Compositeur français d'origine espagnole né le 12 juin 1913 à Casablanca, Maroc, mort le 13 novembre 1992 à Paris.
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Figure musicale marquante de la seconde moitiĂ© du XXe siĂšcle, Maurice Ohana, comme Henri Dutilleux dans sa gĂ©nĂ©ration, sâest tenu Ă lâĂ©cart des courants dominants pour tracer sa propre voie. Ă travers les multiples genres musicaux quâil a abordĂ©s, Ohana a sans cesse tentĂ© de libĂ©rer le son, de le mettre en scĂšne afin de bĂątir un folklore imaginaire oĂč se croisent cultures savantes et populaires. « Les sons, par leur essence, sont incapables dâexprimer quelque chose, explique-t-il. Mais ils peuvent diriger la conscience de lâauditeur vers un certain aspect des choses, en formant en lui une espĂšce de thĂ©Ăątre imaginaire, simplement avec le titre ou avec un texte fragmentaire qui se trouve dans la musique. » NĂ©es de lâintuition, concrĂ©tisĂ©es au piano, les Ćuvres dâOhana sont imprĂ©gnĂ©es des pays, civilisations et rencontres qui ont jalonnĂ© sa vie.
NĂ© Ă Casablanca dâun pĂšre britannique et dâune mĂšre espagnole, Ohana passe lâessentiel de son enfance au Maroc mais sĂ©journe aussi temporairement au pays basque français, entre 1927 et 1929, oĂč il donne ses premiers rĂ©citals de piano. En 1932, il sâinstalle Ă Paris pour suivre des Ă©tudes dâarchitecture, Ă©tudes quâil abandonnera rapidement pour se consacrer pleinement au piano. MalgrĂ© son talent, il dĂ©cide aprĂšs la guerre de mettre de cĂŽtĂ© sa carriĂšre pianistique pour se consacrer pleinement Ă la composition. Avec les compositeurs Alain Bermat et Pierre de la Forest-Divonne, il fonde en 1947 le groupe Zodiaque que rejoindront, l'annĂ©e suivante, Stanislas Skrovatcheski et Sergio de Castro. Ce groupe promeut la libertĂ© dâexpression face aux idĂ©ologies et systĂšmes, ligne de conduite quâil poursuivra tout au long de sa vie en puisant son inspiration dans ses racines multiples et mĂ©tissĂ©es. Dâabord circonscrite Ă lâEspagne, cette inspiration fait progressivement son miel des cultures musicales du pourtour mĂ©diterranĂ©en, de lâAfrique sub-saharienne puis dâautres continents.
Ses premiĂšres Ćuvres rĂ©vĂšlent clairement son profond attachement Ă la culture ibĂ©rique. DĂšs le milieu des annĂ©es 1940, il sâinspire de la poĂ©sie de Federico Garcia Lorca (Deux MĂ©lodies sur des poĂšmes de Federico Garcia Lorca) et harmonise des chansons populaires espagnoles (Alborada), exercice auquel il sâadonnera durant toute sa vie pour constituer « une sorte de journal intime ». Ohana rendra hommage Ă Lorca dans plusieurs de ses Ćuvres, notamment dans Le Guignol au gourdin, lâAnneau du Tamarit â dont le titre fait rĂ©fĂ©rence au dernier recueil achevĂ© du poĂšte, Le divan du Tamarit â, ou encore Tiento â qui fait Ă©cho au poĂšme Cante jondo. La culture populaire espagnole ne cessera de nourrir sa musique, qui se rĂ©fĂšrera aux cante jondo â chants andalous dont les racines se situent dans les systĂšmes musicaux primitifs notamment venus de lâInde â, au flamenco â en particulier les tientos â ou aux saetas â chants andalous, « synthĂšse de tous les courants spirituels du monde mĂ©diterranĂ©en », qui Ă©taient improvisĂ©s depuis les fenĂȘtres lors des processions de la semaine sainte. Ohana sâimprĂšgne de leurs structures rythmiques (Trois Graphiques) ou de leurs phrasĂ©s mĂ©lodiques (troisiĂšme des Trois Caprices pour piano, mouvement central du Concerto pour piano et orchestre, deuxiĂšme desQuatre Etudes chorĂ©graphiques) sans jamais les pasticher. Il se rĂ©fĂšre aussi Ă des techniques ou Ă©lĂ©ments de langage spĂ©cifiques comme le rasgueado de guitare â raclements des doigts qui donnent une densitĂ© sonore Ăąpre et riche en attaques et en harmoniques â quâon retrouve dans ses Ćuvres pour guitare mais pas uniquement puisquâil lui arrive dâindiquer « fouettĂ©, comme un rasgueado », notamment dans le quinziĂšme des Vingt-quatre PrĂ©ludes pour piano.
Llanto por Ignacio SĂĄnchez MejĂas, Cantigas, La CĂ©lestine⊠tendent Ă magnifier les richesses de la culture espagnole. La plainte Ă©crite en hommage au toreador Ignacio SĂĄnchez MejĂas (1891-1934) est une immense fresque sonore pour chĆur, orchestre et rĂ©citant bĂątie sur le poĂšme Ă©ponyme de Lorca et dans laquelle Ohana donne Ă entendre le drame profond dâun pays en proie Ă la dictature franquiste. Les Cantigas sont un cycle de six piĂšces basĂ©es sur des textes anciens et puisant leur inspiration dans le trĂ©sor musical que constituent les 423 cantigas transcrits en notation neumatique par Alphonse X le Sage, un vĂ©ritable trĂ©sor musical contenant « lâessence de toute la musique apportĂ©e par les migrations successives qui ont traversĂ© lâEspagne primitive ». Pour son opĂ©ra La CĂ©lestine, dont la composition sâĂ©tala sur plus de cinq annĂ©es, Ohana adapte, avec le concours de la philosophe Odile Marcel, le texte Ă©ponyme de Fernando de Rojas en lui donnant une vocation sonore, le livret devant sâadapter Ă la musique et non lâinverse. Le compositeur privilĂ©gie ainsi le phonĂšme au dĂ©triment du mot et adopte une Ă©criture et un dĂ©coupage relevant davantage du cinĂ©ma que de lâopĂ©ra. Parmi ses autres sources dâinspiration espagnole, citons Don Quichote de Cervantes quâil met en musique dans un de ses premiers opus intitulĂ© LâAuberge enchantĂ©e (La Venta encantada, retirĂ© du catalogue) et plus tard dans Images de Don Quichotte ; citons aussi Goya dont il cherche Ă reproduire dans le domaine du sonore, les contrastes saisissants portĂ©es par les jeux dâombre et de lumiĂšre (Trois Caprices, Si le jour paraĂźt..., Cinq SĂ©quences).
Durant les cinq ans et demi oĂč il a servi lâarmĂ©e anglaise, Ohana explique ne sâĂȘtre jamais sĂ©parĂ© des partitions suivantes : PrĂ©lude Ă lâaprĂšs-midi dâun faune et Trois Nocturnes de Claude Debussy, Les TrĂ©teaux de maĂźtre Pierre de Manuel de Falla et le Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel. Ces trois compositeurs forment le socle Ă partir duquel Ohana a dĂ©veloppĂ© son langage. Il nâest donc pas Ă©tonnant quâil leur rende hommage sous diverses formes. La quatriĂšme des Douze Etudes d'interprĂ©tation pour piano est Ă©crite pour la main gauche seule « in memoriam Maurice Ravel » alors que Swan Song sâappuie sur le poĂšme Ă©ponyme de Ronsard, poĂšme repris par Ravel dans une de ses mĂ©lodies. Lâinstrumentation dans Le Guignol au gourdinetSacral d'Ilx se rĂ©fĂšre respectivement aux TrĂ©teaux de maĂźtre Pierre et Ă la quatriĂšme sonate inachevĂ©e de Debussy pour hautbois, cor et clavecin. Tombeau de Claude Debussy, vibrant hommage composĂ© Ă lâoccasion du centenaire de la naissance du compositeur, est une Ćuvre charniĂšre qui rĂ©vĂšle certaines caractĂ©ristiques essentielles du langage dâOhana : importance des percussions, disposition instrumentale visant Ă transcender lâalliage des timbres, exploration de lâunivers microtonal, des clusters et des rĂ©sonances, jeux de contrastes produits par lâalternance des motifs mĂ©lodiques et des blocs harmoniques homophoniques, dĂ©sagrĂ©gation du texte au profit des syllabes⊠« Câest Ă partir de cette Ćuvre, prĂ©cise-t-il, que jâai dĂ©couvert une nouvelle ouverture de la musique, que jâai largement exploitĂ©e par la suite, qui est trĂšs loin de toutes ces Ćuvres premiĂšres que jâavais faites, et oĂč, Ă©videmment, on ne peut pas nier que la prĂ©sence du spectre de Debussy soit assez Ă©vident. »
Par leurs titres, la plupart des partitions dâOhana nous plongent dâemblĂ©e dans des Ă©poques ancestrales, le compositeur pouvant puiser son inspiration aussi bien dans la mythologie (Sibylle, Kypris, le Livre des Prodiges) que dans la liturgie primitive du IIe siĂšcle (Synaxis). En rĂ©incarnant des mythes, en invoquant des civilisations sĂ©culaires et leurs rites oubliĂ©s par les sociĂ©tĂ©s modernes, Ohana fait lâĂ©loge dâune « mĂ©moire immĂ©moriale ». Sâil met en exergue la voix et les percussions dans sa musique, câest aussi bien pour leur capacitĂ© Ă sortir du systĂšme tempĂ©rĂ© que pour leur aspect primitif, celles-ci Ă©tant considĂ©rĂ©es comme les premiers moyens dâexpression musicale. Pour sâassurer de la parfaite intelligibilitĂ© dâun texte, le compositeur fait souvent appel Ă un rĂ©citant autour duquel il organise lâaction musicale mais lorsquâil veut rendre Ă la voix un peu « de son Ă©tat primitif, de sa sauvagerie, de la libĂ©rer de la prĂ©ciositĂ© du bel canto », il bannit le vibrato et privilĂ©gie les phonĂšmes aux mots, les murmures, cris et toutes sortes dâonomatopĂ©es au chant mĂ©lodique : dans Sibylle, par exemple, il recourt Ă huit mots pris dans diffĂ©rentes langues et sujets Ă une dĂ©sagrĂ©gation sĂ©mantique [Figure 1].
Les percussions renforcent gĂ©nĂ©ralement lâaspect tribal et cĂ©rĂ©monial recherchĂ© par le compositeur. Elles occupent une place essentielle dans son Ćuvre depuis les Quatre Etudes chorĂ©graphiques Ă©crites en 1954, initialement pour la danseuse Dore Hoyer et son mari percussionniste, puis adaptĂ©es pour 4 interprĂštes avant quâOhana en donne la version dĂ©finitive, en 1963, pour 6 percussionnistes, destinĂ©e aux Percussions de Strasbourg qui ont fait triompher lâĆuvre. Comme chez VarĂšse, les percussions ne sont pas envisagĂ©es uniquement sous lâangle rythmique mais servent principalement Ă construire de subtils blocs harmoniques et timbraux quâon peut pleinement apprĂ©cier, entre autres, dans Silenciaire pour 6 percussionnistes et 12 cordes. Si les percussions apparaissent dans presque toutes ses piĂšces pour ensemble, elles sont aussi employĂ©es dans un contexte de musique de chambre (Sibylle, Etudes dâinterprĂ©tation n°11 et n°12, Miroir de CĂ©lestine). La terminaison « ngĂŽ » â qui se retrouve dans un certain nombre de mots dĂ©signant des danses dâorigine africaine et aussi dans les noms dâinstruments accompagnant ces danses â est reprise par Ohana dans une dizaine dâĆuvres depuis SorĂŽn-NgĂŽ jusquâau TroisiĂšme Quatuor Ă cordes sous-titrĂ© Sorgin NgĂŽ. Dans FarĂąn-NgĂŽ (dernier mouvement du DeuxiĂšme quatuor Ă cordes) oĂč les rythmes ibĂ©riques et africains visent Ă recrĂ©er lâatmosphĂšre dâune fĂȘte nocturne, câest le cĂŽtĂ© percussif qui est soulignĂ©. Dans T'HĂąran-NgĂŽ, une des rares partitions symphoniques du compositeur, câest lâaspect chorĂ©graphique qui domine, Ohana cherchant Ă restituer lâatmosphĂšre particuliĂšre dĂ©gagĂ©e par les danses incantatoires lors des cĂ©rĂ©monies tribales. Cette fascination pour les rites extra-europĂ©ens, composante fondamentale de sa musique, est nĂ©e de ses sĂ©jours au Madagascar, au Kenya, en Ouganda⊠alors quâil servait lâarmĂ©e anglaise durant la guerre.
LâAfrique, ses paysages, ses civilisations et rites ancestraux, ont en effet fortement fertilisĂ© lâimaginaire musical du compositeur. Son sĂ©jour au Kenya sâavĂšre dâailleurs dĂ©terminant au regard de ses orientations stylistiques. Il y rencontre tout dâabord le poĂšte sud africain Roy Campbell, traducteur de Lorca, qui attire son attention sur Llanto por Ignacio SĂĄnchez MejĂas. Câest au Kenya aussi quâil assiste Ă des cĂ©rĂ©monies villageoises oĂč sont glorifiĂ©s la nature et les esprits divins : il cherchera plus tard, Ă travers sa musique, Ă restituer la force incantatoire et la dimension magique de ces cĂ©rĂ©monies, cultivant ainsi une esthĂ©tique du rituel. En exergue de T'HĂąran-NgĂŽ, on peut lire : « Conjuration, contemplation, glorification des forces premiĂšres de la Nature. Astres, lumiĂšre et nuit. Le feu, la terre. Les moissons et les arbres. Lâair et lâeau, le silence et lâabsence ». Ce genre de rĂ©fĂ©rences, omniprĂ©sent dans son Ćuvre, rĂ©vĂšle lâinclination mĂ©taphysique et naturaliste du compositeur qui accordait par ailleurs une signification mystĂ©rieuse aux chiffres, lettres et symboles. Dans lâOffice des Oracles et Lys de Madrigaux, le chiffre 3 occupe une place centrale dans lâorganisation des sĂ©quences et des groupes vocaux. Nombre de ses Ćuvres portent un titre commençant par la lettre S, que lâon pourrait interprĂ©ter comme la reprĂ©sentation verticale du signe de lâinfini. Certaines partitions, comme Signes, sont agrĂ©mentĂ©es de symboles reprĂ©sentant les diffĂ©rents Ă©tats de lâarbre au grĂ© des saisons, Ă©voquant ainsi lâĂ©coulement du temps. Dâautres se rĂ©fĂšrent explicitement au soleil, par le biais dâune signature avec les lettres OANA placĂ©es aux points cardinaux ou Ă travers le choix des titres de sections (Soleil renversĂ© dans leLivre des Prodiges, Lâaube dans Si le jour paraĂźt...). La part de mystĂšre et dâenvoĂ»tement que suscite la musique dâOhana repose en partie sur cette maniĂšre si particuliĂšre dâinvoquer des forces primitives et dâordonner le son suivant des rituels ancestraux appartenant Ă des civilisations extra-europĂ©ennes : africaine dans T'HĂąran-NgĂŽ, maya dans Synaxis, afro-cubaine dans Avoaha⊠Ohana Ă©tait lui-mĂȘme trĂšs superstitieux et ne souhaitait pas dĂ©voiler la conception de ses Ćuvres afin de conjurer les sorts, expression quâon retrouve dâailleurs dans une des sections du Livre des Prodiges et de La CĂ©lestine.
La musique dâOhana est une invitation au voyage â un voyage Ă travers les continents et les Ă©poques. La diversitĂ© apparente de ses sources dâinspiration lui a Ă©tĂ© reprochĂ©e mais câest grĂące Ă cette diversitĂ© quâil a su Ă©laborer un style si singulier, rĂ©solument tournĂ© vers lâĂ©motion et reconnaissable entre tous. Ce mĂ©tissage, dĂ©jĂ latent dans le Concertino pour trompette et orchestre en 1950, deviendra une constante de son Ćuvre. Si les musiques du pourtour mĂ©diterranĂ©en et de lâAfrique ont contribuĂ© Ă lâĂ©laboration de son style, Ohana a ensuite su le faire Ă©voluer en brassant dâautres musiques provenant notamment de Cuba, des CaraĂŻbes, du BrĂ©sil, des Etats-Unis. Les rĂ©fĂ©rences au jazz, au blues, au negro spiritual sont dĂ©celables dans plusieurs de ses partitions : « in Memory of Fats Waller and Count Basie » (Ătude dâinterprĂ©tation n°9 pour piano) ; « chanter dans le style des Negro Spiritual, sans vibrer et avec un peu de libertĂ© » (Swan Song) ; « penser Ă Thelonious Monk » (TroisiĂšme Quatuor Ă cordes) ; « Hereâs to you Satchmo » (Concerto pour violoncelle « In dark and blue »). LâExtrĂȘme-Orient est aussi une source dâinfluence pour le compositeur qui, dans Sibylleet Syllabaire pour PhĂšdre, se rĂ©fĂšre au NĂŽ japonais. LesTrois Contes de l'Honorable Fleur dĂ©coulent Ă la fois de ses affinitĂ©s avec le Kabuki mais aussi avec le thĂ©Ăątre chinois et ses jeux de marionnettes et dâombres, quâil dĂ©couvre en 1954 Ă Paris.
Concevoir une musique thĂ©Ăątrale plutĂŽt quâun nouveau genre de thĂ©Ăątre musical est une idĂ©e qui hante le compositeur depuis Stream, « suggestion scĂ©nique capable dâinspirer, Ă la maniĂšre de lâopĂ©ra chinois, le mimodrame, le thĂ©Ăątre dâombres ou les masques ». Musique, jeu dâacteur, lumiĂšres, dĂ©cors, accessoires, costumes⊠doivent alors servir Ă part Ă©gale le projet artistique. AprĂšs avoir lu des lĂ©gendes japonaises issues de la tradition orale, Ohana dĂ©cide dâĂ©crire ses propres contes oĂč se mĂȘlent une fois de plus ses principales obsession : le mystĂ©rieux, le malĂ©fique et la magie. Câest Ă partir de ces textes quâOdile Marcel conçoit le livret des Trois Contes de l'Honorable Fleur, opĂ©ra de chambre Ă©crit pour Michiko Hirayama (interprĂšte et inspiratrice privilĂ©giĂ©e de Giacinto Scelsi) dans lequel elle assure le rĂŽle de soprano soliste, mime et rĂ©citante. La partition mentionne la prĂ©sence dâ« aides de scĂšne », personnages muets qui interviennent dans lâaction et qui peuvent ĂȘtre au choix des marionnettes, des mimes masquĂ©s ou des ombres. Ainsi Ă la fin du premier conte « Ogre mangeant des jeunes femmes sous la lune », une ombre ou marionnette doit suivre avec prĂ©cision les indications donnĂ©es par Ohana en bas de la partition telles que : « La tĂȘte dâun passant qui Ă©coute, apparaĂźt. Il sâapproche de lâOgresse. Le passant se rapproche par saccades de lâOgresse qui le saisit et lâavale ».
Câest Ă travers ses musiques de scĂšne, opĂ©ras et illustrations musicales, quâOhana expĂ©rimente peut-ĂȘtre le plus, nâhĂ©sitant pas Ă puiser quelques trouvailles techniques hĂ©ritĂ©es des courants dominants. DĂšs les annĂ©es 1950, il sâintĂ©resse aux rĂ©cents dĂ©veloppements technologiques, sâinitiant auprĂšs de Pierre Schaeffer Ă la musique concrĂšte, et prend conscience « quâon pouvait repenser la musique comme partie dâune matiĂšre organique qui serait premiĂšre, (entraĂźnant par lĂ mĂȘme une rĂ©flexion sur la matiĂšre sonore) et les recherches scientifiques, notamment en ethnomusicologie ». Entre 1948 et 1966, il compose dix illustrations musicales, dont trois avec bande, dans lâidĂ©e dâun thĂ©Ăątre radiophonique oĂč le verbe, Ă travers des auteurs cĂ©lĂšbres, et la musique ne feraient plus quâun. Ce travail rĂ©alisĂ© en Ă©troite collaboration avec ingĂ©nieurs du son et producteurs dâĂ©missions littĂ©raires rĂ©vĂšle lâintĂ©rĂȘt du compositeur pour les tragĂ©dies grecques â il mettra en musique pas moins de quatre adaptations par Gabriel Audisio de piĂšces dâEuripide â et sa curiositĂ© pour les possibilitĂ©s techniques du studio.
Le cinĂ©ma â avec ses enchaĂźnements rapides de sĂ©quences brĂšves, les modifications de lâĂ©clairage, les oppositions de rythmes⊠â a profondĂ©ment marquĂ© le compositeur. Ainsi, dans des ouvrages lyriques comme AutodafĂ© et La CĂ©lestine, il construit et agence des sĂ©quences en sâinspirant de procĂ©dĂ©s dâarticulations cinĂ©matographiques. Il nâhĂ©site pas Ă utiliser aussi lâespace afin de renforcer les effets dramatiques comme dans AutodafĂ©, lâOffice des Oracles ou Lys de Madrigaux oĂč les interprĂštes sont amenĂ©s Ă se dĂ©placer. Sâil rĂ©fute le primat de la construction en musique, tant revendiquĂ© par les avant-gardes dont il se mĂ©fie, il ne dĂ©laisse pas pour autant lâexpĂ©rimentation et se montre particuliĂšrement inventif dans le domaine de la microtonalitĂ©. DĂ©jĂ prĂ©sents, mais de maniĂšre laconique, dans la partie de violon de Llanto por Ignacio SĂĄnchez MejĂas, les micro intervalles sont employĂ©s de maniĂšre rĂ©currente Ă partir des annĂ©es 1960 dans lâidĂ©e de renouer avec des « tempĂ©raments perdus ». Câest aprĂšs avoir dĂ©couvert Ă Paris en 1955 les instruments microtonaux de Julian Carrillo, que le compositeur recourt Ă lâĂ©chelle en tiers de ton, dâailleurs prĂ©sente dans les musiques arabes ou andalouses [Figure 2].
LâĂ©chelle des tiers de ton favorise la continuitĂ© mĂ©lodique tout en crĂ©ant un climat harmonique singulier. Ohana lâutilise souvent pour produire des oscillations microtonales [Figure 3] ou pour doubler les demi-tons, ce qui a pour effet de produire des battements complexes. Ces techniques dâĂ©criture, archĂ©types de son langage musical, concourent pleinement au modelage du « son Ohana ».
Ă partir des annĂ©es 1960, Ohana commence Ă introduire Ă©galement des Ă©lĂ©ments alĂ©atoires au sein de ses partitions. Dans Silenciaire ou lâOffice des Oracles par exemple, le chef dâorchestre doit Ă©tablir lui-mĂȘme lâordre des sections. Plus gĂ©nĂ©ralement, le compositeur agence souvent des cellules musicales â comprenant un rĂ©servoir de notes ou un motif rythmique â que les interprĂštes sont amenĂ©s Ă rĂ©pĂ©ter librement, suivant une durĂ©e approximative, ce qui permet de varier constamment le degrĂ© de coordination et de densitĂ© entre les voix. Dans SorĂŽn-NgĂŽ qui comporte deux fins possibles, les deux pianistes doivent Ă plusieurs reprises improviser sur des neumes, procĂ©dĂ© dâĂ©criture quâon retrouve dans la plupart de ses Ćuvres de musique de chambre comme par exemple Noctuaire [Figure 4]. Ă la fin de lâĂtude dâinterprĂ©tation n°12 qui comporte de nombreux Ă©lĂ©ments libres, le percussionniste peut, sâil le souhaite, rĂ©ellement improviser durant quatre mesures pour autant quâil utilise les instruments indiquĂ©s sur la partition. Lâajout de telles sections alĂ©atoires engendre une certaine souplesse rythmique qui renforce le caractĂšre improvisĂ© et libre de sa musique.
RĂ©ticent aux grandes formations orchestrales, Ohana privilĂ©gie les ensembles instrumentaux plutĂŽt restreints â mĂȘme sâils diposent dâun vaste Ă©ventail dâinstruments Ă percussion â auxquels il adjoint souvent des instruments solistes. Le clavecin, apprĂ©ciĂ© pour sa nettetĂ© percussive et lâĂąpretĂ© de son timbre, est dĂ©jĂ prĂ©sent dans Llanto por Ignacio SĂĄnchez MejĂas. Il reviendra ensuite de maniĂšre constante au sein de sa production en tant quâinstrument soliste. La rencontre du compositeur avec Elisabeth Chojnacka Ă la fin des annĂ©es 1960 est Ă lâorigine de plusieurs Ćuvres dont Chiffres de clavecin, Sacral d'Ilx et Miroir de CĂ©lestine â commentaire pour clavecin et percussion de son opĂ©ra La CĂ©lestine. Les recherches autour du clavecin vont de pair avec celles sur la guitare. Dans Solea, le clavecin est accompagnĂ© par deux guitares alors que Tiento peut ĂȘtre interprĂ©tĂ© au clavecin comme Ă la guitare. Trouvant le registre de la guitare Ă six cordes trop limitĂ©, Ohana incite le guitariste Narciso Yepes Ă jouer sur une guitare Ă 10 cordes, ce qui permettrait dâenrichir la palette des harmoniques et des rĂ©sonances tout en offrant la possibilitĂ© de produire des clusters. Mise au point en 1964, cette guitare suscita la transcription dâĆuvres anciennes (Tiento et lesTrois Graphiques) et lâĂ©criture de nouvelles comme Cadran lunaire ou Si le jour paraĂźt... Avec lâorganologue mĂ©diĂ©viste Monique Rollin, Ohana met aussi au point une cithare en tiers de tons quâil emploie pour la premiĂšre fois en 1956 dans lâillustration radiophonique Les Hommes et les autres et quâil utilisera presque systĂ©matiquement dans toutes ses partitions jusquâĂ Syllabaire pour PhĂšdre.
Le compositeur entretient un rapport particulier avec le piano, instrument quâil aimait Ă qualifier de minotaure Ă 83 dents. Câest par le piano quâil est entrĂ© dans le monde musical en tant que concertiste, puis, Ă partir de 1943, en tant que compositeur â Enterrar y callar, le premier des Trois Caprices est la premiĂšre Ćuvre officielle de son catalogue. « Je cherche au piano, jâimprovise, et pour moi ça a Ă©tĂ© le moyen dâaccĂ©der Ă la musique par le son, plus que par des spĂ©culations ou des travaux conceptuels » explique Ohana. Câest en effet au piano quâil construit ses Ćuvres et conçoit leur orchestration. AprĂšs la Sonatine monodique et les Trois Caprices, composĂ©s dans les annĂ©es 1940, il attendra plusieurs annĂ©es avant de mettre Ă nouveau cet instrument en valeur dans certaines piĂšces. Le Tombeau de Claude Debussy, avec sa longue cadence, signe cette rĂ©conciliation. Viendront ensuite Synaxis, concerto pour 2 pianos, 4 percussions et grand orchestre, SorĂŽn-NgĂŽ pour 2 pianos, puis les Vingt-quatre PrĂ©ludes et les Douze Etudes d'interprĂ©tation, pierres angulaires du rĂ©pertoire pour piano seul de la seconde moitiĂ© du XXe siĂšcle. LâĂ©criture pianistique chez Ohana se concentre sur lâarticulation des rĂ©sonances â avec lâutilisation constante de la troisiĂšme pĂ©dale qui permet dâĂ©chapper au tempĂ©rament en sculptant la rĂ©sonance et le timbre du piano par filtrage des harmoniques â, sur lâarchitecture des silences et des clusters â souvent obtenus par le biais de rĂšgles feutrĂ©es â, sur la prĂ©cision des dynamiques et des attaques, les contrastes entre les lignes mĂ©lodiques et blocs harmoniquesâŠ
« En musique lâintelligence et la spĂ©culation ne devraient jouer quâun rĂŽle mineur, derriĂšre lâintuition et la sensibilitĂ© », aimait Ă dire Ohana. Si on peut parfois reprocher Ă ses Ćuvres lâabsence de structure formelle, on peut en revanche souligner la sensibilitĂ© avec laquelle le compositeur agence les sections suivant leur degrĂ© de similitude ou de contraste.
Ohana, dans une synthĂšse toute personnelle et tel un alchimiste sonore, a su Ă©largir lâĂ©ventail de la crĂ©ation en offrant une musique Ă la fois sauvage et chatoyante mĂȘlant les ingrĂ©dients dâun folklore traditionnel et les techniques dâĂ©criture modernes. Riche en contraste, portĂ©e par un sens aigu de la dramaturgie et Ă©mancipant la palette des timbres par mĂ©tissage culturel, cette musique se prĂ©sente comme un rituel qui chante lâhistoire des civilisations et de la nature. Suivant son seul instinct, bannissant la hiĂ©rarchie entre les arts populaires et savants, Ohana a su dĂ©velopper son propre style : un style exaltĂ© par un son bien spĂ©cifique, empli de mystĂšre â un son noir, pour citer Lorca.
NdA : toutes les citations de Maurice Ohana sont issues de lâouvrage de François Porcile et Ădith Canat de Chizy, Maurice Ohana, Fayard, 2005.
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