Samuel Conlon Nancarrow est nĂ© le 27 octobre 1912 Ă Texarkana, dans lâArkansas, ville oĂč son pĂšre, prĂ©nommĂ© Samuel Ă©galement, avait Ă©tĂ© mutĂ© par son employeur, la Standard Oil. Samuel Nancarrow en deviendra le maire entre 1925 et 1930. On peut encore voir son nom, sans doute dâorigine galloise, sur plusieurs plaques et monuments de la ville. Indocile dĂšs son plus jeune Ăąge, Conlon est expĂ©diĂ© dans une Ă©cole militaire pour y apprendre la discipline. Au lieu de cela, il se retrouve « contaminĂ© par le virus de la musique » et commence Ă jouer du jazz Ă la trompette. Nancarrow pĂšre expĂ©die alors Conlon Ă Vanderbilt University pour quâil y poursuive des Ă©tudes dâingĂ©nieur. Mais Conlon nâassiste quâĂ quelques rares cours et, de sa propre initiative, part sâinscrire au Cincinatti College Conservatory pour y Ă©tudier la musique. Câest lĂ quâil entendra le Cincinatti Symphony dans lâune des toutes premiĂšres interprĂ©tations du Sacre du Printemps aux Ătats-Unis, un Ă©vĂ©nement qui suscitera en lui cette fascination pour Stravinsky et pour le rythme qui ne devait plus le quitter.
Il dĂ©mĂ©nage ensuite Ă Boston, oĂč il suit, en privĂ©, lâenseignement de Roger Sessions, Walter Piston et Nicolas Slonimsky. Il y a peut-ĂȘtre croisĂ© la route dâArnold Schoenberg qui venait de sâexpatrier (Nancarrow a toujours dit nâavoir pas souvenir dâune telle rencontre mais sa premiĂšre femme a affirmĂ© quâelle et lui sâĂ©taient rendus Ă une soirĂ©e dans lâappartement de Schoenberg, Ă Brookline). Ă lâĂ©poque, comme beaucoup dâartistes amĂ©ricains des annĂ©es trente, Nancarrow adhĂ©re au Parti communiste, ce qui lâamĂšne Ă participer Ă la Guerre civile dâEspagne en 1937-1938 avec la Brigade Abraham Lincoln. Il reçoit un Ă©clat dâobus dans la nuque, rĂ©ussit de justesse Ă prendre la fuite Ă bord dâun avion-cargo qui transportait de lâhuile dâolive, et sera acclamĂ© en hĂ©ros Ă son retour dans lâArkansas, par des gens persuadĂ©s quâil Ă©tait parti pourfendre le catholicisme. Reparti pour New York, Nancarrow y fait la connaissance dâElliott Carter, Aaron Copland, John Cage et Wallingford Riegger. Mais, apprenant que ses camarades Ă©taient inquiĂ©tĂ©s par le gouvernement amĂ©ricain Ă cause de leurs accointances communistes, il sâexpatrie Ă Mexico City en 1940.
Toutefois, il ne manque pas dâemporter le livre dâHenry Cowell, New Musical Resources, quâil avait achetĂ© Ă New York City. Une vĂ©ritable rĂ©volution. Ce livre Ă©laborait en dĂ©tail une nouvelle approche de la complexitĂ© rythmique et suggĂ©rait dâutiliser le piano mĂ©canique pour automatiser lâexĂ©cution. En 1947, Nancarrow reçoit une somme dâargent provenant dâun fonds en fideicommis laissĂ© par son pĂšre. Il lâutilisera pour retourner Ă New York City et acheter un piano mĂ©canique. Il visite Ă©galement la maison QRS, une sociĂ©tĂ© du Bronx qui fabriquait des rouleaux pour piano mĂ©canique. Câest lĂ quâil dĂ©couvre une machine permettant de perforer des rouleaux Ă la main et trouve un ouvrier qui accepte de lui en rĂ©aliser une copie. Ă ce stade, entre 1930 et 1945, Nancarrow avait composĂ© un peu moins dâune douzaine dâĆuvres brĂšves pour des instruments traditionnels : quelques piĂšces pour piano, un septuor, un quatuor Ă cordes, une toccata pour violon et piano, une piĂšce Ă plusieurs mouvements pour orchestre de chambre. La plupart abordait lâĂ©criture Ă plusieurs tempi ou comportait, au moins, des idĂ©es rythmiques complexes. Les rares fois oĂč il avait essayĂ© de les faire interprĂ©ter, Nancarrow avait Ă©tĂ© refroidi par la piĂštre qualitĂ© technique du rĂ©sultat. Par la suite, de retour Ă Mexico City, dans un studio construit avec lâargent de sa seconde femme â qui Ă©tait peintre et travaillait comme modĂšle pour Diego Riveraâ, il sâattelle pour de bon Ă lâĂ©criture dâune sĂ©rie dâĂ©tudes pour piano mĂ©canique qui lui permettront, espĂšre-t-il, de laisser libre cours Ă sa crĂ©ativitĂ© rythmique.
Nancarrow envoie une partition de son Ătude rythmique n° 1 Ă Elliott Carter, qui en citera un extrait Ă titre dâexemple, dans un article quâil intitulera âThe Rythmic Basis of American Musicâ. Cet article sera publiĂ© dans le magazine The Score, en juin 1955. Vers 1960, un enregistrement sur bande des premiĂšres Ă©tudes de Nancarrow tombe entre les mains de John Cage. Cet enregistrement sera utilisĂ© par son compagnon, Merce Cunningham, comme support Ă un spectacle chorĂ©graphique. Les piĂšces qui avaient servi Ă ce spectacle seront ensuite gravĂ©es (1969) sur un disque Columbia qui ne connut quâune existence Ă©phĂ©mĂšre.
Ă part ces deux Ă©pisodes et un commentaire dâAaron Copland sur ses premiĂšres piĂšces, Nancarrow ne connaĂźtra pas dâautre manifestation dâune quelconque reconnaissance avant lâĂąge de 63 ans. LâannĂ©e suivante, en 1976, Charles Amirkhanian commence Ă mettre sur le marchĂ© les enregistrements du compositeur sous son label, 1750 Arch. En 1981, Nancarrow obtient un visa et se rend aux Etats-Unis pour la premiĂšre fois depuis les annĂ©es quarante. Au cours des annĂ©es qui suivent, il sera mis Ă lâhonneur au Cabrillo Festival, au festival ISCM de Graz et lors dâautres manifestations, Ă Innsbruck, Ă Cologne et Ă lâIrcam. Il sây rendra parfois en compagnie du compositeur György Ligeti qui qualifiait ainsi sa musique : « la plus grande dĂ©couverte depuis Webern et Ives⊠tellement originale, agrĂ©able, parfaitement construite mais Ă©galement Ă©mouvante⊠Pour moi, cette musique surpasse celle de nâimporte quel compositeur vivant aujourdâhui. » (Lettre Ă Charles Amirkhanian, 4 janvier 1981, Vienne).
Ă mesure que sâĂ©tend cette popularitĂ© nouvelle, les commandes dâinterprĂštes reprennent. Ainsi, Nancarrow se remet Ă Ă©crire pour de vrais instrumentistes, pour la premiĂšre fois depuis 1945. Il Ă©crit deux piĂšces pour piano, Tango? et Three Canons for Ursula, une PiĂšce n° 2 pour petit orchestre, un deuxiĂšme trio et, pour le Quatuor Arditti, un Quatuor Ă cordes n° 3, dâune prodigieuse difficultĂ©.
Dans les derniĂšres annĂ©es de sa vie, Nancarrow a souffert dâemphysĂšme, maladie que la pollution de Mexico City nâa fait quâaggraver. Il a envisagĂ© de revenir aux Ătats-Unis, mais on lui a dit quâil devrait signer un document stipulant quâil renonçait Ă son attachement « juvĂ©nile et dĂ©raisonnable » au communisme, exigence Ă laquelle il opposera un refus hautain. Il meurt le 10 aoĂ»t 1997.