Parcours de l'œuvre de Georg Friedrich Haas

par Robert Hasegawa

Si presque toute l’œuvre de Georg Friedrich Haas s’appuie sur des sons situés hors de la gamme chromatique de douze sons traditionnelle, le compositeur se défend de laisser son utilisation de la micro-tonalité définir son esthétique :

« Je ne suis pas très à l’aise lorsqu’on me catégorise comme ‘compositeur micro-tonal’. Je suis avant tout un compositeur, libre d’utiliser les moyens dont j’ai besoin pour ma musique. Je n’ai pas d’idéologie concernant l’intonation ‘pure’, vue soit comme une mystique pythagoricienne du nombre ou comme une ‘nature’ déterminée par des lois physiques communes. Je suis un compositeur et non pas un adepte de la micro-tonalité1. »

Pour Haas, la micro-tonalité est un moyen pour arriver à une fin et non une visée en soi. Il fait appel à une large variété d’approches théoriques de l’organisation des hauteurs, combinées et opposées librement pour produire un effet dramatique unique. Haas refuse notamment de formaliser les outils micro-tonaux en un seul système général. L’élaboration d’un tel système était la préoccupation principale des compositeurs micro-tonaux des premières décennies du vingtième siècle, donnant lieu à des textes comme la Neue Harmonielehre des diatonischen, chromatischen, Viertel-, Drittel-, Sechstel- und Zwölftel-Tonsystems d’Alois Hába (1927), le Manuel d’harmonie à quarts de ton d’Ivan Wyschnegradsky (1932), et Genesis of a Music d’Harry Partch (1947). Pour ces compositeurs, le développement d’une théorie logique et cohérente constituait l’une des conditions préalables de la composition micro-tonale qui leur permettrait d’étayer et de contraindre leur discours musical aussi sûrement qu’à l’aide de la tonalité classique.

Dans ce contexte, l’éclectisme théorique de Haas apparaît comme un changement d’orientation notable. Sa musique mêle des idées héritées de compositeurs micro-tonaux européens comme Wyschnegradsky aux influences de la Seconde École de Vienne (notamment d’Anton Webern), de l’école spectrale française (Gérard Grisey, Tristan Murail), et de compositeurs américains expérimentaux travaillant sur l’intonation pure (Harry Partch, La Monte Young et James Tenney). En outre, dans des œuvres comme Torso (1999-2000/2001), basée sur la Sonate pour piano inachevée en do majeur de Schubert, ou encore 7 Klangräume (2005),« accompagnant les fragments inachevés du Requiem de Mozart », sa musique établit un dialogue avec les compositeurs de la tradition autrichienne grâce à des principes de citation et de recomposition.

La musique de Haas révèle les contrastes dramatiques qui existent entre ces mondes sonores opposés, utilisant souvent des oppositions manichéennes entre lumière et obscurité, consonance et dissonance. Son intérêt pour d’intenses moments de transcendance et de suspension temporelle, son œuvre évoque la tradition mystique d’Alexandre Scriabine et d’Ivan Wyschnegradsky. L’utilisation d’intervalles micro-tonaux contribue grandement à la manipulation du flux temporel musical. Elle permet à des moments d’établir des passages de parfait immobilisme grâce à l’usage de tempéraments purs, et à d’autres moments d’explorer, à l’aide de juxtapositions micro-tonales et d’effets d’interférence, la turbulence interne d’un seul son tenu.

Le compositeur italien reclus Giacinto Scelsi (1905-1988) a exercé une influence profonde sur Haas et sur les compositeurs spectraux français Gérard Grisey et Tristan Murail. La musique de Scelsi naît d’une méthode unique de composition pour bandes improvisées transcrites en une partition grâce au travail de transcripteurs. Chacun de ses Quattro pezzi per orchestra (ciascuno su una nota) (1959) se concentre sur une seule hauteur (avec des doublures occasionnelles à l’octave) et sur des sons immédiatement voisins en développant un effet de brouillage obtenu à l’aide de quart de tons adjacents (une technique que Haas nomme Klangspaltung ou « fracture du son ») :

« J’ai réalisé qu’il mettait en forme la sonorité « en tant que telle », simplement en tant que processus sonore en constante évolution. Dans ces espaces apparemment fluides, la différence de richesse des battements entre des sons plus ou moins voisins crée une profondeur et une intensité qui étaient pour moi jusqu’alors inouïe et qui m’a captivé – je sentais la nécessité dans mon travail de reprendre là où Scelsi s’était arrêté2. »

Alors que la syntaxe musicale traditionnelle vise à construire de vastes structures à partir d’éléments distincts plus petits, la musique de Scelsi propose un geste sonore global : les instruments individuels de l’ensemble se fondent en une seule sonorité complexe se transformant graduellement dans le temps. La musique de Haas partage les sonorités nébuleuses des compositions de Scelsi, leur lent développement dans le temps et leurs crescendos graduels vers d’intenses climax.

Sonorité et masse sonore

Cet intérêt pour la « sonorité en tant que telle » que Haas percevait dans la musique de Scelsi fait partie d’une tendance plus grande de la musique contemporaine du vingtième siècle, qui est à l’œuvre dans des compositions fondées sur la « masse sonore » comme Thrène pour les victimes d’Hiroshima (1959) de Krzysztof Penderecki, ou sur des textures, comme Atmosphères (1961) de György Ligeti où de complexes nuages sonores se construisent à partir de la superposition de douzaines de voix en imitation stricte (micro-polyphonie). La fascination de Haas pour les techniques d’écriture de Ligeti est apparente dans le premier de ses Trois Hommages (1984), dédié au compositeur hongrois. Cette pièce, qui est l’une des premières œuvres que le compositeur reconnaît encore en tant que telle, offre un aperçu des éléments musicaux en germe chez Haas et dans son langage compositionnel des années 1980.

Les Trois Hommages sont écrits pour un seul pianiste jouant sur deux pianos accordés avec un quart de ton de différence ; les notes de chaque piano remplissent les trous entre les touches de l’autre, permettant d’obtenir vingt-quatre notes également réparties sur une octave au lieu des douze habituelles. De nombreux compositeurs ont déjà écrit pour deux pianos disposés de manière similaire, notamment Charles Ives, Alois Hába et Ivan Wyschnegradsky (dont nous avons déjà mentionné l’influence sur la pensée de Haas).

La partition de l’Hommage à György Ligeti comporte 160 accords écrits en rondes ; il faut se référer aux notes d’exécution pour comprendre les actions que doit faire le pianiste. Les pédales forte de chaque piano sont appuyées pendant toute la pièce permettant à l’ensemble des cordes de résonner lorsque chaque accord est répété fortissimo dans une pulsation constante et palpitante. L’instrumentiste peut choisir le temps qu’il souhaite passer sur chaque accord. Les transitions entre les accords sont faites par crescendos et diminuendos. Les notes nouvelles apparaissant progressivement « aussi imperceptiblement que possible » et les notes abandonnées disparaissant tout aussi graduellement. La simplicité apparente de la partition illustrée par les rondes de l’exemple 1a (extrait du début de la page 3 de la pièce) produit un résultat sonore étonnamment riche. Dans sa préface à la partition, Haas présente un exemple de réalisation entièrement notée d’un passage, ménageant les transitions entre les accords tandis que les notes individuelles apparaissent ou disparaissent en fondu enchaîné (exemple 1b).


Exemple 1a : Extrait de Hommage à György Ligeti de Haas, début de la page 3. © Copyright 2009 by Universal Edition A.G., Wien/UE 34693.


Exemple 1b : Exemple de réalisation par Haas du passage de l’Exemple 1a. © Copyright 2009 by Universal Edition A.G., Wien/UE 34693.

Les harmoniques et les résonances tourbillonnantes occasionnées par le martèlement de ces accords dans le registre grave créent un environnement sonore beaucoup plus complexe et varié que ne le suggère la notation simple de la pièce. Tout comme dans la musique de Scelsi, l’intense concentration sur une sonorité tenue et répétée permet une sorte « d’écoute intérieure » du son – d’après la musicologue Lisa Farthofer, cette « écoute intérieure » (Hineinhören) « ouvre un monde regorgeant d’harmoniques, de battements, de micro-intervalles, un monde sonore situé hors des douze demi-tons tempérés, où un microcosme musical peut s’épanouir et devenir microcosme sonore3 ».

Au fur et à mesure que progresse la pièce, les accords de piano prennent lentement une trajectoire vers les registres les plus aigus des instruments, passant occasionnellement par des triades majeures ou mineures (légèrement décolorées par des quarts de ton voisins). L’utilisation de triades consonantes (longtemps proscrites chez les compositeurs modernistes) dans un contexte atonal renvoie à l’usage fait par Ligeti de matériaux harmoniques traditionnels dans des œuvres comme le finale du Grand Macabre (1974-77) ou le Trio pour violon, cor et piano (1982). Ligeti et Haas ont en commun non seulement une fascination pour la plasticité du son en tant que tel mais aussi une suspicion envers les systèmes théoriques stricts et une approche de la composition explicitement non dogmatique et pluraliste.

En plus de Scelsi et Ligeti, Hommage à György Ligeti donne à entendre des échos de la pièce gargantuesque de La Monte Young, The Well-Tuned Piano, avec ses denses climax qui évoluent lentement où des rafales de notes jouées sur un piano réaccordé projettent des effets de timbre uniques, en imitant le plus souvent des cloches ou des gongs. Cette fascination pour les changements graduels et la vie interne complexe des sons musicaux laisse entrevoir d’autres affinités, notamment avec l’école spectrale française et les compositions de Gérard Grisey et Tristan Murail que Haas a rencontré à Darmstadt en 1980.

Liberté et contrainte

Cette fascination pour la sonorité présente dans les œuvres de Haas des années 1980 et du début des années 1990 coexiste avec une prédilection pour des structures élaborées de manière stricte – en effet, l’Hommage à Ligeti est suivi de pièces dédiées respectivement à Steve Reich, compositeur minimaliste américain et pionnier des formes basées sur des processus, et à Joseph Matthias Hauer, compositeur autrichien ayant développé (indépendamment de Schoenberg) une méthode de composition pour les douze sons de la gamme chromatique. Par ailleurs, un examen détaillé de l’Hommage à Ligeti révèle une utilisation fréquente d’un canon strict sous-tendant les bouleversements de la surface sonore.

Haas parle d’un assouplissement significatif de ses méthodes de travail à partir du milieu des années 1990 avec « … Einklang freier Wesen… » et un autre groupe d’œuvres associées intitulé « … aus freier Lust … verbunden … » (1995/96). Ces titres sont des citations librement extraites d’un passage du roman de Friedrich Hölderlin Hyperion (1797-99), auteur auquel Haas fait souvent référence dans ses œuvres et qui est la source d’inspiration de son opéra de chambre Nacht (1995-96/1998) et de son « concerto pour lumière et orchestre », Hyperion (2006).

« Je crois que nous existons par nous-mêmes, et que seul notre libre désir (aus freier Lust) peut nous assurer des liens (verbunden) aussi étroits avec le Tout. […] Que serait ce monde, poursuivit-il, s’il n’était pas un concert d’êtres libres (Einklang**freier Wesen) ? Si les vivants, d’emblée, n’agissaient ensemble en lui, poussés par un élan joyeux, dans le sens d’une seule vie à plusieurs voix4 ? »

Chaque partie individuelle des dix musiciens de l’ensemble interprétant « … Einklang freier Wesen… »peut être jouée comme pièce soliste sous le titre « … aus freier Lust … verbunden … ». Haas autorise aussi les combinaisons de petits groupes d’instruments (par exemple, un trio pour alto, violoncelle et contrebasse ou un quatuor pour flûte basse, clarinette basse et deux percussionnistes). Le compositeur décrit cette œuvre comme une avancée compositionnelle, un départ par rapport aux approches sérielles au profit d’une méthode de composition beaucoup plus intuitive.

« J’avais toujours travaillé sur fond de processus mathématiques… Puis est arrivé « … Einklang freier Wesen… » où je me suis donné la tâche absurde d’écrire dix pièces solo pouvant ensemble former une œuvre pour ensemble. J’ai commencé à composer et j’ai réalisé que si je continuais de telles constructions, j’allais vite être exténué. J’ai ainsi travaillé en étant complètement libre et en ne définissant que les champs harmoniques. J’ai à chaque fois choisi librement leurs durées et leurs transformations – à ma surprise j’ai découvert que ça marchait plutôt bien5. »

En analysant son propre désir de justifier chaque aspect de sa musique à l’aide de processus et de proportions mathématiques strictes, Haas en est venu à réaliser que « c’était absurde et que la musique n’est pas définie par le nombre d’or ou par des équations exponentielles mais plutôt par l’imagination qui en dépit du nombre d’or et des équations reste ce qui produit la musique » (Farthofer, p.63-64). La forme modulaire de « … Einklang freier Wesen… » suggère une ouverture formelle qui n’est pas sans rappeler les œuvres des compositeurs de l’école new-yorkaise des années 1950 comme Earle Brown et Morton Feldman ou encore les œuvres ouvertes de compositeurs européens comme Karlheinz Stockhausen.

Explorations microtonales

La liberté ainsi trouvée dans « … Einklang freier Wesen… » marque pour Haas le début d’une explosion d’activité compositionnelle dans une grande variété de genres dont des concertos pour violon (1998), violoncelle (2004), piano (2007) et saxophone baryton (2008), des œuvres pour grand ensemble comme in vain (2000) et Hyperion (2006), des opéras comme Nacht (1998), Die schöne Wunde (2003) et Melancholia (2007), ainsi que de nombreuses œuvres de chambre dont sept quatuors à cordes.

Comme l’observe Farthofer, la musique de Haas des années 1990 rend manifeste un intérêt grandissant pour les ressources micro-tonales comme « les battements composés, les fractures du son et les son résultants ». Cette fascination pour les phénomènes acoustiques et psycho-acoustiques est en partie motivée par la rencontre du compositeur avec l’informatique musicale et par son séjour à l’Ircam en 1991. Face à l’utilisation relativement limitée de la micro-tonalité dans « … Einklang freier Wesen… », le Quatuor à cordes n° 1 (1997) marque un saut important vers une conception entièrement micro-tonale, basée sur des intervalles de la série des harmoniques en intonation juste. Un intervalle en intonation juste projette un ratio simple entre les fréquences de ses deux hauteurs : le ratio d’une quinte juste en intonation juste est par exemple 3/2 et celui d’une tierce majeure, 5/4. La pureté acoustique des hauteurs basées sur ces ratios simples a déjà été remarquée par les Grecs de l’Antiquité : un ratio simple entre les fréquences permet un alignement précis des harmoniques des deux hauteurs, minimisant ainsi la rugosité acoustique et les interférences. De nos jours, le tempérament égal, qui altère légèrement les intervalles justes pour permettre une plus grande flexibilité de modulation et de transposition, a largement remplacé l’intonation juste que l’on peut néanmoins entendre dans des exécutions de pièces vocales du Moyen Âge et de la Renaissance par des ensembles sur instruments anciens.

Le Quatuor à cordes n° 1nécessite d’accorder les cordes à vide des instruments à l’aide de quatre accords de septième de dominante en intonation juste, qui produisent les sons des huit premières harmoniques de la série des harmoniques. L’exemple 2 illustre comment les quatre hauteurs de chaque accord de septième sont distribuées entre les différents instruments du quatuor.


Exemple 2 : Accord des cordes à vide de chaque instrument du Quatuor à cordes n°1 de Haas afin de produire quatre accords de septième de dominante en intonation juste. Les chiffres encerclés représentent la position de chaque note dans la série harmonique, l’accord de chaque hauteur étant indiqué en demi-tons au-dessus de do.

L’accord minutieux de chaque corde à vide permet au quatuor de reproduire avec précision l’intonation de chaque accord à n’importe quel moment de la pièce. Les fondamentales des accords (voir ci-dessous) sont aussi reliées les unes aux autres par des ratios en intonation juste.

  • do ±0 cents
  • mi+35 cents, un rapport de fréquence de 9/7 (une grande tierce majeure) par rapport audo grave du violoncelle.
  • do#+33 cents, un rapport de fréquence de 54/25 (une grande neuvième mineure) par rapport audo.
  • do–36 cents, fondamentale de l’alto, un rapport de fréquence de 96/49 (une octave légèrement plus petite) par rapport audo.

La première section de la pièce est écrite en utilisant exclusivement les harmoniques des cordes à vide, à l’aide d’une technique instrumentale spécifique : plutôt que d’appuyer fortement sur la corde, les instrumentistes touchent la corde délicatement à des fractions simples de sa longueur (½, ⅓, ¼, etc.) la forçant ainsi à vibrer en tierces, quartes et quintes, etc., et à produire des sons plus aigus possédant des fréquences vibratoires qui sont des nombres multiples entiers de la fréquence de la corde à vide. Puisque que chacune des seize cordes à vide du quatuor est accordée différemment, et que l’on peut produire pour chaque corde des harmoniques allant jusqu’à la neuvième, on obtient un nombre énorme de possibilités de combinaisons micro-tonales qui donne lieu « à des gammes micro-tonales irrégulières et subtilement différenciées » pouvant aller parfois jusqu’à six subdivisions d’un seul demi-ton tempéré. Ces gammes forment le matériau de base du début de la pièce : nous entendons d’abord des combinaisons complexes d’harmoniques plutôt que les accords simples en intonation juste sur lesquels les cordes sont accordées.

Les accords de septième en intonation juste, tirés d’une seule série d’harmoniques, n’émergent que plus tard dans la pièce, constituant de brefs moments de pureté et d’immobilisme sonores au cœur d’un matériau micro-tonal instable. Ces sonorités pures viennent dominer la texture, apparaissant sous formes d’accords doux et éthérés dans le registre aigu. Ce calme n’est cependant que temporaire : peu après, des doubles notes agressivement attaquées saturent la texture en projetant d’âpres dissonances. Lorsque l’accord de septième en intonation juste revient, sa pureté est délibérément souillée par des brouillages micro-tonaux, soigneusement notés, autour de chaque note (un autre exemple de la technique de Klangspaltung chère à Haas). Cet accord de septième ainsi perverti donne lieu à un long et chaotique passage de glissandi en constante ascension sur deux cordes. Comme l’écrit Haas, « la transition entre des gammes aux échelles subtiles et des glissandi continus est l’un des matériaux essentiels de cette pièce. » Ces oppositions dualistes entre gammes et glissandi, consonances et dissonances, ou entre intonation pure et Klangspaltung constituent une partie essentielle du langage musical de Haas depuis les années 1990 jusqu’à nos jours.

La lumière comme instrument – de In vain (2000) à Hyperion (2006)

Dans la première décennie du XXIe siècle, Haas a écrit plusieurs textes théoriques dont « Fünf Thesen zur Mikrotonalität » (2001, « Cinq thèses sur la micro-tonalité »), « Mikrotonalitäten » (2003, « Microtonalités » - au pluriel), et « Mikrotonalität und spektrale Musik seit 1980 » (2007, « La micro-tonalité et la musique spectrale depuis 19806 »). L’article « Mikrotonalitäten » est particulièrement intéressant car il répartit les pratiques micro-tonales en quatre catégories :

  1. Les divisions tempérées de l’octave (ou d’autres intervalles) en parties égales.
  2. L’orientation vers les proportions de la série des harmoniques (l’intonation juste).
  3. Les Klangspaltungen (fracture du son, utilisation de quasi-unissons).
  4.  La micro-tonalité aléatoire : piano préparé, sons de percussions, cordes librement désaccordées, etc.

La musique de Haas regorge d’exemples de ces différentes approches de la micro-tonalité. Dans nombre de ses œuvres, la forme dramatique naît de l’opposition entre différents modes d’organisation des hauteurs, en particulier, du contraste entre les divisions tempérées de l’octave et les intervalles irréguliers (mais acoustiquement purs) de l’intonation juste et de la série des harmoniques. Les « accords de Wyschnegradsky », reposant sur le concept du compositeur russe d’« espace non-octaviants », constituent des exemples d’intervalles en tempérament égal : ces accords font alterner des tritons et des quartes (parfois remplacées par des quintes) pour créer des empilements de septièmes majeures ou de neuvièmes mineures. À cause des nombreuses quasi-octaves ainsi obtenues, ils projettent une sonorité dissonante et cassante qui offre un contraste marqué avec les accords « doux et fondants », construits à partir de la série des harmoniques et formant un monde sonore que Haas associe aux compositeurs américains Harry Partch, James Tenney et La Monte Young. Cette « tension entre fusion et friction » est essentielle dans les œuvres de Haas depuis le milieu des années 1990 : « Pendant presque deux décennies, j’ai en fait composé avec seulement deux accords et je n’ai toujours pas épuisé toutes les possibilités inhérentes aux relations qui existent entre eux7. »

In vain pour orchestre de chambre, sans doute l’œuvre la plus connue de Haas, figure parmi les œuvres basées sur le contraste entre ces deux types d’accords. In vain commence par une cascade de notes rapides constamment descendantes en tempérament égal, alternant les tritons et les quintes de l’accord de Wyschnegradsky. Les éléments en intonation juste émergent graduellement tout au long de la pièce pour constituer une opposition à la fois conceptuelle et viscérale aux éléments en tempérament égal du début.

La dramatisation des oppositions musicales est dans In vain accentuée par l’utilisation de la lumière de la salle. On pourrait ici mentionner le Prometheus op. 60 (1910) de Scriabine et son « clavier à lumières » censé contrôler la projection de lumières colorées spécifiques dans la salle de concert, pour mettre ainsi en évidence dans le domaine visuel certains aspects de la structure musicale. Dans In vain, la section centrale de la pièce se déroule dans l’obscurité totale, les instrumentistes jouent de manière faiblement synchronisée des accords tirés de la série des harmoniques en une séquence descendante qui s’accélère et qui est ponctuée de flash de lumière vive. Alors que la vitesse de la séquence s’accroît et que la lumière de la salle remonte, les sons descendants se retransforment graduellement en la cascade de sons tempérés du début, « ramenant à la fin de la pièce un contenu dont on était en apparence venu à bout ». Haas a conçu la pièce comme une réaction désespérée face au succès du parti d’extrême droite, le Parti de la Liberté d’Autriche (FPÖ), lors des élections législatives de 1999 : la douce intonation juste de la section centrale plongée dans l’obscurité fait place à un retour oppressant du matériau initial, démontrant que la promesse des accords de la série des harmoniques n’est qu’infructueuse et faite « en vain ».

Une interaction beaucoup plus complexe entre éclairage et orchestre se déploie dans Hyperion (2006), un « concerto pour lumière et orchestre » développé en collaboration avec l’artiste allemande Rosalie, à qui l’œuvre est dédiée. Ainsi que l’écrit Haas dans son introduction à la pièce : « La lumière est un instrument musical. Changer de couleur altère la perception des sons. La lumière organisée temporellement fonctionne comme une partie de percussions silencieuses. »

Sur scène, une grosse installation d’éclairages joue le rôle traditionnel du chef d’orchestre. L’orchestre est divisé en quatre groupes (cordes, vents, cuivres, claviers, chacun associé à un percussionniste) arrangés géométriquement autour du public qui est placé au centre. Chaque groupe est disposé de sorte à pouvoir observer les motifs changeants de la lumière sur le mur opposé de la salle ; ces motifs changeants gouvernent le déroulement temporel de l’œuvre grâce à des transformations abruptes, des assombrissements, des éclaircissements ou même grâce à une pulsation métronomique. Si l’élaboration des éclairages (et notamment le choix des couleurs) est laissée à la discrétion de l’éclairagiste, les durées de chaque changement sont soigneusement préprogrammées, telle « une machine qui – une fois mise en route – suit inexorablement son cours prédéterminé ».


Exemple 3 : Disposition orchestrale pour Hyperion,© Copyright 2006 by Universal Edition A.G., Wien/UE 33400.

À l’instar d’In vain, Hyperion est une musique faite d’oppositions : le langage harmonique s’appuie à nouveau sur une « tension entre fusion et friction », entre accords d’harmoniques et constructions en tempérament égal. Hyperion oppose également la prédétermination des durées des lumières à une écriture indéterminée pour les instrumentistes, qui possèdent une liberté de choix relative dans la synchronisation de leurs sons par rapport aux changements d’éclairages. Ainsi que l’écrit Haas, « la liberté d’un temps individuellement organisé se heurte au pouvoir d’organisation de la machine ». Sans la médiation d’un chef d’orchestre, « les gens de l’orchestre jouant cette musique sont seuls face à eux-mêmes et à la lumière ».

Forme ouverte et improvisation

Les aspects indéterminés et aléatoires d’Hyperion reflètent l’intérêt de longue date porté par Haas à la tradition expérimentale américaine, et notamment à compositeurs comme John Cage et James Tenney. L’une des préoccupations centrales de leur musique est le transfert de certains éléments décisionnels du compositeur vers l’interprète au travers d’œuvres aux formes ouvertes qui se déploient différemment à chaque exécution.

Le troisième quatuor à cordes de Haas « in iij noct. » (2001) s’inscrit dans cette approche d’ouverture formelle tout en poursuivant son exploration de l’intonation juste, des « accords de Wyschnegradsky », et des citations de la musique du passé. Le titre fait référence au troisième nocturne de l’Office des Ténèbres de la semaine sainte au cours duquel des bougies sont graduellement éteintes pour que le service se termine dans le noir. Le quatuor doit être exécuté dans le noir total de sorte que même les lampes des sorties de secours de la salle doivent être éteintes ou obturées. Les exécutants sont séparés spatialement dans les quatre coins de la pièce et ne communiquent entre eux que grâce au son. L’obscurité n’est pas simplement un effet théâtral mais une partie intégrante de l’œuvre, permettant « une perception plus précise et plus intense » : « Je souhaite émouvoir les gens avec ma musique, et cela marche mieux et de manière plus puissante et plus intense dans le noir. L’ouïe devient plus attentive et l’auditeur s’abandonne beaucoup plus au son8. »

La partition ne se compose presque que de texte, faisant donc un usage parcimonieux de la notation musicale. La forme de l’œuvre ainsi que plusieurs détails sonores sont laissés à la discrétion des interprètes, suivant un ingénieux système « d’invitations » associées à 17 sections et à un « début » et une « fin ». Chaque membre du quatuor peut envoyer une invitation sonore à un autre membre pour chacune des sections (à cause du noir total, les membres du quatuor ne peuvent communiquer visuellement). En entendant l’invitation, un autre membre peut l’ignorer ou l’accepter en jouant un signal prédéterminé. Accepter l’invitation génère une improvisation contrôlée des musiciens du quatuor dans son ensemble ; l’ignorer laisse assez de place aux autres membres du quatuor pour envoyer leurs propres invitations.

L’exemple 4 présente un exemple de réalisation par Haas du déroulement possible d’une des sections – la section C, « accord d’harmoniques de type 2 ». Le second violon joue l’invitation : un sol en pizzicato fff sur la troisième corde puis tenu ppp sur la quatrième. Pour accepter l’invitation, un des autres instruments doit interpréter la note tenue comme l’une des quatre hauteurs d’un accord de septième en intonation juste et répondre à l’aide d’une autre note du même accord. Une fois qu’un autre instrumentiste a accepté l’invitation, les deux autres se joignent à eux pour compléter l’accord. Des séries d’accords d’harmoniques peuvent ainsi se déployer, chaque accord prenant la tierce ou la septième de l’accord précédent comme fondamentale. Les membres du quatuor peuvent mettre un terme à la section à n’importe quel moment en proposant des invitations vers un nouveau matériau.


Exemple 4 : exemple de réalisation de la section C (accord d’harmoniques de type 2) tiré de In iij. Noct., © Copyright 2001 by Universal Edition A.G., Wien/UE 32339.

Une citation des Tenebrae Responsoria(1611,Répons des Ténèbres) de Carlo Gesualdo constitue un des moments important de l’œuvre, citation qui doit être jouée une seule fois et dans le dernier quart de la pièce. Le compositeur fait appel à l’intonation mésotonique avec ses tierces pures et ses différences de taille entre des petits demi-tons chromatiques (par exemples, do-do#) et des demi-tons diatoniques plus grands (do#-ré). Dans l’environnement instable de la pièce prise dans son ensemble, l’apparition des triades pures de la citation de Gesualdo constitue, «wie**aus der Ferne » (avec une certaine distance), un moment troublant, à la fois immédiatement familier et étranger.

Les hommages à d’autres compositeurs, tels que cette citation de Gesualdo, les Trois Hommages (1984) ou encore Sieben Klangräume (2005), déjà évoqués, demeurent un aspect important de l’œuvre de Haas dans les années 2000. La fascination de Haas pour l’expérimentalisme américain, et en particulier pour l’intonation juste élargie, est patente dans Open Spaces, écrit en 2007 à la mémoire de James Tenney (1934-2006). L’œuvre pour douze instruments à cordes et deux percussionnistes utilise une scordatura qui rappelle le Quatuor à cordes n° 1 de Haas (voir figure 2), permettant aux cordes de jouer des relations harmoniques extrêmement précises en utilisant des cordes à vide et des harmoniques artificiels. Les cordes à vide de l’ensemble sont accordées soit sur une série d’harmoniques de do, soit sur une deuxième série d’harmoniques « fantôme », un sixième de ton en dessous. Bon nombre des fascinations de longue date de Tenney - bourdons, processus graduels, gonflements dynamiques, glissandi et intervalles complexes dans la partie supérieure de la série harmonique - sont également essentielles dans l’esthétique de Haas. Open Spaces II est une version de l’œuvre adaptée pour une exécution spatialisée, dans laquelle les deux percussionnistes et l’ensemble de cordes divisé en deux sections, sont répartis en quatre points distincts de la salle. Dans l’une des œuvres microtonales de Haas les plus complexes de ces dernières années, limited approximations (2010), l’objet de l’hommage est Wyschnegradsky, plus précisément son Arc-en-ciel (1956) pour six pianos réaccordés, chacun étant accordé un douzième de ton par rapport au suivant. Haas (qui a dirigé la première représentation de la pièce de Wyschnegradsky en 1988) utilise les six pianos comme un groupe de concertino complété par un orchestre entier. limited approximations offre un spectre riche et flexible de hauteurs, renforcé par la capacité de l’ensemble de pianos à frapper avec précision n’importe lequel des soixante-douze tons par octave. Les accords Wyschnegradsky et ceux à base harmoniques, chers à Haas, sont présents, mais toute impression d’opposition duale stricte est brouillée par des clusters et des nuages, par des « processus de diffusion, de brouillage, de friction » qui permettent au paysage sonore de se déployer librement 9.

Œuvres récentes

Après avoir occupé un poste de professeur à la Hochschule für Musik de Bâle et à la Kunstuniversität de Graz, Haas s’est installé aux États-Unis en septembre 2013 pour rejoindre la faculté de composition de l’Université Columbia, un poste précédemment occupé par Tristan Murail. Ces dernières années américaines représentent sans aucun doute la période la plus productive de la carrière de Haas, marquée par un déferlement étonnant de nouvelles compositions, allant de solos intimes à des opéras ou des œuvres orchestrales d’envergure.
La vie personnelle de Haas a captivé l’attention des médias au moment de son mariage en 2015 avec Mollena Williams (maintenant Williams-Haas), une écrivaine, performeuse, éducatrice BDSM/kink et conteuse. Le coming out de Haas, pourtant extrêmement réservé, en tant que membre dominant d’une relation « maître/esclave » lui a apporté une notoriété considérable dans les cercles musicaux10. Le couple a fait l’objet du documentaire The Artist and the Pervert, réalisé en 2018 par Beatrice Behn et René Gebhardt. L’œuvre prolifique de cette période du compositeur est davantage marquée par l’abord de thèmes politiques et, je dirais, par une dimension expressive plus affirmée.


Figure 5 : « I can’t breathe », comparaison de tailles d’intervalles décroissants de demi-ton à 1/16 de ton.

L’engagement politique et social renouvelé de Haas, qui rend explicite le discours politique voilé d’une œuvre telle que in vain (2000), devient patent dans « I can’t breathe » (2015), une composition pour trompette solo écrite in memoriam Eric Garner. Garner, un homme noir de 43 ans, a été tué en 2014 par un policier de la ville de New York qui a utilisé une technique d’étranglement pourtant interdite. Les derniers mots qu’il a répétés, « I can’t breathe », sont devenus un appel aux armes des protestations contre le racisme et la brutalité de la police dans le monde entier. Haas décrit le déroulement de la pièce, une réduction progressive de l’espace d’intonation en une étroite mélodie de 16ème de ton :

« Le morceau commence comme un Kaddish sentimental à douze tons. Ce que je fais en fait, le processus est que ce Kaddish emporte l’espace pour respirer. Vous chantez librement et l’espace se rétrécit de plus en plus. Et ce que j’ai fait en fait, c’est simplement de transcrire et transformer les éléments mélodiques en intervalles plus petits. A mesure que je la réduis, la mélodie se trouve comprimée en 16èmes de tons. La musique est vraiment très difficile, et Marco, dans cette performance, est vraiment capable de chanter avec émotion dans ces petits intervalles. Il existe un cantabile dans ces 16èmes de tons. Et j’ai toujours cette traduction très traditionnelle d’une énorme gamme d’intervalles décrivant l’entité du monde libre, et donc cela commence par les espaces entre les hauteurs les plus basses de la trompette et les plus hautes, douces11. »

La figure 5 montre comment les intervalles « s’étranglent » et comment le chant funèbre à douze tons « s’étouffe de plus en plus12 » au fil de la pièce. Au début, l’intervalle le plus petit est un demi-ton, et tous les intervalles plus grands sont des multiples de cette unité de base. À la mesure 25, cette unité s’est réduite à un tiers de ton (0,67 demi-ton), qui sert à nouveau de socle de base pour des étendues plus grandes. À force de contours et de méandres, la mélodie est progressivement réduite à une étendue de moins d’un ton entier (mesure 82), le plus petit ton étant un 16ème de ton. Tout au long de la pièce, les mélodies funèbres sont entrecoupées de notes longues et de lignes altissimo quasi-improvisées, tirant parti des « registres extrêmes et des couleurs changeantes » de la trompette grâce à l’utilisation de diverses sourdines13. Ce rétrécissement des intervalles produit un malaise palpable, mais aussi un sentiment de deuil rendu d’autant plus intense par cette restriction des moyens d’expression.

HYENA (2016) est une collaboration avec Mollena Williams-Haas, qui s’appuie sur son expertise de conteuse dans une œuvre d’une heure pour narratrice et orchestre de chambre14. HYENA est autobiographique, et Mollena Williams-Haas la décrit comme « basée sur la partie de mon voyage vers la sobriété qui traite de mon séjour en cure de désintoxication, et de l’expérience profonde que j’ai vécue15. » Son texte parlé est déchirant mais contient de brillants traits d’humour. La lettre N (22:58) correspond à la première apparition de la hyène éponyme lors de la première nuit de la narratrice en cure de désintoxication. La hyène est à la fois une hallucination provoquée par le sevrage et un avatar du besoin de boire du subconscient - au début, elle parle de manière cajoleuse et séduisante :

« Allez on s’en va. On t’a comprise. Tu es allée en cure de désintox. Tu leur as prouvé que tu pouvais le faire. Mais là tu vas un peu trop loin. Je pense qu’on devrait s’en aller. C’est un programme volontaire. Et ce serait TELLEMENT délicieux là tout de suite, hein ? De descendre à la bodega du coin, hein ? D’aller poser tes dix dollars sur le comptoir, hein ? D’aller chercher ce cinquième de Jack Daniels, hein ? De sentir avec délice l’étourdissement de ce whisky brillant et étincelant à mesure qu’il te ramène là où t’as besoin d’être avec nous… »

La musique de Haas a intégré les leçons d’œuvres à forme ouverte comme in iij. Noct. sur le plan de la prise de parole, c’est-à-dire que la narratrice n’est plus tenue à une stricte synchronicité, mais que l’ensemble instrumental peut avancer ou répéter des segments pour se synchroniser avec le flux du texte parlé. Ce qui donne une partition essentiellement linéaire, mais avec quelques passages en ossia permettant une certaine flexibilité. Le mouvement harmonique est résumé dans la figure 6, qui montre comment les tons communs des voix supérieures régulent les intervalles d’intonation juste d’une note de la basse à l’autre, chacune ayant son propre accord de série harmonique16. Même si les intervalles entre les notes de basse font appel à des rapports complexes et à des intervalles microtonaux inhabituels, la progression est fermée : elle se termine près de son point de départ, à une quinte juste de distance. Le la bémol final (à 7,02 demi-tons du do dièse initial) est en fait de retour au tempérament égal, et devient la note de base d’un cluster chromatique du registre grave dans la section suivante.


Figure 6 : Hyena, lettre N : accords harmoniques liés en intonation juste par des pivots de tonalité commune.

Après un bref passage de clusters chromatiques graves à la lettre O, une nouvelle série d’accords harmoniques commence à P (25:37). Changeant de tactique, le ton de la hyène passe de la séduction à la brutalité, poussant la narratrice vers une rechute dans la boisson, voire au suicide.

« Tu vis pour quoi au fond ? Ta famille ? Ils s’en foutent un peu en fait et, au fond, ta disparition leur donnerait une bonne occasion de clore ce chapitre répugnant de leur vie. Tes amis ? Qui te reste-t-il ? »

Alors que le passage N faisait intervenir de multiples intervalles, à partir de la lettre P jusqu’à U c’est le même intervalle de 7/5 (5,83 demi-tons) qui est répété jusqu’à sept fois (les deux dernières sont facultatives, pour le cas où la narration aurait besoin de plus de temps) - voir Figure 7. Contrairement au passage précédent (figure 6) qui faisait une boucle en revenant à son point de départ, cette progression est ouverte. Les notes de basse se succèdent par intervalles de triton légèrement abaissé, ce qui donne lieu à l’entrelacement d’un sol qui s’abaisse progressivement d’un sixième de ton à chaque fois vers un fa# et d’un ré bémol qui dérive semblablement vers un do légèrement bémol. Ici, il n’y a plus de point de repère musical, peut-être pour évoquer la désorientation et la vulnérabilité de la narratrice. En termes d’intonation juste, la septuple itération du même intervalle aboutit au rapport complexe et ahurissant de (7/5)7 = 5, 764, 801/390,625, vraiment très éloigné du point de départ.
Cette fois, il n’y a pas de rapport harmonique avec la section suivante : la lettre V est un nouveau départ en gammes chromatiques quasi-glissandi, pour décrire les nausées et les convulsions du sevrage alcoolique. Bon nombre des dispositifs musicaux de HYENA - accords en harmoniques, clusters, glissandi, empilement de tritons et de quartes - sont connus par d’autres œuvres de Haas, mais du fait de leur association étroite avec la narration de Williams-Haas, ils revêtent une spécificité d’expression toute nouvelle.


Figure 7 : Hyena, lettres P-U : répétition de l’intervalle 7/5 (5,83 demi-tons)

*****

Ainsi que l’écrit Haas dans ses « Cinq thèses sur la micro-tonalité » : « la musique micro-tonale appelle sa propre mise en forme du temps ». Les traits uniques et subtils des tempéraments micro-tonaux peuvent prendre du temps à être identifiés d’un point de vue perceptif et leur complexité engendre une profusion de détails susceptibles d’être perçus par l’oreille de l’auditeur même dans des moments de stase apparente. S’il existe un élément commun aux œuvres de Haas, c’est bien cette conscience perpétuelle des variétés de l’expérience temporelle : ses œuvres combinent des approches diverses de la mise en forme du temps, allant du minimalisme imperturbable des paysages sonores de James Tenney à des drames symphoniques rappelant Bruckner et Wagner. La musique de Haas présente une dimension physique intense qui incite à prendre le temps d’écouter avec attention.
Pour reprendre les termes du compositeur George Lewis, collègue de Haas à Columbia, « je vais appeler ça la résonance neuronale. Il cherche à mettre les neurones en ébullition, il essaie de chatouiller les neurones dans le corps, en des endroits inhabituels, pour qu’ils réagissent… vous êtes censés réagir de tout votre corps à la musique, ce n’est pas un espace mental17. »
Les expériences récentes de Haas avec des ensembles instrumentaux inusités (par exemple, le Concerto grosso n°1 pour quatre cors des Alpes et orchestre ou Limited approximations pour six pianos réaccordés et orchestre) lui ont permis d’explorer à grande échelle les oppositions dualistes qui caractérisent sa musique : l’immobilité et la turbulence, la fusion et la friction, la lumière et l’obscurité.

Traduit de l’anglais par Gilles Rico, traduction de la mise à jour par Julien Ségol


  1. Bálint András VARGA, « Interview with Georg Friedrich Haas », dans Three Questions for Sixty-Five Composers, Rochester, University of Rochester Press, 2011, p. 102.
  2. Ibid., p. 103.
  3. Lisa FARTHOFER, Georg Friedrich Haas : Im Klang denken, Saarbrücken, PFAU-Verlag, 2007, p. 9.
  4. Friedrich HÖLDERLIN, Hypérion ou l’Ermite de Grèce. Traduction et présentation de Philippe Jaccottet. Mercure de France et Éditions Gallimard, 1965. Volume 2, livre 2, p. 217 (lettre de Hypérion à Bellarmin).
  5. Farthofer, op. cit., p. 133.
  6. Voir les références bibliographiques de ces textes dans l’onglet Ressources.
  7. Varga, op. cit., p. 106.
  8. Farthofer, op. cit., p. 46.
  9. Georg Friedrich HAAS, Note de programme : limited approximations, Universal Edition, 2015, https://www.universaledition.com/georg-friedrich-haas-278/works/limited-approximations-13386.
  10. Zachary WOOLFE, « A Composer and His Wife: Creativity Through Kink », The New York Times, 24 février 2016, https://www.nytimes.com/2016/02/24/arts/music/a-composer-and-his-wife-creativity-through-kink.html
  11. George E. LEWIS, Georg Friedrich HAAS, et Marco BLAAUW, « I Can’t Breathe : A Virtual Dialogue », NewMusicBox, 20 novembre 2020, https://nmbx.newmusicusa.org/i-cant-breathe-a-virtual-dialogue/
  12. Georg Friedrich HAAS, Note de programme : «I Can’t Breathe », Universal Edition, 2015, https://www.universaledition.com/georg-friedrich-haas-278/works/i-can-t-breathe-13965
  13. Ibid.
  14. Un enregistrement complet de HYENA par le Talea Ensemble dirigé par Jeffrey Means est disponible sur le site web de Williams-Haas : https://www.mollena.com/hyena/. Les temps indiqués dans le texte font référence à cette version.
  15. Beatrice BEHN et René GEBHARDT, The Artist & The Pervert, Limonero Films, 2018, 1:10:13.
  16. Pour une étude des procédés similaires dans les œuvres antérieures de Haas, se reporter à Robert HASEGAWA, « Clashing Harmonic Systems in Haas’s Blumenstück and in vain », Music Theory Spectrum 37/2, 2015, pp. 204–23.
  17. Ibid., 3:43
Sources
  • Lisa FARTHOFER, Georg Friedrich Haas: Im Klang denken, Saarbrücken, PFAU-Verlag, 2007.
  • Georg Friedrich HAAS, « Fünf Thesen zur Mikrotonalität », dans Georg Friedrich Haas: Im Klang denken (Lisa Farthofer, sous la dir. de), Saarbrücken, PFAU-Verlag, 2007, pp. 122-127. Première publication en Positionen, Volume 48, 2001, p. 42 et suivantes.
  • Georg Friedrich HAAS, « Mikrotonalitäten », dans Musik der anderen Tradition: Mikrotonale Tonwelten(Hans Rudolf Zeller, Heinz-Klaus Metzger et Rainer Riehn, sous la dir. de),Musik-Konzepte, numéro spécial, Munich, Edition Text+Kritik, 2003, pp. 59-65.
  • Georg Friedrich HAAS, « Mikrotonalität und spektrale Musik seit 1980 », dans Orientierungen : Wege im Pluralismus der Gegenwartsmusik**(Jörn Peter Hiekel, sous la dir. de), Mayence, Schott, 2007, pp. 123-129.
  • Georg Friedrich HAAS, Note de programme : « I Can’t Breathe », Universal Edition, 2015, https://www.universaledition.com/georg-friedrich-haas-278/works/i-can-t-breathe-13965
  • Georg Friedrich HAAS, Note de programme : limited approximations, Universal Edition, 2015, https://www.universaledition.com/georg-friedrich-haas-278/works/limited-approximations-13386
  • Bálint András VARGA, « Interview with Georg Friedrich Haas », dans Three Questions for Sixty-Five Composers, Rochester, University of Rochester Press, 2011, pp. 101-106.
  • George E. LEWIS, Georg Friedrich HAAS, et Marco BLAAUW, « I Can’t Breathe : A Virtual Dialogue », NewMusicBox, 20 novembre 2020, https://nmbx.newmusicusa.org/i-cant-breathe-a-virtual-dialogue/
  • Robert HASEGAWA, « Clashing Harmonic Systems in Haas’s Blumenstück and in vain », Music Theory Spectrum 37/2, 2015, pp. 204–23.
  • Zachary WOOLFE, « A Composer and His Wife: Creativity Through Kink », The New York Times, 24 février 2016, https://www.nytimes.com/2016/02/24/arts/music/a-composer-and-his-wife-creativity-through-kink.html
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