C’est après avoir assisté, vers l’âge de quinze ans, à un récital de Paderewski que naquit chez Copland un réel désir de devenir compositeur. Après une tentative d’apprentissage par correspondance, il décida de prendre des cours en théorie et composition avec Rubin Goldmark, qui avait étudié avec Fux à Vienne, et avec Dvorák. Comme la majorité des compositeurs de sa génération, Goldmark avait une grande admiration pour la tradition germanique. Il avait su cependant entendre les conseils de Dvorák qui, dans un article paru en 1893 dans le New York Herald, avait déclaré que l’avenir musical de l’Amérique devrait être fondé sur les mélodies chantées par les Noirs. Dans sa Negro Rhapsody (1912), Goldmark avait tenté d’exprimer un certain nationalisme en faisant référence à des musiques afro-américaines. La démarche de Goldmark joua sans doute un rôle important pour le jeune Copland dans sa prise de conscience de l’importance historique que revêtaient, dans le domaine musical, les premières aspirations identitaires de son pays. Les quatre années d’études avec Goldmark (1917-1921) lui permirent d’acquérir un solide bagage technique ainsi qu’une bonne connaissance du grand répertoire romantique, mais ne lui ouvrirent guère de nouveaux horizons musicaux. Copland enrichit cependant sa culture musicale par une fréquentation assidue des nombreux concerts et opéras donnés dans Manhattan qui lui permirent d’entendre notamment des œuvres de Moussorgski, de Scriabine ou encore de Debussy et de Ravel. Les musiques populaires les plus variées entendues dans le Brooklyn très cosmopolite où habitait sa famille, mais aussi le blues, le ragtime et les accents jazzy de Tin Pan Alley jouèrent également un rôle dans la construction musicale du jeune homme.
Les œuvres qu’il compose alors sous la tutelle de Goldmark se situent dans le sillage académique tracé par le maître comme le montre la Sonate pour piano (1921) d’esthétique romantique. Copland fait preuve de plus de liberté et d’originalité dans des œuvres pour piano comme Three Moods (1920-1921), dont la troisième pièce s’inspire pour la première fois du jazz, et The Cat and the Mouse (1920) où l’influence de Debussy est manifeste. Ces compositions, plutôt audacieuses, ne furent pas présentées à Goldmark par crainte d’un jugement négatif. Cette volonté d’échapper à l’emprise du maître (dont il reconnaîtra cependant l’apport essentiel dans sa formation) n’est pas sans rappeler celle que le jeune Charles Ives avait manifestée envers son professeur Horatio Parker. Pendant les années d’apprentissage de Copland, Ives était encore pratiquement inconnu. L’étudiant avait bien aperçu un jour la partition de la Sonate « Concord » sur le piano de Goldmark, mais ce dernier l’avait mis en garde des risques de « contamination » que représentait une telle œuvre pour un jeune esprit. Copland ne devait découvrir l’œuvre du pionnier de la musique américaine que bien plus tard. Il forgea donc sa propre conception de ce que devait être une musique authentiquement américaine dans l’ignorance de l’apport essentiel de Ives. Quelques années plus tard, la découverte prendra la forme d’une révélation. « Nous étions là, dans les années vingt, à chercher un compositeur de la génération précédente avec un “son américain”, et ici il y avait Charles Ives composant cette incroyable musique – totalement inconnue de nous 1 ! »
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En juin 1921, Copland choisit de poursuivre ses études en France. Avant de s’installer à Paris, il participe à la session d’été du tout nouveau Conservatoire américain de Fontainebleau. Il suit les cours de composition de Paul Vidal mais, déçu par son enseignement, il se tourne vers Nadia Boulanger, alors professeur d’harmonie, dont la personnalité charismatique et le talent exceptionnel le séduisent immédiatement. Comme pour Elliott Carter, Walter Piston, Virgil Thomson puis beaucoup d’autres jeunes compositeurs américains qui, au cours des décennies suivantes, viendront s’ajouter à la longue liste de ses élèves, « Mademoiselle » joua un rôle fondamental dans la formation musicale de Copland. Elle élargit considérablement sa culture en l’initiant aux madrigaux de la Renaissance, aux cantates et à l’œuvre d’orgue de Bach. Elle lui fit découvrir un large éventail de musiques modernes comprenant notamment des œuvres de Stravinsky, dont l’écriture rythmique l’influencera profondément, de Ravel, mais aussi de Fauré et de Mahler, deux compositeurs pour lesquels il gardera un grand attachement. Copland déclarera avoir appris des cours de composition de Nadia Boulanger la clarté de la conception et l’élégance des proportions, le sens de la continuité du discours musical, de la « grande ligne ». C’est grâce à Nadia Boulanger qu’il découvrira aussi les œuvres littéraires de Paul Valéry et surtout d’André Gide pour lequel il gardera une grande prédilection.
À l’automne 1921, Copland s’installe à Montmartre en compagnie de son compatriote le futur directeur de théâtre et critique dramatique Harold Clurman. Il visite les musées, fréquente la librairie Sylvia Beach, lieu privilégié de rencontres intellectuelles, et assiste et à de nombreux concerts et ballets où il peut entendre tous les courants musicaux de l’avant-garde musicale qui fleurissent alors dans la capitale. La première de La création du monde de Darius Milhaud, le 25 octobre 1923 par les Ballets suédois, est sans doute une de ses expériences musicales les plus marquantes. L’utilisation que le Français fait du jazz lui ouvre de nouvelles perspectives. La fréquentation des musiciens de jazz, qui jouent alors dans les bistros parisiens où se réunissent souvent des artistes et intellectuels américains, contribue aussi à intensifier l’intérêt pour cette musique qui, bien qu’authentiquement américaine, ne lui a pas semblé jusqu’alors devoir jouer un rôle essentiel dans l’avenir musical de l’Amérique. C’est Nadia Boulanger qui va encourager l’Américain en exil à exploiter le jazz et les musiques populaires qui constituent le véritable patrimoine musical de son propre pays.
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À la différence des artistes et intellectuels américains de la fameuse « génération perdue » Copland envisagea son retour au pays avec optimisme et avec l’ambition d’y jouer un rôle en créant une musique à la fois résolument moderne et américaine.
Copland arrive à New York en juin 1924. Après avoir complété la partition de sa première œuvre pour orchestre Grohg — un projet de ballet commencé à Paris —, il compose la Symphonie pour orgue et orchestre (1924) dont le style est encore hybride. En effet, l’œuvre laisse entendre l’influence d’Honegger, de musiques traditionnelles juives (particulièrement les tournures mélodiques délicatement plaintives des cordes dans le Prélude et la frénésie festive des rythmes de danse du dernier mouvement), mais aussi du jazz, avec notamment ses rythmes évoquant le charleston. L’influence du jazz sera plus manifeste dans Music for the Theatre (1925), pour petit orchestre, fortement marquée par l’esprit de Broadway et dans le Concerto pour piano (1926) dont les passages polyrythmiques et polytonals choqueront fortement le public lors de la création. Copland était rentré au pays peu de temps après la création de Rhapsody in Blue qui avait eu lieu le 12 février 1924 et avait fait l’effet d’une bombe. Même s’il se défendit par la suite d’avoir subi l’influence de celui qui allait devenir, pendant quelques temps, son rival dans le domaine très contesté du « highbrow jazz », c’est-à-dire du jazz sophistiqué, « pour intellectuels », il est très probable que les premiers succès de scandale qu’avait remporté Gershwin contribuèrent à convaincre Copland de l’intérêt qu’il pouvait y avoir à poursuivre dans l’exploration du jazz symphonique. L’intuition avec laquelle certains compositeurs européens comme Darius Milhaud avaient saisi l’intérêt du jazz, et la concurrence qui se développait entre musiciens américains modernistes pour s’approprier ce genre sulfureux à la mode, jouèrent également un rôle important. Copland cachera à peine son opportunisme lorsqu’il dira plus tard : « j’étais préoccupé par l’idée d’ajouter à la grande histoire de la musique sérieuse quelque chose qui eût un accent américain et le jazz me semblait une façon comparativement simple d’introduire la note jazz avec authenticité. (…) C’était une manière facile d’être américain — rapidement américain — une manière que le monde reconnaîtrait comme étant américaine 2. »
L’intérêt de Copland pour le jazz devait rester intact tout au long de sa vie. À la fin des années trente, il vouait une grande admiration à Duke Ellington qu’il considérait comme « le maître de tous » et, dans les années cinquante, il appréciait particulièrement Lennie Tristano, Charles Mingus, Miles Davis et Billy Taylor. À la demande de Benny Goodman, Copland composa un Concerto pour clarinette (1947-1948) marqué par le style « swing ». La musique qu’il compose en 1961 pour le film Something Wild de Jack Garfein, dont le matériau musical sera repris dans Music for a Great City (1964), montre quant à elle, une influence du jazz cool. Cependant, Copland considéra dès la fin des années vingt qu’avec le Concerto pour piano,il avait atteint ses limites dans l’exploration du jazz, jugeant trop limité le potentiel émotionnel de cette musique. L’Ode symphonique (1927-1929), pour grand orchestre, contient encore des éléments de jazz, mais ils sont beaucoup plus discrets et ne constituent plus la « matière première » de la musique.
Les Variations pour piano (1930, orchestrées en 1957), fondées sur un thème de onze mesures contenant une série de quatre notes (mi-si#-ré#-do#) qui génère le matériau harmonique de l’œuvre, témoignent de la tentative de Copland pour trouver une autre voie en explorant un langage plus dissonant. La Short Symphony (1932-1933) développera à l’orchestre le langage harmonique et la complexité rythmique des Variations. Si ces œuvres furent appréciées dans le milieu fermé de l’avant-garde, elles reçurent un accueil tiède du public qui amena Copland à s’interroger sur le bien fondé d’une musique conçueparetpour une élite. Remettant en question l’attitude radicale de l’avant-garde, Copland en vint à considérer que le temps des pionniers et des expérimentateurs était terminé.
Le défi était maintenant de sortir du ghetto dans lequel s’était enfermée la musique moderne savante en élargissant son public et en trouvant des modes d’expression en accord avec la situation présente : celle d’un pays ravagé par la Dépression. Les idées de Copland s’inscrivaient alors dans une prise de conscience de la gravité de la situation politique et économique par un nombre croissant d’intellectuels et d’artistes américains qui, comme lui, se sentaient proche du Parti communiste et s’engageaient dans le mouvement social et culturel de gauche connu sous le nom de Front populaire.
Pour Copland, la communication avec ce public élargi devait passer par l’emploi de ce qu’il appelait la « simplicité imposée ». Elle était fondée d’abord sur un langage mélodique fortement diatonique intégrant souvent des folk songs empruntés au répertoire américain comme, entre autres, les chansons de cow boy du ballet Billy the Kid (1938), ou sud américain comme les mélodies mexicaines de sa pièce orchestrale El Salón México (1932-1936). Elle nécessitait aussi des harmonies constituées, en grande partie, d’accords de trois sons, une rythmique gardant le caractère incisif des danses et des songs tout en adoptant la souplesse déclamatoire de la prose, et un abandon de l’approche formaliste au profit de l’élaboration de structures musicales aisément perceptibles. Cette « simplicité imposée » montrait une orientation esthétique et une attitude créatrice soucieuse de l’accessibilité de l’œuvre qui se devait d’être autant artistique que fonctionnelle. Cette conception, qui n’est pas sans rappeler la Gebrauchsmusik allemande, devait amener Copland à aborder, au cours des années trente et quarante, un large éventail de genres et à prendre en compte le phénomène de démocratisation culturelle dû aux moyens de diffusion alors en pleine expansion : le cinéma, la radio et, plus tard, la télévision.
Hollywood, qui lui ouvrit ses portes en 1937, permit à Copland d’atteindre son objectif en touchant un public bien plus large que celui des salles de concert tout en parvenant à garder son propre langage musical. Les musiques de long-métrage qu’il écrit dont Of Mice and Men (1939) et The Red Pony (1948), d’après John Steinbeck tous les deux réalisés par Louis Milestone et The Heiress (1948), d’après Henry James, réalisé par William Wyler, montrent une maîtrise exceptionnelle du genre et une approche novatrice. Plutôt que d’adopter le style néo-romantique et très emphatique pratiqué le plus souvent à l’époque, notamment par Max Steiner, Copland écrit des partitions dans lesquelles la musique sait rester en retrait et agit subtilement pour souligner notamment la psychologie des personnages. Elle ne s’impose le plus souvent qu’à des moments-clés, généralement à la fin des scènes, décuplant ainsi la charge émotionnelle de ce qui se joue sur l’écran. Il compose aussi des pièces pour la radio comme Prairie Journal (1937) et John Henry, pour orchestre de chambre (1940).
Son premier opéra, The Second Hurricane (1936), est écrit pour être joué par des étudiants de lycée, un choix qui reflète l’attention qu’il porte à l’éducation de la jeunesse. Avant d’être rejeté par les producteurs et finalement représenté sur scène, son second opéra, The Tender Land (1952-1954), a été d’abord conçu pour être diffusé à la télévision. Sa proximité avec les gens de théâtre et, plus particulièrement, avec le Group Theatre l’amène à composer plusieurs musiques de scène, notamment pour la pièce Quiet City (1939) d’Irwin Shaw. Copland contribue aussi à donner ses lettres de noblesse au ballet américain en collaborant avec de grands chorégraphes comme Agnes de Mille, pour Rodeo (1942) et Martha Graham, pour Appalachian spring (1943-1944).
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Le succès considérable que rencontrèrent ses œuvres donnèrent à Copland un statut de compositeur « national » auprès des médias et du public qui s’accordait avec le patriotisme dont le compositeur fit preuve dans deux de ses plus célèbres œuvres de l’époque. Fanfare for the Common Man (1942), pour cuivres et percussions, fut composée en réponse à l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale et fut partiellement inspirée par le discours du vice-président Henry A. Wallace au cours duquel il avait proclamé la naissance du « Siècle de l’homme du peuple » (« The Century of the Common Man »). En raison de son caractère solennel, de ses harmonies modales simples, de sa stabilité rythmique et de ses thèmes mélodiques aisément mémorisables, l’œuvre servit très souvent de générique pour des émissions de radio ou de télévision ou lors d’événements politiques, sportifs ou militaires. Lincoln Portrait (1942), pour récitant et orchestre, qui utilise des extraits de lettres et de discours d’Abraham Lincoln ainsi que des folk songs de l’époque comme Camptown Races et Springfield Mountain, sera aussi très souvent utilisé lors de cérémonies nationales officielles.
En 1949, Copland se rend en Europe après une absence de douze ans. À Paris, il rencontre Pierre Boulez dont la Seconde sonate pour piano le fascine et motivera sans doute le renouvellement de son approche du piano dans la Fantaisie pour piano (1957). Il rencontre également René Leibowitz et Olivier Messiaen et visite le studio de musique concrète de Pierre Schaeffer. Il s’intéresse aussi aux dernières œuvres de Webern, mais aussi aux œuvres de Frank Martin et de Luigi Dallapiccola, deux compositeurs qui avaient adopté le dodécaphonisme. Sentant la nécessité de ne pas rester à l’écart des avant-gardes européennes, Copland va renouveler son langage musical en adoptant de façon très personnelle la méthode de composition de Schoenberg. Selon lui, le dodécaphonisme « n’est rien d’autre qu’un angle de vue, comme le traitement de la fugue ; c’est un stimulus qui enrichit la pensée musicale (…). C’est une méthode, non un style, et par conséquent il ne résout aucun problème d’expressivité musicale 3. » Son approche du dodécaphonisme se veut plus souple et plus spontanée que celle de Schoenberg. C’est un moyen de renouveler son langage harmonique, sans toutefois renoncer à l’emploi de la tonalité.
Le Quatuor avec piano (1950) emploie une seule série (de onze notes) qui, comme c’est souvent le cas chez Schoenberg, à une fonction thématique. Mais à la différence du Viennois, Copland dessine des lignes mélodiques beaucoup plus chantantes et ne présente que rarement la série dans son intégralité. De plus, cette série, dérivée d’une mélodie de sa musique pour le film The Red Pony, est conçue pour générer un certain nombre de motifs diatoniques. Dans les trois autres partitions de Copland utilisant la série, le sentiment tonal est également présent comme, par exemple, dans la Fantaisie pour piano élaborée à partir d’une série de dix notes dont les deux dernières servent d’ancrage tonal, ou dans Inscape (1967), pour orchestre, qui, bien que commençant par un accord de onze notes suivi d’harmonies denses et dissonantes, laissera entendre par la suite des accords consonants. L’utilisation de la série par Copland fut aussi motivée par une volonté de traduire musicalement un monde qui, après les désastres de la Seconde Guerre mondiale et avec les tensions de la guerre froide, subissait de profonds changements. En composant Connotations (1962), pour orchestre, (basé sur une série de douze sons distribuée en trois accords de quatre notes), Copland dit avoir voulu exprimer « quelque chose des tensions, des aspirations et du drame inhérents au monde d’aujourd’hui 4. » L’expérience de la série ne devait pas détourner Copland de son attachement aux sources populaires, comme en témoignent les deux recueils de songs Old American Songs (1950 et 1952) ou encore Emblems (1964), pour orchestre d’harmonie, qui contient des références à l’hymne « Amazing Grace », mais aussi au jazz et à la musique latino-américaine.
Au début des années soixante-dix, Copland cesse de composer, ne trouvant plus, de son propre aveu, l’inspiration. Il se consacre alors à sa carrière de chef d’orchestre qu’il poursuit avec une grande ouverture d’esprit, dirigeant aussi bien Xenakis, Takemitsu ou Lutosławski que ses propres partitions. Il laisse une œuvre abondante et riche qui, sans jamais tomber dans la séduction gratuite ni dans la démagogie, parvient à concilier musique populaire et musique savante et à représenter pour la nation entière l’expression sonore de l’âme américaine.
- Cité dans : Howard POLLACK, Aaron Copland: The Life and Work of an Uncommon Man, New York, Henry Holt, 1998, p. 111.
- Vivian PERLIS and Libby Van CLEVE, Composers’ Voices from Ives to Ellington: An Oral History of American Music, New Haven, Yale University Press, 2005, p. 309.
- Aaron Copland, « Fantasy for Piano », The New York Times, 20 octobre 1957, cité dans : Howard POLLACK, op. cit., p. 446.
- Aaron Copland, Note de programme pour Connotations, citée dans : Howard POLLACK, op.cit., p. 499.