Parcours de l' oeuvre de Harry Partch

par Robert Hasegawa

L’œuvre musicale de Harry Partch est inséparable de son travail de théoricien et d’inventeur d’instruments. Cette interaction permanente et constructive entre ces trois domaines d’activité joue un rôle essentiel dans l’essor de sa carrière de créateur. Dans les années 1930, poussé par le désir de redonner à la parole une place centrale dans la pratique musicale, Partch met en œuvre une théorie de l’accordage basée sur des gradations de hauteurs extrêmement fines et crée des instruments (l’alto adapté et la guitare adaptée) susceptibles de matérialiser sa vision. Ses théories ont conditionné la notation de ses œuvres ainsi que l’organisation de leurs hauteurs. Elles ont également orienté les développements de son instrumentarium, influençant la conception matérielle de ses instruments à claviers et à cordes. Quand Partch a acquis une certaine virtuosité sur ses propres instruments, leur forme et leur potentiel spécifique ont commencé à jouer un rôle dans le processus de composition, affectant, en retour, le geste musical lui-même. Malgré l’énergie qu’il a déployée à créer des théories et des instruments nouveaux, Partch a toujours insisté sur l’idée qu’ils n’étaient qu’un moyen au service d’une fin artistique. « Je suis avant tout un compositeur, davantage qu’un facteur d’instruments. Je suis un musicien philosophe séduit, il y a longtemps, par la menuiserie. »

Théorie

Les théories de Partch sont un plaidoyer pour le renouveau de l’intonation « juste », ou « pure », et pour un accord des intervalles musicaux susceptible d’engendrer des consonances douces et acoustiquement parfaites. L’intonation juste fut considérée comme le système d’accord idéal depuis l’Antiquité jusqu’au XVIe siècle, jusqu’au moment où les exigences de la transposition et de la modulation ont rendu nécessaire l’adoption du tempérament. On en est ainsi venu à fausser légèrement la taille de certains intervalles, les écartant de leur optimum acoustique afin de permettre une plus grande souplesse dans les changements de tonalités et de limiter le nombre de touches sur les instruments à sons fixes comme le clavecin et l’orgue. A l’époque où Partch a commencé sa carrière de compositeur, au début du XXe siècle, le tempérament égal à 12 sons du piano était une norme internationale quasiment incontournable, et tout indiquait que l’intonation juste était en passe de devenir une simple note de bas de page dans l’histoire de la musique.

L’intonation juste décrit chaque intervalle musical comme un rapport entre deux nombres entiers. Ce rapport peut s’appliquer aux longueurs relatives des cordes (telles que mesurées par les Grecs de l’Antiquité sur leurs monocordes) ou à des fréquences d’oscillations (aujourd’hui mesurées en Hertz ou nombre de vibrations par seconde). Ces deux grandeurs sont inversement proportionnelles. Quand un violoncelliste met le doigt sur sa corde de la au milieu de sa longueur et frotte la moitié inférieure avec son archet, la hauteur produite se situe une octave au dessus de la corde à vide. La corde vibre à une fréquence (440 Hz) deux fois supérieure à celle de la corde à vide (220 Hz) et elle est deux fois moins longue. C’est à Pythagore que l’on doit cette découverte du lien existant entre les consonances musicales et des rapports de nombres entiers. Il a démontré que, en plus de l’octave (2/1), d’autres intervalles pouvaient être représentés par de telles fractions. C’est le cas, par exemple, de la quinte (3/2) et de la quarte (4/3).

La lecture du livre de Hermann von Helmholtz, Die Lehre von den Tonempfindungen als physiologische Grundlage für die Theorie der Musik (1863) dans sa version traduite et augmentée par Alexander Ellis sous le titre On the Sensations of Tones (1875)1, a initié Partch au langage des rapports intervalliques. Helmholtz (1821-1894) y expliquait que les consonances et les dissonances trouvaient leurs origines dans les interactions entre les harmoniques (partiels) des sons. L’intonation juste permettait d’optimiser les consonances et d’ordonner les intervalles selon des règles acoustiques. Selon Partch, la manière dont Helmholtz était parvenu à rationaliser les consonances et les dissonances ouvrait la voie à la création d’un système musical basé uniquement sur le « granit archéen » de l’acoustique, plutôt que sur l’héritage occidental et son accord tempéré, fondé sur des compromis :

« Il ne pourra y avoir de progrès dans l’art musical tant que nous en resterons à un système qui a fait son temps, limité à ses 12 sons par octave. Car c’est bien ça, un piano : douze barreaux de prison blancs et noirs fermant l’accès à la liberté musicale ; douze barreaux qui nous étouffent ».

L’exemple 1 montre le diagramme que Partch a appelé « la mariée à un pied ». Il figure dans son traité théorique Genesis of a Music, où il est décrit comme un « graphique comparé des consonances ». Ce diagramme présente différentes hauteurs réparties sur une octave dans le cadre de son échelle à 43 degrés. Partch y utilise sa notation caractéristique basée sur des rapports. Chaque hauteur présente à l’intérieur de l’octave est représentée par une fraction indiquant son rapport avec la tonique (1/1). L’échelle ascendante se lit de bas en haut sur le côté gauche, puis (en changeant de direction) de haut en bas du côté droit. Cette disposition asymétrique permet de placer face à face les hauteurs dont l’addition des intervalles par rapport à la tonique donne une octave. Par exemple, la quarte (4/3) se trouve en regard de la quinte (3/2).

Les intervalles primaires de l’échelle de Partch utilisent des rapports qui combinent les nombre premiers jusqu’à 11 (2, 3, 5, 7, 11) ce qui en fait, dans la théorie de Partch, un système de limite 11 – à la différence de l’intonation juste de la Renaissance (2,3,5) qui était de limite 5. Les intervalles secondaires incluent des produits de deux nombres premiers. Par exemple, 33/32 (où 33 = 3 x 11) et 21/16 (où 21 = 3 x 7). Le tracé irrégulier de la « mariée à un pied » indique la consonance relative de chaque intervalle. La quarte (4/3) et la quinte (3/2), par exemple, sont très consonantes, alors que des rapports plus complexes comme 33/32 (un quart de ton au-dessus de la tonique) sont dissonants. Les intervalles sont ensuite classés par catégories (suspensifs, pouvoir, émotion, approche).


Exemple 1: Harry Partch, la « mariée à un pied », graphique comparé des consonances

Extrait de Théories de la composition musicale au XXe siècle (N. Donin et L. Feneyrou, éds., Lyon, Symétrie, 2013, p. 1483) reproduit avec l’aimable autorisation des éditions Symétrie.

Même si cette échelle de 43 notes joue un rôle important dans l’écriture de Partch, le musicologue Bob Gilmore observe que la musique de Partch n’est pas basée sur un ensemble fermé de hauteurs mais plutôt sur une texture souple de relations entre des rapports, qui peut être étendue si nécessaire ou, au contraire, n’être utilisée qu’en partie. De nombreuses pièces de Partch ne contiennent qu’une fraction de l’échelle à 43 sons tandis que d’autres emploient beaucoup plus de 43 hauteurs. Dans la conception de Partch, la répartition des hauteurs n’a pas pour unique objet de créer une échelle ; elle comporte aussi une dimension harmonique. Le Diamant de la Tonalité (Exemple 2) ordonne les hauteurs extraites de la « mariée à un pied » en Otonalités basées sur des séries harmoniques (obliques se lisant du sud-ouest au nord-est) et leurs renversements, les Utonalités (sud-est à nord-ouest). Ces ensembles de 6 notes correspondent sur le plan conceptuel aux accords parfaits majeurs et mineurs du système tonal. Le Diamant de la Tonalité entretient des liens conceptuels étroits avec les théories dualistes de la tonalité de certains auteurs allemands, tels Hugo Riemann et Arthur von Oettingen.


Exemple 2: Harry Partch, le « diamant de la tonalité étendue »

Extrait de Théories de la composition musicale au XXe siècle (N. Donin et L. Feneyrou, éds., Lyon, Symétrie, 2013, p. 1484) reproduit avec l’aimable autorisation des éditions Symétrie.

Instruments

Les premières créations de Partch (dans les années 1930) furent des instruments à cordes (alto adapté et guitare adaptée) avec des touches ou des manches modifiés. A mesure que sa musique évoluait, son instrumentarium s’est élargi jusqu’à inclure des orgues à anches, des instruments à cordes pincées et (avec un rôle de plus en plus dominant) des percussions. A l’origine, Partch a fait appel à d’autres luthiers pour matérialiser ses idées. Plus tard, devenu lui-même un artisan compétent, il s’est mis à fabriquer lui-même des instruments dont les formes sculpturales, l’aspect esthétique, étaient souvent aussi frappants que la qualité sonore. Ses instruments reçurent des noms tout aussi remarquables, parfois simplement évocateurs (kithara, harmonic canon), parfois résolument farfelus (crychord, bloboy). Souvent, le nom d’un instrument fait référence au matériau utilisé pour sa fabrication. Ainsi en va-t-il du marimba Mazda, par exemple, construit à partir d’une sélection d’ampoules électriques de tailles diverses et qui tient son appellation d’une marque d’ampoules renommée (elle-même renvoyant au dieu de la lumière, Ahura Mazda, dans le zoroastrisme).

Quand Partch s’est attaqué à des œuvres plus ambitieuses, il a du faire appel à un ensemble de musiciens spécifiquement formés. Leur effectif a évolué mais certains piliers comme Danlee Mitchell ou Dean Drummond ont joué un rôle essentiel dans la préservation et la diffusion de l’héritage de Partch. Ses instruments se trouvent aujourd’hui à l’Université de Washington, à Seattle. Une documentation en ligne très complète leur a été consacrée en 2003.

Voici de brèves descriptions des instruments en question – d’autres descriptions plus complètes, ainsi qu’une chronologie des créations de Partch, figurent dans Genesis of a Music.

Instruments à cordes

Alto adapté : alto équipé d’une touche de violoncelle, plus longue, sur laquelle sont indiqués les emplacements des différentes hauteurs dans le système de Partch.

Guitare adaptée (I et II) : guitares acoustiques sans frettes, avec des emplacements marqués sur le manche, comme pour l’alto adapté.

Kithara (I et II) : instrument à cordes pincées de grande taille, reposant sur le sol et fabriqué d’après le modèle des cithares de la Grèce antique. Pour certaines œuvres Partch lui a adjoint une surrogate kithara [kithara « de secours »], au son plus brillant (conçue, à l’origine, comme « assistante » des instruments plus grands, pour le Castor et Pollux de 1952).

Harmonic canon (I, II et III) : instrument à cordes pincées qui peut avoir jusqu’à 88 cordes. Il rappelle un peu la cithare ou un cymbalum à cordes pincées. Sous ses différentes variantes et types d’accordage, il devient un élément de base des formations utilisées par Partch à partir des années 1940.


Blue Rainbow (Harmonic canon III) © CC BY-SA 3.0

Koto : variante adaptée de l’instrument japonais du même nom, équipé de treize cordes pincées dont la tension peut être ajustée pendant le concert en exerçant une pression derrière le chevalet.

Crychord : instrument de grande taille reposant sur le sol, équipé d’une corde à tension variable, qui se joue avec un goujon en bois, un plectre ou les doigts de l’exécutant.

Orgues

Chromelodeon (I et II) : orgue à anches (harmonium) adapté, présentant un clavier avec un code de couleurs, accordé selon le système d’intonation juste de Partch. Le tout premier instrument de la famille des orgues fabriqué par Partch (désormais perdu) s’appelait le Ptolemy. Ce fut un précurseur important du chromelodeon mais il présentait des défauts techniques rendant difficile son utilisation en concert.


Chromelodeon I © CC BY-SA 3.0

Bloboy : des soufflets font sonner 3 tuyaux d’orgue et un klaxon de voiture. Il fut principalement utilisé pour des effets sonores, tels le train de marchandise dans U.S. Highball.

Percussions

Marimba diamant : il constitue sans doute la matérialisation la plus évidente sur le plan visuel des idées de Partch sur l’accordage. L’ordonnancement des lames du Marimba diamant reflète son organisation des hauteurs, entre Otonalités basées sur des harmoniques supérieures et Utonalités sur des harmoniques inférieures. Ces deux axes diagonaux déterminent la disposition des lames. Des glissandi de la main droite produisent des sonorités « majeures » arpégées tandis celles de la main gauche sont mineures.

Quadrangularis reversum : instrument composite, présentant une image en miroir du clavier du marimba diamant (d’où le « reversum ») ainsi que des touches auxiliaires permettant d’étendre sa tessiture vers le grave, dans le registre de l’alto.

Marimba basse et marimba eroica : variantes du concept du marimba, étendu aux fréquences les plus graves, jusqu’au fa 22 Hz situé en dessous de la touche la plus grave du piano (pour le marimba eroica, à cinq notes).

Boo (I et II) : il forme le deuxième sous-groupe principal de percussion à sons déterminés. Le Boo et ses variantes sont constitués de tronçons de bambou, entaillés de languettes vibrantes accordées.

Eucal Blossom [floraison de l’eucalyptus] : variante du Boo, comportant également des sections de bambou mais avec un son plus brillant et plus sec.

Mbira Bass Dyad : simple instrument en bois qui vient ajouter deux notes graves – un sol et un la bémol approximatifs (98 et 104 Hz) – à la famille des Boo.

Cloud-Chamber Bowls [boules de chambre à nuages] : instrument constitué de morceaux de bonbonnes en Pyrex suspendues à un fil, construit, à l’origine, avec du verre inutilisé provenant du laboratoire de radiations de l’Université de Californie à Berkeley. Certaines de ces bombonnes y étaient coupées en deux pour être utilisées dans des « chambres à nuages » et servir à l’étude des particules subatomiques.


© CC BY-SA 3.0

Spoils of War [pertes de guerre] : instrument composite constitué de cartouches d’obus, assorties de divers objets en métal, en bois et en verre.

Zymo-Xyl : percussion qui combine 3 familles de sons différentes : un xylophone en bois, une série de bouteilles d’alcool vides, et trois objets en métal (deux enjoliveurs et un couvercle de bouilloire).

Marimba Mazda : vingt-quatre ampoules électriques de forme sphérique, scrupuleusement accordées. Correctement amplifié, cet instrument produit des « sons délicieux » évoquant le « bruit d’un percolateur ».

Gourd Tree [arbre à calebasses], accompagné du Cone Gong : bols chinois boulonnés à des calebasses utilisées comme résonateurs. Les « cone gongs » qui l’accompagnent proviennent de la partie antérieure conique d’un réservoir d’avion.

Œuvres

Selon Partch, sa carrière a connu un tournant spectaculaire en 1930, quand il a brûlé les manuscrits de ses compositions antérieures, fermement décidé à s’orienter dans la direction où l’entraînaient ses recherches sur l’intonation. Il considère que sa toute première œuvre de la maturité est Dix-Sept poèmes de Li Po (1930-1933). Il s’agit de présentations intimistes de poèmes écrits par le poète de la dynastie Tang, traduits en anglais. Cette musique « de barde » pour voix et alto adapté illustre la sensibilité de Partch aux subtiles inflexions de la parole. Les hauteurs sont notées en combinant différents systèmes : notation approximative sur portée, tablatures pour l’orgue à anches adapté du compositeur, le chromelodeon (utilisé pour les répétitions uniquement), et une notation exacte sous forme de fractions pour l’alto adapté. Dans l’ensemble, le rythme n’est pas noté (sauf pour certains passages vocalisés isolés). Le rythme naturel du texte se charge de régler le mouvement de la musique.

Partch voyage en Europe de 1934 à 1935. Il est titulaire d’une bourse de la Carnegie Corporation destinée à des recherches sur les systèmes d’accord dans les collections du British Museum. A Dublin, il rencontre le poète William Butler Yeats, et lui propose de mettre en musique son ouvrage Sophocles’ King Oedipus: A Version for the Modern Stage [Œdipe Roi de Sophocle, une version pour la scène moderne]. A cette époque, dans l’univers de Partch, Yeats apparaît comme une figure majeure, lui qui plaide pour une combinaison du verbe et de la musique dans laquelle « aucun mot n’aura une intonation ou une accentuation qu’il ne pourrait avoir dans un discours passionné ». Sa rencontre avec Yeats vient conforter Partch dans sa trajectoire artistique.

A son retour d’Europe en 1935, il se retrouve sans emploi en vue et sans moyen de poursuivre ses recherches musicales. Il décrira le « choc sourd » ressenti lorsque l’on chute brusquement d’une existence à l’étranger consacrée aux recherches et aux voyages pour plonger dans les dures réalités de l’Amérique de la Grande dépression. C’est ainsi que commence la période hobo du compositeur (1935-1943) : des années d’errance entrecoupées de périodes de travail, souvent comme plongeur itinérant, ou des séjours dans des camps fédéraux mis en place pour les chômeurs de la dépression. De grands fragments de cette période ne sont pas documentés, même dans la biographie magistrale réalisée par Bob Gilmore, car Partch a traversé les Etats de l’ouest en long et en large sans laisser de traces concrètes.

Si la production de Partch s’est considérablement ralentie pendant ces années, il reste néanmoins, de l’époque de son errance, un document significatif. Il s’agit d’une compilation en forme de journal intitulée Bitter Music [Musique Amère], publiée à titre posthume en 1991. Ce journal comporte des fragments saisis au vol de conversations « parlées-chantées » notées sur des portées, alternant avec des pages où Partch raconte la vie dans les camps de travail, dans les prisons et sur les routes.

« Dans toutes les voix qui m’entouraient, j’entendais de la musique et j’essayais de la transcrire. Je m’efforçais de mettre en valeur la charge émotive et la dramaturgie des événements les plus modestes, comme une simple querelle dans un lopin de pommes de terre. Les nuances d’inflexion et de pensée venues du tréfonds de l’échelle sociale étaient une nouvelle expérience en matière d’intonation. Et je me trouvais là, à sa source – la source musicale de l’Amérique authentique »2.

Les moyens d’existence de Partch commencent à se stabiliser autour de 1940, et il est à même de reprendre un travail d’écriture suivi. L’expérience vécue sur la route prend une place centrale dans ses œuvres écrites en Californie, à Chicago ou à New-York au début des années 1940. Figurent dans cet ensemble des pièces que Partch a réunies plus tard sous le titre générique de The Wayward, à savoir : Barstow - Eight Hitchhiker Inscriptions from a Highway Railing at Barstow, California (1941), U.S. Highball - A Musical Account of a Transcontinental Hobo Trip (1943), San Francisco - A Setting of the Cries of Two Newsboys on a Foggy Night in the Twenties (1943), et The Letter - A Depression Message from a Hobo Friend (1943). Ces œuvres tournaient désormais le dos à la délicate poésie de Li Po pour aborder le langage de l’Amérique contemporaine, rugueux, argotique, saisissant à la fois la sincérité des attentes déçues et l’humour malicieux des routards.

U.S. Highball, dans une forme à trois mouvements « hobo allegro », fait le récit du voyage de Partch depuis la Californie jusqu’à Chicago avec un arrêt à Little America, Wyoming, évoqué dans un mouvement dit « adagio de vaisselle ». La première version de U.S. Highball fut écrite uniquement pour voix et guitare adaptée. Elle était transcrite entièrement sous la forme fractionnelle propre au compositeur, chaque hauteur étant indiquée relativement à une hauteur centrale. Les versions ultérieures comportèrent d’autres instruments et adoptèrent une notation plus raffinée, avec des sortes de tablatures spécifiques à chaque instrument. La pièce qui lui est associée, Barstow, met en musique un ensemble de graffitis d’auto-stoppeurs découverts devant un abri situé en bordure de route, à proximité de la ville de Barstow, au milieu du désert. Ces textes, sérieux, anodins ou ironiques selon les cas, sont détaillés avec tendresse dans leur écrin rythmique et mélodique, et l’on y passe fréquemment de la psalmodie au fredonnement guilleret. Comme pour U.S. Highball, la première version fut écrite uniquement pour voix et guitare adaptée, mais, dans les versions ultérieures, un quatuor instrumental entrecoupe les textes d’interludes entraînants en forme de ritournelles et joue un rôle d’accompagnement.

A partir de 1942, Partch compose principalement dans plusieurs lieux de la côte est. Être proche de New York lui permet d’entrer plus souvent en contact avec des représentants des courants musicaux dominants, tels Virgil Thomson, Otto Luening et Howard Hanson et son œuvre commence à être reconnue. Il reçoit notamment la bourse Guggenheim en 1943. Un certain nombre de ses œuvres sur le thème du hobo sont exécutées en avril 1944 au Carnegie Chamber Music Hall, lors d’un concert organisé par la Ligue des Compositeurs. Tous ces liens avec des institutions musicales académiques débouchent, en 1944, sur une résidence de recherche de trois ans à l’Université du Wisconsin. C’est la première d’une série de collaborations avec des universités (Mills College, Université de l’Illinois) qui joueront un rôle important dans l’exécution de ses œuvres de grande envergure.

La bourse de recherche allouée par l’Université du Wisconsin permet à Partch d’achever la première édition de son traité théorique et manifeste artistique Genesis of a Music, publié par les presses de cette même university en 1947. La voix singulière de Partch y résonne à chaque page, aussi bien quand il relate l’histoire de l’intonation que quand il décrit sa théorie, ses instruments ou ses œuvres. Pour de nombreux compositeurs ou pour les amoureux de la musique de Partch, ce volume, dans sa version originale ou dans l’édition augmentée de 1974, constitue leur première rencontre avec ses idées musicales.

De la fin des années 1940 jusqu’à la fin de sa vie, Partch a vécu dans plusieurs villes de Californie, avec quelques séjours épisodiques dans le Midwest, dans les villes universitaires de Urbana-Champaign et Evanston. Travailler avec des universités lui a permis de produire ses principales œuvres pour le théâtre, à commencer par un projet qu’il mûrissait depuis longtemps : la mise en musique de la tragédie d’Œdipe, sous le titre Œdipus : A Dance-Drama, qui fut donnée pour la première fois au Mills College d’Oakland, Californie, en 1951.

La dernière période de sa carrière est marquée par un ultime tournant. Après le caractère intimiste de ses premières œuvres, après le style âpre et documentaire de ses pièces sur l’Amérique profonde, il se tourne maintenant vers de véritables épopées théâtrales de plus grande envergure. Œdipus fait appel à un grand ensemble d’instruments originaux qui accompagnent quatre solistes et un petit chœur. Cette œuvre illustre bien le désir de Partch de fondre la musique, le texte et la danse en une « unité dramaturgique » comparable à celle de la tragédie grecque.

« Mon idée consistait à faire reposer le drame sur la puissance expressive de la langue et non de l’estomper derrière des airs d’opéra ou une instrumentation symphonique. Ainsi, dans les dialogues cruciaux, la musique entre presque de manière insidieuse, en même temps que la tension. Les mots prononcés par les acteurs restent parlés, non chantés, mais ils participent à l’harmonie de la musique […] Le son de la parole et celui des instruments sont conçus pour se combiner étroitement et ne former qu’une seule expression émotionnelle et dramatique, chacun apportant son ingrédient particulier ».

Après Œdipus, Partch ne tarde pas à enchaîner sur une autre pièce inspirée de la Grèce antique, Castor et Pollux – A Dance for the Twin Rhythms of Gemini (1952), conçue comme un pendant plus léger à la tragédie précédente. Plus tard, il agrégera à Castor et Pollux deux autres œuvres, Ring Around the Moon (1949-1950) et Even Wild Horses (1952) sous le titre générique Plectra and Percussion Dances.

The Bewitched - A Dance Satire, dont la création eut lieu en 1955 à l’Université de l’Illinois, dévoile l’intérêt croissant de Partch pour le télescopage entre les cultures antiques et le monde moderne. Déroulée sur dix scènes, cette œuvre dépeint le « désenvoûtement » d’Américains de notre époque, libérés de leurs illusions consenties par une sorcière antique (« homologue de l’oracle grec ») et son ensemble de « musiciens perdus ». Les instrumentistes sont sur le plateau, et non cachés dans une fosse d’orchestre, et les instruments de Partch forment le décor de la scène autour duquel évoluent musiciens et danseurs.

Parmi les œuvres les plus remarquables de Partch pour le théâtre figure Revelation in the Courthouse Park (1960), qui entretisse deux versions des Bacchantes d’Euripide, l’une dans son environnement grec d’origine, l’autre dans l’Amérique contemporaine. Dans le décor, l’élément commun est le Palais de Justice construit (comme dans beaucoup de petites commune américaines) sur un modèle néo-classique avec des colonnes de pierre évoquant un temple grec. Partch y fait un parallèle entre le culte de Dionysos et l’adulation des stars d’Hollywood et des idoles du rock comme Elvis Presley, figurées par le personnage de Dion, le « roi d’Hollywood ». Les parties américaines de l’œuvre comportent des parodies de fanfares américaines et de musiques populaires des années 1950, passées au filtre des instruments originaux de Partch.

Partch a passé les dix dernières années de sa vie (1964-1974) dans le sud de la Californie, installant son studio dans des lieux divers de Los Angeles et San Diego, intra ou extra-muros. Les œuvres composées pendant cette période, que ce soit la pièce instrumentale And on the Seventh Day Petals Fell in Petaluma**(1963–1966) ou, pour la scène,Delusion of the Fury - a Ritual of Dream and Delusion (1965–1966), montrent un intérêt renouvelé pour le rythme, en particulier les polyrythmies complexes et les mètres asymétriques. [And on the Seventh Day Petals Fell in Petaluma] , considéré par Partch comme un ensemble « d’études préparatoires à Delusion of the Fury » illustre le désir de Partch « d’exploiter à fond (ses) ressources instrumentales ». La musique est extravertie et virtuose, mettant en évidence les fruits d’une vie consacrée à la pratique de ses instruments et la constitution d’un ensemble relativement stable de musiciens attachés à son œuvre. Des duos et des trios d’une durée d’une minute chacun, méticuleusement enregistrés par Partch et son ensemble, sont présentés les uns après les autres pour se combiner finalement en des ensembles plus larges grâce à des enregistrements multipistes. Presque tous ces duos et trios trouvent leur place dans la dernière œuvre majeure de Partch, Delusion of the Fury, un mélange de drame, inspiré du théâtre Nô japonais, et de farce traditionnelle africaine. « Ainsi, le concept grec de la pièce sérieuse qui s’enchaîne avec une farce se trouve décliné en une seule soirée de théâtre ».

*

Bien que Partch n’ait jamais été une figure centrale dans le monde international de la musique contemporaine, il n’était certainement pas inconnu de ses confrères avant-gardistes. Karlheinz Stockhausen et György Ligeti, par exemple, sont venus le voir dans son studio. La visite de Ligeti à Partch en 1972 est immédiatement perceptible à travers l’inclusion « d’effets Partch » – intervalles microtonaux engendrant de subtils effets de battements – dans le Double concerto**de la même année. Le recours à l’intonation juste (souvent mâtinée de tempérament égal traditionnel) est devenu un trait distinctif chez Ligeti dans bon nombre de ses œuvres ultérieures, comme le Concerto pour violon**ou le Concerto Hambourgeois. Manfred Stahnke, étudiant de Ligeti et de Ben Johnston (qui fit de brèves études auprès de Partch en 1950-1951) fit beaucoup pour la diffusion de la microtonalité américaine en Europe.

L’intérêt de Partch à la fois pour la théorie microtonale et la facture d’instruments se révèle particulièrement actuel au début du XXIe siècle. En effet, la microtonalité et la fabrication d’instruments personnalisés (souvent sous forme d’appareillages électroniques high-tech qui, en son temps, auraient probablement plongé Partch le technophobe dans la consternation) jouent un rôle de plus en plus important dans la composition. La musique des compositeurs microtonaux de notre époque, comme Enno Poppe et Georg Friedrich Haas, dénote une connaissance précise des travaux théoriques et musicaux de Partch. En Amérique du Nord, Partch a inspiré bon nombre de disciples et d’admirateurs. Parmi eux, des compositeurs américains travaillant sur l’intonation juste comme Lou Harrison, Ben Johnston et James Tenney, et, dans les générations postérieures, des personnalités telles que John Luther Adams et Kyle Gann. L’esprit se perpétue activement : on continue à jouer sur les instruments de Partch et à s’en inspirer pour en fabriquer (par exemple le zoomoozophone de Dean Drummond). Une copie entièrement fonctionnelle de l’instrumentarium de Partch a été construite par l’ensemble musikFabrik pour leur reprise de Delusion of the Fury en 2013.

Mais l’influence de Partch réside peut-être avant tout dans le modèle qu’il offre d’une vision artistique radicale, devenue réalité grâce à des efforts constants, un modèle qui allie la rigueur du chercheur, l’habileté de l’artisan et l’inspiration.

Traduit de l’anglais par Jean-Michel Magniez

  1. La traduction française, de 1868, porte le titre Théorie physiologique de la musique [fondée sur l’étude des sensations auditives].
  2. NdT. Ici, l’auteur utilise le mot « Americana » qui désigne toute collection d’objets liés à la culture des Etats-Unis (comme par exemple des tasses à thé ou des coussins arborant un drapeau américain).

Sources

  • Bob GILMORE, « On Harry Partch’s Seventeen Lyrics by Li Po », Perspectives of New Music, Volume 30/2, 1992, pp. 22-58.
  • Robert HASEGAWA, « L’intonation juste, un renouveau esthétique et théorique », dans Théories de la composition musicale au vingtième siècle (Nicolas Donin et Laurent Feneyrou, sous la dir. de), Lyon, Symétrie, 2013, pp. 1499-1531, trad. Gilles Rico.
  • Harry PARTCH, Genesis of a music : an account of a creative work, its roots and its fulfillments, 2e éd., New York, Da Capo Press, 1974 ; éd. orig., Madison, University of Wisconsin Press, 1949.
  • Harry PARTCH, Bitter music, Thomas McGeary (éd.),Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 1991.
  • Harry PARTCH, Barstow: Eight Hitchhiker Inscriptions from a Highway Railing at Barstow, California (1968 Version), Richard Kassell (éd.), Madison, A-R Editions, coll. « Music of the United States of America », 9, 2000.
© Ircam-Centre Pompidou, 2015


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