La vie et les Ĺ“uvres de Harry Partch (1901-1974) illustrent parfaitement l’indĂ©pendance et l’individualisme propres Ă  la « tradition des mavericks Â» dans la musique amĂ©ricaine, selon l’expression utilisĂ©e par le musicologue Michael Broyles pour dĂ©signer cette lignĂ©e d’artistes non conformistes et francs-tireurs allant de William Billings Ă  Charles Ives et au-delĂ , qui a pratiquĂ© son art en dehors des courants dominants et de leurs usages Ă©tablis. Partch a menĂ© sa carrière musicale Ă  l’écart des institutions acadĂ©miques de la musique classique amĂ©ricaine, critiquant la musique de concert europĂ©enne pour son caractère abstrait tandis que, de son cĂ´tĂ©, il Ă©tait en quĂŞte d’une musique de la « corporĂ©alitĂ© Â» basĂ©e sur l’immĂ©diatetĂ© du discours vernaculaire. Cherchant Ă  saisir, dans leurs moindres dĂ©tails, les inflexions de la parole et Ă  se libĂ©rer de la « prison Â» du tempĂ©rament Ă©gal, Partch a mis en Ĺ“uvre une nouvelle thĂ©orie musicale – l’intonation juste Ă©tendue – fondĂ©e sur le renouveau et l’approfondissement du concept d’accordage acoustiquement pur. En dĂ©pit d’une existence presque entièrement itinĂ©rante, le « compositeur vagabond Â» est parvenu Ă  crĂ©er un orchestre constituĂ© d’instruments singuliers de sa propre fabrication, adaptĂ©s aux exigences de son système d’accordage ainsi qu’un corpus d’œuvres instrumentales et lyriques d’une grande diversitĂ©.

Partch est né le 24 juin 1901 à Oakland (Californie). Ses parents, d’anciens missionnaires presbytériens, avaient quitté la Chine à l’époque de la Révolte des Boxers (1898-1900). Il a grandi dans le sud-ouest des États-Unis. C’est à Los Angeles, où il s’installe en 1919, qu’il reçoit une brève éducation académique (piano) à l’Université de Californie du Sud (1920-1922). A cette époque, Partch a déjà à son actif bon nombre de compositions personnelles mais il ne se sent pas à sa place dans un conservatoire et ne tarde pas à le quitter. Il continue alors la composition en solitaire, exerçant divers métiers extra-musicaux pour gagner sa vie.

C’est en 1923 qu’il lit le traité de psychologie de la musique de Hermann von Helmholtz, dans lequel l’auteur, touche-à-tout de génie, décrit les principes acoustiques essentiels qui fondent les consonances musicales traditionnelles dans le cadre de l’intonation juste. Cette découverte va se révéler essentielle dans l’élaboration de son œuvre. Partch passera les décennies qui suivent à élargir la base historique de l’accordage juste (qui plonge ses racines jusque dans la Grèce antique) pour y inclure des intervalles plus complexes, moins familiers aux oreilles occidentales. Dans son essai Genesis of a music, Partch introduit une échelle de 43 degrés par octave, irrégulièrement répartis. Toutes ses productions de la seconde période sont basées sur cette échelle ou sur ses variantes.

Pour composer dans ce nouveau langage musical, Partch a besoin d’instruments susceptibles de produire de fines gradations de hauteurs, diffĂ©rentes de celles permises par le tempĂ©rament Ă©gal du piano. Au dĂ©but, avec l’alto et la guitare adaptĂ©s, il se contente de remplacer la touche d’instruments dĂ©jĂ  existants. Mais son projet ne tarde pas Ă  s’amplifier et il se met Ă  fabriquer des orgues spĂ©ciaux (comme, par exemple, le « ptolemy Â», le « chromelodeon Â» et le « bloboy Â») des instruments Ă  cordes pincĂ©es du type harpe ou cithare (« kithara Â» et « harmonic canon Â») puis diverses percussions Ă  hauteurs dĂ©terminĂ©es, qui joueront un rĂ´le significatif dans ses Ĺ“uvres les plus tardives, telles que le « Diamond marimba Â» (« marimba diamant Â»), le « Spoils of War Â» (« pertes de guerre Â») et le « zymo-xyl Â». Tous ces instruments sont aussi remarquables sur le plan visuel qu’acoustique, arborant des lignes Ă©lĂ©gantes et des formes organiques qui Ă©voquent des sculptures de Henry Moore.

Si le support thĂ©orique est restĂ© le mĂŞme pendant toute la carrière de Partch, sa musique n’en a pas moins connu une Ă©volution importante. Ses Ĺ“uvres plus anciennes, comme les 17 poèmes de Li Po pour alto adaptĂ© et rĂ©citant rĂ©vèlent un langage intimiste, principalement axĂ© sur les inflexions stylisĂ©es de la parole. Entre 1935 et 1943, pendant la grande dĂ©pression, Partch mène Ă©pisodiquement une existence de hobo1. Cette expĂ©rience lui inspire un certain nombre d’œuvres (Barstow, U.S. Highball et d’autres) rĂ©unies sous le titre gĂ©nĂ©rique de The Wayward (« L’Indocile Â»). Dans ses pièces plus tardives, Partch s’est intĂ©ressĂ©, non plus tant Ă  la voix individuelle et vernaculaire qu’à des spectacles de théâtre musical imprĂ©gnĂ©s d’un caractère rituel puisant leurs influences Ă  des sources très diverses, allant de la tragĂ©die grecque au théâtre NĂ´ japonais, en passant par les contes traditionnels africains. Dans ces productions, les instruments font souvent partie du dĂ©cor et les interactions sur le plateau entre instrumentistes, chanteurs et danseurs sont frĂ©quentes.

Même si Partch est resté à l’écart des courants dominants pendant toute sa carrière, son influence sur la musique contemporaine n’en est pas moins considérable. Que ce soit à travers un contact direct avec des compositeurs microtonaux de la jeune génération (Ben Johnston, Lou Harrison, James Tenney) ou grâce à l’intérêt que lui ont porté les Européens (György Ligeti, Manfred Stahnke, Georg Friedrich Haas, Enno Poppe), les idées et la musique de Partch continuent à inspirer de nouvelles créations, particulièrement au tournant du XXIe siècle, au moment où la microtonalité devient une pratique musicale de plus en plus courante.

  1. NdT : concept spécifique à la culture américaine. Il s’agit d’un personnage lié à l’époque de la grande dépression. Les hobos parcouraient les Etats-Unis en auto-stop ou dans des wagons de marchandises, trouvant des « petits boulots » ça et là, au fil de leurs errances. Les équivalents approximatifs les plus courants sont vagabond, trimardeur ou clochard.
© Ircam-Centre Pompidou, 2015

sources

  • David DUNN (sous la dir. de), Harry Partch : an anthology of critical perspectives, Amsterdam, Harwood Academic Publishers, 2000.
  • Bob GILMORE, Harry Partch: a biography, New Haven and London, Yale University Press, 1998.
  • S. Andrew GRANADE, Harry Partch, hobo composer, Rochester, University of Rochester Press, 2014.
  • Harry PARTCH, Genesis of a music: an account of a creative work, its roots and its fulfillments, 2e Ă©d., New York, Da Capo Press, 1974 ; Ă©d. orig., Madison, University of Wisconsin Press, 1949.
  • Harry PARTCH, Bitter music, Thomas McGeary (Ă©d.), Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 1991.


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