Alexandre Scriabine, né le 6 janvier 1872 à Moscou d’un père diplomate et d’une mère pianiste, fut certainement l’une des figures les plus originales de la musique russe de ce siècle. A ses débuts, il appartient avec Liapounov, Rebikov et Rachmaninov au cénacle moscovite, de tendance cosmospolite, ayant subi l’influence de Chopin, de Liszt, de Wagner et quelque peu de Debussy. Mais à partir de la création de Prométhée en 1911 à Moscou, il est considéré en Russie comme le chef de file incontestable du courant moderniste, prônant en même temps que Schoenberg la réorganisation de l’univers sonore.
Dès son âge le plus tendre, Scriabine manifesta des dons exceptionnels en improvisant des fantaisies au piano. De 1882 à 1888, il fut un élève modèle de l’Ecole militaire de Moscou, tout en préparant sous la direction de Conus, de Zverev et de Taneev son entrée au conservatoire de Moscou en 1888, où il continua ses études chez Safonov, Taneev et Arenski, en même temps que Rachmaninov. En 1892, muni d’une petite Médaille de Piano, mais sans avoir obtenu la moindre récompense en composition, il quitta le conservatoire pour partager désormais son existence entre son activité de compositeur et sa carrière de virtuose itinérant. Ses premières tournées, pendant lesquelles il n’exécutait que sa propre musique, l’amenèrent en Suisse, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique et finalement à Paris où il devint en 1896 membre de la SACEM. En 1898, il fut nommé professeur de piano au conservatoire de Moscou, poste qu’il conserva jusqu’en 1902.
Les oeuvres (opus 1 à 29) composées pendant cette première période de sa vie peuvent être considérées comme un fervent hommage au génie de Chopin. Le romantisme et l’affectivité de Scriabine s’y expriment à travers une harmonie tonale, mais souvent chromatisée et une architecture formelle simple, inspirée des modèles épuisés de la musique de salon. Les compositions les plus importantes de cette phase sont les Etudes op. 8, les trois premières sonates (opus 6, 19, 23), les Préludes op. 11, 15 et 16, son Concerto pour piano, ses deux Symphonies op. 26 et op. 29, marquées plutôt par l’influence wagnérienne, ainsi qu’une série de Mazurkas, lmpromptus et Nocturnes. Ces oeuvres furent publiées par le mécène Belaieff qui avait fonde sa propre maison d’édition pour faire connaître la musique russe. Vers 1900, Scriabine avait adhéré a la Société de Philosophie de Moscou, dirigée par S. Troubetzkoy et il se plongea désormais dans l’étude d’ouvrages philosophiques. Ses premières tentatives d’auto-analyse datent également de cette époque.
L’année 1903 avait été très fertile en créations. il avait écrit environ trente-cinq pièces pour le piano, dont la magnifique 4e Sonate, le Poème tragique, le Poème Sataniques les Etudes op. 42 et surtout une grande partie de la 3e Symphonie ainsi que le Poème Divin, tout imprégné de fichtéisme. Dans cette oeuvre il s’efforce d’atteindre une sorte de dimension cosmique en dépassant le plan des émotions personnelles. En 1904, Scriabine quitta la Russie pour séjourner plusieurs années à l’étranger, d’abord à Vézenez en Suisse, puis à Paris (1905), à Bogliasco (1906) aux Etats-Unis (1906) et en Belgique (1908-1909). Après avoir pris part en 1907 aux Concerts Russes, organisés à Paris par Diaghilev, il s’installa à Lausanne et à Beatenberg en 1907 pour y terminer le Poème de l’Extase et y écrire sa 5e Sonate op. 53.
La création du Poème Divin à Paris le 29 mai 1905 fut très mal accueillie par le public et la critique. Malgré cela, Gabriel Pierné publia dans le journal L’Illustration (1er juillet 1905) le Poeme languide op. 52, que Scriabine avait écrit spécialement pour les lecteurs français. Pendant longtemps, ce devait être la dernière publication d’une oeuvre de Scriabine, car après la mort de Belaieff, il s’était brouillé avec les nouveaux administrateurs et il ne trouva personne qui acceptât de l’éditer. De ce fait, il vécut pendant plusieurs années dans des conditions matérielles très difficiles, notamment à Bogliasco où il composa une grande partie du Poème de l’Extase, intitulé d’abord Poème Orgiaque. En ces années de difficultés et de recherche de lui-même (son premier mariage ayant été un échec), il avait trouvé en Tatiana de Schloezer la compagne idéale et le soutien moral nécessaire à l’épanouissement de son oeuvre.
Entre 1904 et 1906, Scriabine tenait un journal dans lequel il notait ses idées et ses réflexions philosophiques. La réalité lui apparaissait alors comme un complexe de sensations et le monde extérieur comme le résultat de l’activité créatrice. On sait qu’il avait lu la Clef de la Théosophie, mais rien ne prouve qu’il ait jamais adhéré à la Société Théosophique, même s’il fréquentait à Bruxelles plusieurs théosophes comme le linguiste E. Sigogne et le peintre symboliste Jean Delville, auteur de la page de titre de Prométhée, ébauché en 1908/1909 à Bruxelles. Scriabine n’avait pas assisté à l’échec de la première exécution de son Poème de l’Extase à New York (11 décembre 1908). Conscient de la valeur de son oeuvre, il avait accepté le fiasco avec une complète indifférence, car tous ses efforts étaient alors consacrés à la réorganisation complète de son univers sonore, afin de le rendre conforme aux buts poursuivis : la création d’une oeuvre d’art totale, magique, qui conduirait ses participants à l’extase collective et susciterait leur transformation spirituelle. Sous l’apparence statique des grands accords synthétiques de Prométhee, déroulés tantôt horizontalement, tantôt échafaudés en grands blocs monolithiques, se devine une dimension spirituelle qui commande à chaque instant au travail d’écriture. De même, la présence d’un clavier à couleurs dont les chromatismes devaient accompagner le vertige des sons selon des correspondances secrètes était destiné à créer un climat sonore transcendant le temps. La pensée qui commande à l’élaboration d’une telle oeuvre repose avant tout sur la vision d’un monde en vibration constante, régi par la sympathie mutuelle des choses, d’un univers donc où «tout est lié, où tout est vibration». Ainsi, Scriabine voulait-il agir «comme par magie» sur tout ce qui existe, au moyen d’une oeuvre d’art parfaite, faisant appel à toutes les sensations inouïes aussi bien qu’à la vision et même à l’odorat (grâce à un «orgue à parfums») ainsi que le toucher (les auditeurs sont invités à se caresser mutuellement !). Certes, Prométhée n’est que le tout premier jalon de cette quête dont l’aboutissement ultime devait être la liturgie sacrée du Mystère son «Opus Magnum» dans le sens alchimique. L’ouvrage ne fut jamais écrit et seuls subsistent le texte poétique et cinquante-trois pages d’esquisses musicales de l’Acte Préalable qui devait servir de «rituel préparatoire» au Mystère.
En 1910, Scriabine regagna sa patrie. Il ne la quitta plus que pour de brèves tournées. L’apogée de son rayonnement coïncida avec les dernières années de sa vie.
Après la création de Prométhée en 1911, son appartement devint le lieu de réunion favori des poètes symbolistes, Blok, Ivanov, Biely, Balmont et Brioussov. Scriabine put encore assister à la naissance d’une nouvelle musique russe dont certaines tendances, notamment celles de Miklachevski, Feinberg, Protopopov, Obouhow, Roslavets et de Wyschnegradsky, semblaient poursuivre ses propres recherches. A cette époque Scriabine est vraiment lui-même et son oeuvre est écrite sur des bases qui ne doivent plus rien à personne. On note alors dans sa musique une tendance vers la dématérialisation du son et des sonorités de cloches, des fusées de triples croches et des gerbes de trilles y abondent. Constamment, il cherche l’équivalent de ses idées sur le plan sonore. Derrière les schémas formels simples de ses sonates se cache tout un monde souterrain secret de proportions numériques, de sections dorées et de séries fibonacciennes, assez analogue à la géométrie invisible des peintres de la Renaissance qui avaient quadrillé leurs tableaux de telles proportions harmoniques, avant d’y étaler leurs couleurs. Pour Scriabine, les harmonies de la 8e Sonate sont «des ponts, jetés entre l’harmonie et la géométrie, le visible et l’invisible». Que l’interprétation des dernières oeuvres pose donc des problèmes autres que la virtuosité pure n’est guère surprenant. Chaque oeuvre est une sorte de «rituel magique miniature» et des points de repère psychologiques tels que «mystérieux, lugubre» etc, suggèrent à l’interprète l’ambiance sonore qu’il doit évoquer. Le pianiste devient ainsi un mage qui nous invite à la méditation, à l’écoute attentive de quelque chose de plus que la musique, d’indéfinissable en son essence, mais où l’on pressent de secrètes mutations internes.
C’est par le philosophe musicien Inayat Khan, venu du Nord de l’Inde à Moscou en 1914, que Scriabine avait fait connaissance avec les danses des derviches tourneurs, provoquant l’extase collective dans certaines conditions. C’est en Inde, également, qu’il voulait faire bâtir un temple, consacré uniquement à l’exécution de son Mystère, une sorte de Bayreuth hindous. L’ exécution de Prométhée à Londres en avril 1914 lui donna l’occasion souhaitée pour approcher les milieux théosophiques londoniens dont il espérait l’aide pour la réalisation de ses projets fantastiques. Mais sa mort soudaine les anéantit bientôt. Piqué par une mouche charbonneuse à la lèvre supérieure, il mourut de septicémie, après d’atroces souffrances, le jour de Paques (27 Avril 1915), en murmurant : «Qui est là ?». Il n’avait que 43 ans. On l’enterra au cimetière de Novodevitchy où reposent tant de personnages illustres.