La carrière de Conlon Nancarrow est l’une des plus singulières de l’histoire de la composition. Jusqu’à l’âge de soixante-cinq ans, il est resté quasiment inconnu du public. Quelques années plus tard, l’Europe le saluait comme l’un des plus grands compositeurs du vingtième siècle. S’il a réussi, pendant trois décennies, à poursuivre une carrière musicale active dans un anonymat presque complet, c’est pour des raisons essentiellement technologiques. Les trois quarts des quelque soixante-cinq pièces qu’il a composées sont écrites pour un instrument solo, sans exécutant : le piano mécanique. S’il a choisi de se procurer cet instrument et d’y consacrer son travail, ce n’est pas par misanthropie mais pour des raisons exclusivement musicales : il s’agissait pour lui d’expérimenter des complexités rythmiques jamais entendues auparavant. Ainsi, dans le secret de son studio de Mexico City, Nancarrow fut le premier à entendre des combinaisons du type « deux pour racine carrée de deux », « e pour pi », « 60 pour 61 » ou « 17 pour 18, 19 et 20 ». Mais, loin de s’en tenir à la simple performance technique, il a introduit dans sa cinquantaine d’études pour piano mécanique une richesse inouïe, sur le plan de l’imagination rythmique et surtout structurelle. Seul, et ignoré de presque tous, il a redéfini le champ des possibles dans le domaine de la structure rythmique.
D’autres compositeurs – Stravinsky, Hindemith, Toch, Malipiero, Casella – avaient déjà écrit pour le piano mécanique. Pourtant, même s’il leur arrivait de flirter avec le surhumain, en termes de vélocité, d’épaisseur polyphonique et d’endurance, les pièces en question n’étaient pas complexes au point d’exiger le recours à cet instrument. Les premières pièces de chambre de Nancarrow révèlent un intérêt certain pour la polyrythmie. Le problème, c’est qu’il y avait des limites techniques à ce qu’un jeune compositeur pouvait espérer faire jouer à cette époque.
Mais voilà qu’en 1939, à son retour de la Guerre civile d’Espagne, Nancarrow découvre le livre d’Henry Cowell, New Musical Resources, qui énonçait une nouvelle théorie du rythme, sur le modèle de la série harmonique. Une ronde, selon Cowell, pouvait être divisée en cinq, sept ou treize parties égales, engendrant ainsi plusieurs tempi simultanés. On pouvait monter et descendre une gamme de tempi, ou produire des accélérations et des décélérations simultanées. Éveillant la curiosité de son lecteur, Cowell ajoutait :
« Parmi les rythmes élaborés dans la présente recherche acoustique, il en est certains qui ne sauraient être exécutés par un interprète humain. Mais ces complexes rythmiques, particulièrement intéressants, pourraient fort bien être perforés sur le rouleau d’un piano mécanique. La composition de pièces spécifiques pour le piano mécanique s’en trouverait ainsi justifiée, ce qui ne semble pas être le cas pour celles qu’on lui consacre aujourd’hui 1. »
Si, de son côté, Cowell n’a pas mené l’idée à son terme, Nancarrow – qui avait grandi à côté du piano mécanique de ses parents – a fondé sa vocation sur ces quelques lignes consacrées au rythme. Jusqu’à la mort de Nancarrow, des diagrammes tirés du livre de Cowell ont orné les murs de son studio.
Malgré des études classiques au Cincinnati College Conservatory et, plus tard, à Boston, où il reçut l’enseignement de Roger Sessions, Nicolas Slonimsky et Walter Piston, les débuts de Nancarrow, en tant qu’interprète, furent consacrées au jazz, tout comme ses premières études pour piano mécanique. Les quelques études initiales, qui seront regroupées sous l’intitulé Étude n° 3, étaient basées sur des ostinati de blues, parfois à des tempi échevelés. Au-dessus, des accords se répétaient, formant une série de couches polyphoniques avec des isorythmies indépendantes. Dans l’Étude n° 3 a, par exemple, le climax présente des périodicités simultanées de 23, 29, 39, 43 ou 47 doubles croches, selon la voix concernée. Grand admirateur des pianistes Art Tatum et Earl “Fatha” Hobbs, Nancarrow a déployé une inventivité considérable pour reproduire, à l’intérieur d’un système rythmique donné, le type de liberté, jusque-là réputée intranscriptible, propre aux pianistes de jazz. Par exemple, estimant que le swing des croches ne correspondait ni à un véritable triolet, ni à une croche pointée-double, il a divisé le temps de façon à obtenir des rapports du type 3 + 2 ou 5 + 3.
Hormis le jazz, les intérêts musicaux de Nancarrow le portaient vers Stravinsky, Bartók (dont il a hérité un attrait pour certaines tournures mélodiques) et aussi vers la musique classique indienne. Il se met à collectionner des enregistrements réalisés par le ballet Ude Shankar. Il découvre, avec beaucoup d’intérêt, que le cycle de base de l’improvisation rythmique indienne, le tala, est défini par une série de nombres : le tala de Dhamar, par exemple, est un cycle de 14 temps, divisés selon la séquence 5+2+3+4. C’est ce type d’isorythmies, numériquement définies, qui devait constituer la base de la plupart des vingt premières études pour piano mécanique. Dans les Études n° 7 et 11, ces isorythmies parviennent à produire l’effet d’un rythme de jazz subtilement syncopé, au dessus d’une pulsation extrêmement rapide.
[Malheureusement, il est impossible de dénombrer précisément des études de Nancarrow pour piano mécanique. Elles sont numérotées jusqu’à 50, mais les études n° 38 et 39 n’existent pas : elles ont été renommées 43 et 48 dans le but de satisfaire des commandes. Les numéros 13 et 30 – cette dernière destinée au piano mécanique préparé, à la manière de Cage – sont des pièces qu’il a parfois introduites dans son répertoire, parfois désavouées, les estimant de médiocre qualité. Des deux dernières études, l’une fut plaisamment intitulée N° 3750 et l’autre, plus affectueusement, « Para Yoko », en dédicace à sa troisième épouse. Une étude plus tardive (en fait, une transcription d’une œuvre instrumentale) fut intégrée à la série sous le titre N° 2 a. Et ainsi de suite. De même, à la fin de sa vie, quand on a entrepris de faire le ménage dans le studio, on y a retrouvé soixante-huit rouleaux sans étiquette, parmi lesquelles figuraient des études qui semblaient complètes à l’oreille. Nous ne bornerons à dire qu’il y a, officiellement, cinquante études environ – entre quarante-huit et cinquante-trois – selon le critère choisi pour les compter. Quelques autres viendront peut-être s’ajouter au répertoire, au gré des recherches à venir.]
L’étude qui porte aujourd’hui le n° 1 tourne autour d’une progression d’accords majeurs, sur deux tempi simultanés formant un sept pour quatre. Au-dessus, défilent des motifs mélodiques issus d’une série de trente hauteurs. (Nancarrow n’a utilisé la série de douze sons que dans une seule œuvre, l’Étude n° 25. Mais il organisait fréquemment son travail autour de séries plus longues. L’Étude n° 21 se base sur une série de 54 hauteurs tandis que la 47 adopte une série rythmique qui ne comporte pas moins de 99 notes). Nancarrow enverra la partition de l’étude n° 1 à Elliott Carter. Ce dernier l’utilisera à titre d’exemple dans son article intitulé « The Rhythmic Basis of American Music » [Les bases rythmiques de la musique américaine] et publié dans le magazine The Score en juin 1955. Cette occasion unique pour le public d’entendre parler des Études pour piano mécanique ne se renouvellera pas avant 1960. L’Étude n° 5 utilise l’addition de couches de manière systématique ; elle est basée sur deux ostinati superposés, organisés rythmiquement selon un rapport de sept pour cinq. Au dessus, différents accords se répètent sur des cycles de 11, 13, 17 et 19 doubles croches.
Parmi les premières œuvres de Nancarrow, l’Étude n° 7 est la plus ambitieuse. Elle s’appuie sur une rhétorique qui rappelle la forme sonate. Six thèmes différents s’y combinent selon trois isorythmies de 18, 24 et 30 croches, respectivement. Par endroits, une hauteur ou une « série » harmonique entre en décalage avec l’une des isorythmies, exactement comme dans la technique isorythmique des motets du 14e siècle. Les connaissances sur la musique médiévale n’étaient guère accessibles à l’époque et on ne sait pas très bien si Nancarrow avait entendu parler de ses prédécesseurs français. Cependant, il est intéressant de noter que le compositeur Olivier Messiaen venait de redonner vie à une pratique semblable dans son Quatuor pour la fin du temps (1941). Ici, tout comme dans l’Étude n° 12 et quelques autres, se dégage comme un parfum d’Espagne, à travers l’utilisation du mode phrygien.
Dans les Seven Canonic Studies [Sept études en canon], n° 13 à 19 (parfois ramenées à six études, car le compositeur a toujours eu des doutes sur la qualité de la treizième), Nancarrow entreprend d’explorer un procédé qui restera étroitement associé à son nom : le canon de tempo. Se limitant à des contrastes de tempo relativement simples, 3:4 et 4:5 essentiellement (qu’il étend jusqu’à 12:15:20, dans les passages à trois voix), Nancarrow superpose plusieurs transpositions de la même mélodie, à des tempi différents.
Nancarrow, par plaisanterie, prétendait volontiers qu’il n’avait guère d’imagination mélodique et que le canon lui permettait de tirer un profit maximal d’une mélodie unique. En réalité, les principes sous-jacents du canon de tempo lui fournissent les procédés qui lui permettront de mûrir son langage musical. Parmi eux, le point de convergence – le moment où deux voix, conduites à des tempi différents, convergent sur le même point de leur matériel mélodique – et le changement de tempo – le moment où deux voix permutent leurs tempi. En contrôlant ces moments, on contrôle également la distance d’écho – le décalage temporel qui sépare chaque voix de son écho et qui ne cesse de croître ou de décroître. Ainsi, Nancarrow apprend à créer des effets de texture et de structure jusque-là inconnus.
Par exemple, l’Étude n° 24, l’une des plus abouties sur le plan de la complexité, se divise en douze sections qui s’opposent à la fois par leur vitesse et leurs dynamiques (les sections paires étant, d’une manière générale, plus sonores et plus rapides). Les troix voix ont des rapports de tempo de 14:15:16. Au milieu de chaque section intervient un changement de tempo qui fait passer la voix du « tempo 14 » au « tempo 16 » et vice-versa. L’accélération de la voix « lente » et le ralentissement de la voix « rapide » conduisent inévitablement vers un nouveau point de convergence, sur lequel les voix se retrouvent au même point de leur matériel mélodique. La manière dont Nancarrow gère ces points de convergence est particulièrement inventive dans sa diversité. Souvent, un point de convergence coïncide avec un climax tumultueux ; parfois un point de convergence tombe sur un silence, ouvrant la voie à un autre climax, plus intense, un peu plus tard. Dans l’Étude n° 31, le point de convergence n’intervient que quelques secondes après la fin de la pièce… dans l’imagination de l’auditeur.
À mesure que l’on s’approche d’un point de convergence, la distance d’écho entre les différentes voix tend rapidement vers zéro, engendrant de stupéfiants effets de texture, que l’on n’entend nulle part ailleurs dans le répertoire. Le point de convergence de l’Étude n° 36 est particulièrement spectaculaire. Il intervient au moment où la musique vient d’atteindre un climax. Son arrivée marque le début d’une série d’arpèges chromatiques extrêmement rapides, dans les quatre voix (à des tempi de rapport 17:18:19:20). Puis les glissandi et la distance qui les sépare s’allongent rapidement à mesure que l’on s’éloigne de ce point.
Nancarrow lui-même a déclaré avoir reçu un « choc » quand il a entendu le résultat. Avec le temps, la discipline du canon de tempo commence à s’imposer à chacune des œuvres du compositeur, déterminant bien de ses aspects structurels. Par exemple, dans un canon de tempo à plusieurs voix, Nancarrow va placer un évènement sonore dans la voix qui devance toutes les autres. L’écho de cet évènement apparaîtra ensuite dans la suivante, associé à un évènement semblable dans la première. Puis, il fera à nouveau entendre un évènement similaire en même temps que son écho dans la troisième voix. Et ainsi de suite. Dans un canon de tempo de Nancarrow, la répartition dans le temps des répétitions tend à être déterminée par le rythme des échos qui, de son côté, est fonction des rapports de tempo.
Dans les Études n° 21 et 27 ; Nancarrow joue avec l’idée, inspirée de Cowell, du canon d’accélération. L’Étude n° 21, sous-titrée Canon X est l’une de ses pièces les plus fameuses. Une voix démarre très vite puis ralentit, tandis que l’autre commence très lentement puis accélère. Ainsi, on entend clairement leurs vitesses coïncider vers le milieu. Dans l’Étude n° 27, les voix se distinguent par la valeur en pourcentage de leurs accélérations. Ainsi, dans une décélération à 11%, chaque note (ou temps) de la mélodie est plus longue que celle qui la précède selon un facteur 1,11. L’un des monuments de la production de Nancarrow est l’Étude n° 37. Elle utilise douze voix (aucune de ses autres œuvres n’a plus de quatre voix). Les douze tempi différents forment une « gamme de tempo » qui s’apparente à la division de l’octave en douze hauteurs dans un système tempéré. Cette idée était déjà présente dans le livre de Cowell.
En cours de route, Nancarrow s’aperçoit que le piano mécanique offre des possibilités de timbre et de texture singulières, totalement différentes de celles d’un piano classique, joué par un être vivant. À cet égard, l’Étude n° 25 marque un véritable tournant. Elle présente d’immenses glissandi et arpèges, parfois en directions opposées, à des vitesses de 175 notes par seconde et se terminant par une mêlée générale, pédale enfoncée, dans laquelle 1028 notes sont mitraillées en l’espace de douze secondes. À partir de là, la vitesse va devenir un élément essentiel dans la musique de Nancarrow. Il faut ajouter que, dans ses œuvres les plus tardives, un peu à l’image du Beethoven des dernières sonates pour piano, Nancarrow se met à fusionner les différentes composantes de sa technique en un langage multidimensionnel. Puisque la notion de canon de tempo implique, d’une part, l’accélération par la contraction des distances d’écho et, d’autre part, l’isorythmie ou l’ostinato par la répétition des cellules rythmiques ou mélodiques d’une voix à l’autre, tous ces éléments rassemblés – canon de tempo, isorythmies, ostinati et accélérations/décélérations – commencent à coexister pour former un véritable langage, complexe et syncrétique.
Les chefs d’œuvres qui marquent les dernières productions de Nancarrow sont, sans nul doute, les Études n° 40, 41 et 48. La 40 s’appuie sur une opposition de tempo e/π, ce qui correspond à peu près à 13:15. Le premier mouvement est écrit pour un seul piano mécanique, tandis que le second utilise le même rouleau, joué à des vitesses différentes sur deux pianos mécaniques. L’imposant canon de l’Étude n° 41présente un ensemble beaucoup plus complexe de rapports de tempo, faisant intervenir les racines cubiques deπ et de 13/16. Parmi les quelques œuvres titanesques de Nancarrow, celle-ci représente sans doute le summum de l’élégance et de la maîtrise. À l’avant-plan, comme en pointillé, les bribes d’une mélodie de jazz polymétrique et, à l’arrière-plan, un système de bourdons.
Si l’on s’en tient aux dimensions, l’Étude n° 48, un canon avec un rapport de tempo de 60:61, constitue l’œuvre majeure du compositeur. Jusque-là, Nancarrow n’avait jamais utilisé des tempi aussi proches, et chacun des trois mouvements fait entendre une accélération délicieusement progressive. Cette pièce présente des caractéristiques singulières : une suite de pulsations régulières, comme le mouvement d’une horloge, forme une toile de fond contre laquelle apparaissent des motifs plus saillants. Une fois de plus, les deux premiers mouvements sont joués simultanément pour former le troisième. Dans le premier comme dans le deuxième, la progression vers le point de convergence final est marquée par une alternance de pianissimos et fortissimos qui doivent être synchrones entre les deux pianos, à condition que le tempo ait été calculé avec exactitude. Mais même si ce n’est pas le cas, les dynamiques combinées des deux instruments produiront des effets de phase intéressants. À la différence du troisième mouvement de l’Étude n° 41, dans lequel la synchronisation entre les deux pianos n’est pas cruciale, ici, les deux instruments sont censés finir en même temps, aux points de convergence du canon, produisant un effet dramatique. Nancarrow n’a pas hésité à s’imposer cette difficulté. Il le savait, il était désormais possible de re-synchroniser les pianos après coup, au studio d’enregistrement. L’effet aurait été pratiquement impossible à obtenir en live avec deux pianos mécaniques ordinaires.
D’ailleurs, d’une manière générale, les études pour piano mécanique posent un réel problème quant à leur exécution « en direct ». Nancarrow recouvrait les marteaux de l’un de ses pianos de morceaux d’acier, dans le but d’obtenir un timbre un peu strident, qui évoque des images de verre brisé. Les marteaux de l’autre sont recouverts de cuir et coiffés d’un clou en métal. Avec les années, son travail est devenu tributaire du timbre métallique de ses pianos, car lui seul était capable de rendre valablement ses multiples couches polyphoniques. Les premières études peuvent être jouées sur un piano mécanique traditionnel, sans modification particulière. Mais, pour les dernières, le résultat est confus et les détails restent dans l’ombre. Du coup, une exécution réellement fidèle n’est pensable que sur les pianos d’origine, qui dorment dans les profondeurs de la fondation Sacher à Bâle, ou sur d’autres pianos, modifiés sur le modèle des précédents. Quelques unes des études initiales – celles qui utilisent des rapports de tempo relativement simples – ont été arrangées pour ensembles de chambre, et interprétées par des groupes comme le Modern Ensemble, Alarm Will Sound, et le Bang on a Can All-Stars. Néanmoins, Nancarrow joue un rôle plutôt marginal dans la vie musicale du vingtième siècle. Trop marginal, si on considère la place qu’il occupe dans l’histoire des techniques compositionnelles et, en particulier, dans le développement des structures rythmiques.
[Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Michel Magniez.]
- Henry Cowell, New Musical Resources (New York: Alfred A. Knopf, 1930), p. 64-65.