail de construction poussé à l’extrême. Echappant au pathos immédiat comme aux systèmes fermés sur eux-mêmes, sa musique se veut iconoclaste, jouant sur la contradiction. Cet esprit critique, volontiers provocateur, Ligeti se l’est appliqué à lui-même : chaque œuvre remet en question la précédente et explore des possibilités et catégories nouvelles. Sa défiance vis-à-vis d’une mise en scène pathétique du sujet, que l’on pourrait qualifier d’anti-romantique, est adossée au vécu. Comme chez Paul Celan, l’expression subjective meurtrie par l’histoire est recomposée dans la langue musicale, une langue qui n’est jamais une « forme de représentation », mais dans laquelle, suivant d’ailleurs l’exemple du poète Sándor Weöres, qui fut aussi son ami, le contenu est absorbé et produit par la forme. L’exemple le plus explicite de cette démarche est une « œuvre » qui fut perçue comme une véritable provocation au moment de sa création à l’occasion de la remise d’un prix officiel à Hilversum : le Poème symphonique pour cent métronomes (1962). Le titre est en soi déjà porteur de multiples significations teintées d’ironie ; le processus qui conduit inexorablement à l’extinction du mouvement des métronomes, après un début chaotique puis des superpositions de structures rythmiques différentes, en grande partie aléatoires, est celui d’une individualisation progressive des objets, laquelle inverse le processus par lequel les individus furent transformés en objets ; il possède une réelle force expressive, on peut même dire tragique, comme un souffle de mort qui atteint de façon implacable chacun des cent métronomes jusqu’au dernier râle du dernier d’entre eux. Ligeti n’a toutefois rien dit des significations cachées d’un tel processus d’anéantissement, pourtant plus éloquent que n’importe quelle musique pathétique.
Dans la production de Ligeti, la division en trois périodes s’impose d’elle-même : période hongroise jusqu’en 1956, période des expérimentations et de la micropolyphonie jusqu’aux années 1970, enfin syncrétisme stylistique de la période de maturité.
D’est en ouest
La période hongroise pourrait elle-même se subdiviser en trois moments : les pièces composées entre 1938 et 1945 (trop mal connues dans leur ensemble pour permettre de porter un jugement) ; les pièces composées jusqu’en 1950, marquées par l’atmosphère de l’après-guerre où, après la victoire sur le nazisme, le compositeur pouvait croire en l’utopie socialiste ; enfin, les pièces composées après l’instauration du « socialisme surréaliste de Staline » jusqu’à l’exil en 1956. Si les œuvres vocales dominent cette production de jeunesse, suivant une tradition instaurée par Kodály, la musique instrumentale prend nettement le dessus après 1950. Le langage personnel et prospectif de pièces comme les Három Weöres-dal de 1946-1947 contrastent fortement avec les pièces plus directement inspirées du folklore telles que le Concert Românesc de 1951 ou les adaptations de chants folkloriques. L’ambivalence entre des œuvres destinées au public et capables de passer la censure et celles qui sont écrites en secret – « pour le tiroir », comme le disait le compositeur lui-même – traverse cette première période. Le titre du recueil pianistique composé entre 1951 et 1953, Musica Ricercata, est à cet égard significatif. L’œuvre, suite de courtes pièces mélangeant de façon typique le sérieux et la caricature, travaille sur un matériau réduit, qui s’élargit au fil des pièces pour aboutir à l’utilisation des douze sons dans la fugue de l’avant-dernier morceau. Le Premier Quatuor à cordes « Métamorphoses nocturnes » composé peu après, en 1953-1954, et dont le sous-titre n’est pas moins révélateur, est sans conteste le point d’aboutissement de cette première période : l’héritage bartokien y est poussé à son extrême, dans une forme d’un seul tenant qui contient déjà plusieurs traits prémonitoires du style futur.
La pièce qui devait suivre, Vísiók pour orchestre (1956), représentait un pas décisif que Ligeti ne pourra réaliser qu’après son exil, lorsqu’il aura pris connaissance des différentes œuvres de la modernité occidentale : celles historiques de l’École de Vienne, de Stravinsky, Varèse ou Ives, et celles contemporaines de Messiaen, Boulez, Stockhausen, etc. Comment saisir cette mutation ? Ligeti avait développé, dans sa première période, un type d’écriture fondé à la fois sur une « tonalité » chromatique, où les intervalles s’organisent autour d’un centre, assurant l’intégration de certaines structures modales ou de certains contours mélodiques liés au folklore, et sur un travail motivique-thématique permettant la construction de la forme. Or, dès le début des années cinquante, Ligeti cherche à se dégager de cette forme de pensée et de cette emprise du style bartókien. C’est ainsi qu’il imagine des structures mouvantes dans lesquelles les intervalles sont neutralisés et les éléments thématiques éliminés, le déroulement temporel n’apparaissant que sous une forme statique, comme déplacement dans l’espace. Le matériau n’est plus thématique et harmonique au sens traditionnel, il repose sur des clusters caractérisés par leurs structures internes (ambitus, tessiture, échelle de référence, dynamique, timbre), travaillés formellement selon le principe du montage : les liaisons entre les moments sont de caractère associatif plutôt que déductif, incluant des types d’expression très différents, voire contradictoires ; dans des œuvres comme Apparitions (1958-1959) ou Atmosphères (1961), elles sont aussi liées à des images visuelles, à des effets synesthésiques. Ces deux œuvres emblématiques du changement de style de son auteur sont, selon ses propres mots, des « musiques à programme sans programme ». Ces « conglomérats statiques, sans mélodie, sans rythme, construits d’après des proportions géométriques », s’inspirant de peintures comme celles de Klee ou de Miró, proviennent pour partie de l’expérience électro-acoustique menée en 1957-1958 à Cologne (notamment Artikulationen) où Ligeti s’est installé, et pour partie de sa réception critique de la musique récente (Structures Ia de Boulez, Gruppen de Stockhausen, mais aussi Webern).
Juste après ces premières œuvres qui établirent sa réputation internationale, Ligeti se tourne vers des formes plus ironiques, liées au happening, comme L’Avenir de la musique, les Trois bagatelles pour un pianiste (réponse humoristique au John Cage de 4’33), ou Fragment pour orchestre de chambre, qui raille ses propres Apparitions – trois expériences réalisées en 1961. L’œuvre marquante de cette tendance est une brève pièce de théâtre musical, Aventures pour trois chanteurs et sept instrumentistes, caractérisée par une discontinuité fondée sur des gestes variés et souvent abrupts, et sur toute une série d’archétypes expressifs. Il s’agit pour lui de « traduire directement des émotions et des comportements humains » sans passer par la médiation du texte, mais à partir d’éléments purement phonétiques. Des catégories expressives comme « ironie », « tristesse », « humour », « érotisme » et « peur » structurent la forme, divisée en neuf parties. La dérision d’Aventures et le dramatisme du Requiem (composé entre 1963 et 1965 pour un très grand effectif) sont ainsi liés en profondeur, comme c’est le cas au même moment chez Bernd Alois Zimmermann avec le Requiem pour un jeune poète et la Musique pour les soupers du roi Ubu.
Les conglomérats sonores apparemment informes des œuvres orchestrales précédentes laissent place, dès le Requiem, à des entrelacs de lignes contrôlés par des procédés contrapuntiques et utilisant des principes polymétriques élémentaires, ce que lui-même a baptisé « micro-polyphonie », avant de préférer à ce terme celui de « polyphonie sursaturée ». Si l’on y regarde de près, on décèle des formes mélodiques en degrés conjoints, enfouies dans la texture. Elles vont remonter à la surface dans les œuvres ultérieures. On remarque aussi le développement du principe chromatique autour d’un axe. Ligeti suit la leçon de Bartók : il ne part pas du chromatisme généralisé dont seraient déductibles les formes singulières, mais conçoit le chromatisme comme un moment où l’espace harmonique est rempli par des procédés additifs (ce qui l’amènera bientôt vers les micro-intervalles, avec Ramifications pour deux groupes d’instruments à cordes accordés à distance d’un quart de ton, puis avec différentes œuvres de la décennie suivante). Il est significatif que dans les deux cas – l’écriture mélodique-thématique et la pensée harmonique – Ligeti refuse toute absolutisation dans le sens du sérialisme de Darmstadt : les structures mélodiques sont cachées, non reconnaissables, mais présentes ; l’opposition entre diatonisme et chromatisme, entre intervalles ou accords et clusters est maintenue. Ligeti s’oppose à toute forme d’idéologie, y compris à l’intérieur du champ esthétique.
La complémentarité entre des formes vagues, statistiquement saisissables, et des formes nettes, exactement déterminées, prend de l’importance avec le Kammerkonzert pour treize instruments de 1969-1970 ou Melodien (1971). Elle se retrouve dans une pièce au titre évocateur, Clocks and Clouds, pour douze voix de femmes et petit orchestre (1972-1973), inspirée par une étude scientifique de Karl Popper, où Ligeti tente de saisir les états intermédiaires dans lesquels des « complexes périodiques et polyrythmiques deviennent, en fondant, diffus et fluides, et vice versa ». Cette œuvre, avec San Francisco Polyphony pour orchestre (1973-1974), constitue le point d’aboutissement de la deuxième période créatrice chez Ligeti. Dans toutes ces œuvres, Ligeti privilégie des formes musicales se transformant et se déployant par elles-mêmes, selon leurs processus internes. La logique déterministe est remplacée par des formes d’illuminations, des ruptures et des visions imprévisibles. C’est ce qui rapproche Ligeti des mouvements surréalistes et dadaïstes, ou encore de Fluxus. C’est aussi ce qui confère à sa musique une aura particulière : le développement presque systématique de certaines idées simples, sous la forme de processus, se brise sous l’effet de sa propre logique et d’interventions d’ordre poétique. Dans ses œuvres hautement sophistiquées, il y a toujours un élément brut, élémentaire, qui intervient par contraste, refusant ostensiblement d’entrer dans le « système » apparent de l’œuvre.
Le folklore réinventé
La troisième période de Ligeti s’annonce dans l’opéra Le Grand Macabre composé entre 1974 et 1977 à partir d’un texte de Michel de Ghelderode. Le monde de Breughel et de Bosch, si marquant dans l’enfance du compositeur, revient en force (l’action se situe à Breugheland). C’est aussi celui du carnaval, de la farce, ou d’un théâtre populaire irrévérencieux. L’œuvre consiste en un immense collage, truffé de citations plus ou moins déformées, plus ou moins reconnaissables, à commencer par les klaxons de l’ouverture qui évoquent les trompettes du début de l’Orfeo de Monteverdi, et en finissant avec une longue élaboration sur le thème des variations de l’Héroïque de Beethoven. Ligeti dira qu’il a « intégré dans l’opéra tout ce qui était saillant dans l’histoire de la musique ». Les éléments du passé apparaissent comme des matériaux usagés, déchus, des objets trouvés à partir desquels se construit une langue éclectique et impure. Ligeti a parlé d’une « pièce noire, démoniaque, d’une grande bizarrerie, sauvage, atroce ». L’opéra ne se veut pas seulement anti-psychologique et anti-narratif, substituant aux situations idéalisées des situations grotesques, des propos crus, scatologiques, vulgaires et absurdes (où l’on retrouve les éléments phonétiques d’Aventureset Nouvelles aventures, auxquelles le Le Grand Macabre doit beaucoup), mais il est aussi anti-sentimental, anti-pathétique, nous privant de l’un des principaux ressorts du genre. En ce sens, cet opéra provient directement de Stravinsky, en passant par la déconstruction kagélienne et l’humour d’un Maderna (Satyricon). Si le pouvoir a les traits du grotesque, jusque dans la caractérisation vocale du Prince Go-Go, un contre-ténor, aucun personnage n’offre la moindre évolution, et la fin du monde n’est évitée que par hasard. Le multi-perspectivisme de la musique, qui accumule des couches de références déformées, comme si le compositeur se laissait composer par l’histoire plutôt que de composer de façon authentiquement personnelle, renvoie à une absence totale de perspectives. On trouve là un trait essentiel de toute la musique de Ligeti, que l’on peut interpréter de façon contradictoire, comme le refus de donner à la musique une forme homogène et unitaire, ou comme un sentiment de l’infini par-delà toute dimension religieuse (ce que Stanley Kubrick a bien perçu en utilisant la musique de Ligeti dans son film 2001, l’Odyssée de l’espace).
La critique n’a pas bien vu, à l’époque, à quel point le Trio avec cor (1982) prolongeait un tel programme, déjà inscrit dans des œuvres comme Monument, Selbstportrait, Bewegung pour deux pianos (1976) ou encore Hungarian Rock et Passacaglia ungherese pour clavecin (1978). Ligeti y affrontait l’esthétique postmoderne au travers de Brahms et Beethoven dans une pièce de musique de chambre en quatre mouvements reposant sur des structures thématiques facilement identifiables et sur une disposition de l’écriture apparemment redevenue conventionnelle. Cette série d’œuvres constitue le passage à un style nouveau dans lequel Ligeti renoue avec certains éléments de sa première période à un niveau totalement différent, en faisant resurgir le visage de Bartók. Ce n’est pas le moindre mérite de Ligeti que d’avoir ainsi échappé à l’académisme de son propre style, y compris celui de la dérision propre à son opéra, et d’avoir réinterprété l’esthétique composite de ce dernier d’une manière nouvelle.
Si les œuvres de la seconde période avaient caché leurs processus dans des intrications mélodico-rythmiques, celles de la troisième période exhibent leur structure profonde en pleine lumière. On y retrouve des entités motiviques ou thématiques, traitées dans une polymétrie généralisée, selon le principe d’une écriture faite de plusieurs couches superposées. Le Concerto pour piano (1984-1988) est un exemple significatif de cette écriture. Dès le début du premier mouvement, le piano présente deux couches métriques indépendantes, auxquelles vont s’ajouter celles de l’orchestre. Ces décalages, qui créent une tension interne, aboutissent à des moments d’exacerbation où l’on passe d’une disposition à une autre par rupture. La forme, chez le dernier Ligeti, est souvent conçue comme une suite de processus menant à un point de rupture, après quoi un nouveau processus se développe dans une disposition timbrique différente. Dans le quatrième mouvement du Concerto, Ligeti a développé une forme s’appliquant aux structures locales et à la structure globale, s’inspirant des fractales révélées par le mathématicien Benoît Mandelbrot. On peut ainsi relever une certaine continuité chez lui dans l’application de structures géométriques ou mathématiques à la forme musicale, depuis son engouement pour la section d’or à ses débuts, liée aux analyses de la musique de Bartók par Ernö Lendvai, jusqu’aux formes fractales, en passant par les structures illusionnistes de Maurits Escher, dont il a tenté certaines transpositions. Mais Ligeti développe en même temps une veine profondément mélodique, notamment dans le Concerto pour violon (1990-1992) et dans la Sonate pour alto solo (1991-1994), deux œuvres chargées d’une émotion particulière, où les phrases ont une ampleur lyrique inhabituelle. Faut-il penser que le violon, et par dérivation l’alto, ont ranimé les souvenirs de l’enfance, et notamment celui du jeune frère disparu dans les camps ? La Sonate pour alto solo s’ouvre sur une évocation mélancolique de la musique populaire de Transylvanie.
Dans la synthèse ligetienne des années 1980 et 1990, on retrouve donc le lien au folklore, mais élargi aux musiques de l’Afrique et des Caraïbes, la volonté de développer une écriture mélodico-harmonique diatonique, aussi éloignée des restaurations tonales que du chromatisme généralisé, et incluant les intervalles naturels (qu’il a particulièrement développés dans l’écriture de cor ou par différentes scordaturas aux cordes), la généralisation du contrepoint, aussi bien mélodique que rythmique, comme forme d’organisation du discours musical et dans la composition des textures, et l’idée d’une musique essentiellement pulsée, ou plus exactement fondée sur différents courants de pulsations, partiellement abandonnée durant sa seconde période. La virtuosité, à la fois forme d’expression et façon de pousser le matériau à ses limites, est au centre des dernières œuvres, et en particulier des trois livres d’Études pour piano (1985-2001) et des concertos pour piano et pour violon. Dans toutes ces œuvres, l’énergie expressive, un impetus souvent irrésistible, s’accompagne de formes de lamentations qui laissent transparaître un ton plus subjectif, du moins en apparence. L’ironie mordante de la seconde période, qui avait culminé dans les pièces théâtrales, devient plus rare, resurgissant tout de même dans l’une des toutes dernières œuvres, Síppal, dobbal, nádihegedüvel (2000) pour voix et quatre percussions, dans laquelle Ligeti retrouve Weöres.
Les Études pour piano constituent le fil rouge qui traverse toute cette dernière période du compositeur : elles offrent une ample image de l’imaginaire ligetien, de ses préoccupations techniques, esthétiques et expressives ; elles sont un véritable laboratoire de sa pensée musicale. Le compositeur a lui-même relevé la dimension tactile de son invention, inscrite dans la riche généalogie des compositeurs-pianistes (Scarlatti, Chopin, Schumann et Debussy) à laquelle il aurait aimé appartenir. Elle s’enrichit de l’influence de différentes musiques africaines, mais aussi des Studies for player piano de Nancarrow, voire même du piano de Thelonious Monk, ce qui a conduit Ligeti à des structures en mouvement échappant aux barres de mesures, et à créer des phénomènes résultants à partir de combinatoires sophistiquées, de patterns dont il a trouvé la source dans certaines musiques africaines. Désordre, pièce inaugurale d’une série qui en comporte quinze, est représentative d’une idée inlassablement poursuivie par Ligeti : créer une impression de chaos à partir d’un ordre strict, et mener l’auditeur d’une idée simple à une configuration complexe par le franchissement de différents seuils. La dernière étude du deuxième livre, Coloana infinitä, inspirée de la sculpture du même nom de Brancusi, est aussi révélatrice d’une progression inexorable et illusoire dans laquelle le temps est perçu comme espace ; elle s’arrête brutalement, à l’extrême-aigu du clavier, dans la nuance la plus forte possible, comme aspirée par le vide. Si les œuvres de Ligeti créent un monde imaginaire riche en illusions acoustiques et spatio-temporelles, elles ouvrent aussi à un espace imaginaire qui excède les instruments et les possibilités combinatoires de l’écriture. C’est là une forme de transcendance laïque. Il faut, pour contempler l’infinité des mondes possibles, atteindre une position limite. Mais la même étude, perçue de façon plus anthropomorphique, s’apparente à un geste de révolte, à un cri poussé jusqu’à l’extrême des forces, à un puissant désir de transgression des limites existantes.
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La musique de Ligeti explore le rapport entre une surface musicale que l’on peut saisir spontanément – elle contient des événements, des points de repères, des formes élémentaires – et des constructions complexes, souvent fondées sur des procédés canoniques qui échappent à une saisie immédiate. La couche profonde provient elle-même de calculs préalables et de combinatoires serrées, de lois que le compositeur s’est imposées, mais la plupart du temps détournées, déviées au moment de la composition, afin d’obtenir le résultat désiré. Aussi faudrait-il toujours percevoir derrière la continuité apparemment lisse de certaines textures les micro-articulations qui vont finir par provoquer une mutation formelle, ou derrière un style hâché, une continuité sous-jacente qui unifie des moments contradictoires. Cet illusionisme vise une forme d’épiphanie, celle de chaque moment en tant que tel, l’« ici et maintenant » de la fin du Grand Macabre, mais aussi celle de l’œuvre comme un tout. De même, le rapport entre construction et subjectivité, qui comprend les moments dramatiques et leur propre dérision, conduit à exprimer la vérité dans sa forme contradictoire, au-delà des dichotomies traditionnelles : elle existe dans son mouvement même, mais un mouvement qui semble figé et se présente sous la forme de strates non réductibles à l’unité. On pourrait parler de paradoxe si la quête ligetienne n’était pas d’aller aux limites de ce que la pensée, sous la forme sensible de la musique, permet d’atteindre, au-delà de toute conceptualisation verbale. La capacité du compositeur à réaliser un tel programme au niveau technique le plus élevé fait de son œuvre dans son ensemble l’une des plus remarquables de son siècle, une référence essentielle pour la culture de son époque.
- Les citations de György Ligeti sont tirées de ses entretiens avec Pierre Michel dans le livre que ce musicologue lui a consacré sous le titre György Ligeti, compositeur d’aujourd’hui (Paris, Minerve, 1985) ainsi que des notices rédigées par Ligeti pour accompagnent l’édition discographique complète de ses œuvres (Teldec Classics).
- La citation sur le Grand Macabre provient d’un entretien avec Edna Politi paru dans la revue Contrechamps n° 4, Genève/Lausanne, 1985.
- On peut aussi consulter les Neuf Essais sur la musique de Ligeti, choisis par lui (Contrechamps, Genève, 2001), ainsi que le double numéro de la revue Contrechamps consacré à Ligeti et Kurtág, n° 12-13, Genève/Lausanne, 1990.
- Sur la période hongroise du compositeur, on lira Simon Gallot, György Ligeti et la musique populaire, Lyon, Symétrie, 2010.