Œuvre majeure de la littérature pianistique, chef-d'œuvre du « premier Boulez », partition parmi les plus significatives de son époque, la Deuxième Sonate amplifie, à l'intérieur d'une même problématique, les avancées de la Première Sonate.
On se reportera à la notice concernant cette œuvre pour « situer » le pari que représente, en ces années d'immédiate après-guerre et de développement en France du sérialisme, la saisie de cette forme pluricentenaire de la musique instrumentale. On ajoutera que, d'une certaine manière, la Deuxième Sonate se montre plus soucieuse que la précédente d'assumer un héritage — notamment beethovénien — dans le même mouvement où les terres inconnues sont davantage explorées.
Premier geste : une sonate en quatre mouvements. Un Allegro qui retient de la forme sonate l'idée de l'opposition de deux (thèmes) matériaux, ainsi que de la succession exposition-reprise développement-réexposition ; un mouvement lent qui est un thème à variation (unique) ; un scherzo court entrecoupé de trois trios ; un finale développé, enfin, avec introduction, fugue et rondo final ; une coda vaut pour ce quatrième mouvement et pour l'œuvre entière.
Avant toute chose, c'est l'écriture instrumentale qui frappe et définit la Deuxième Sonate par rapport à la précédente comme la réalisation par rapport à l'esquisse. Ecriture très ample, qui met en jeu le clavier entier en une somptuosité toute lisztienne, qui procède par oppositions violentes et continuelles (des registres, des dynamiques, des tempi), et qui est elle-même fait d'écriture, en ce sens que la Sonate représente une apothéose du jeu polyphonique de Liszt au-delà de Beethoven, de ce point de vue ; Beethoven, mais au-delà hommage et apothéose de Bach, dont les quatre lettres, selon le cryptogramme connu, se retrouvent dissimulées çà et là en des points « stratégiques » de la partition : dans le premier trille de l'œuvre (mes. 5) ou tissant sa dernière page entière.
Plus encore que dans la Première Sonate, qui était œuvre de découverte du sérialisme, la série est ici « en exploitation », en tant que discipline de pensée et d'écriture plus que « règle fondamentale » à la manière schoenbergienne. L'énoncé des douze sons, qui survient au départ du premier mouvement, ne semble servir qu'une fois en tant que tel ; le compositeur est bien davantage intéressé par les rapports qui peuvent survenir entre tels motifs issus de cette série — on peut en distinguer cinq —, la configuration particulière de certains (par exemple celui très identifiable à l'oreille qui procède par groupe de quatre notes dont les deux premières sont identiques), le jeu polyphonique d'un motif contre un autre.
De même, dans le deuxième mouvement, le « thème sériel » donne naissance à une variation unique, qui est davantage « réflexion en trope » sur ce thème, paraphrase développée des virtualités qu'il contenait, que «traitement sériel » du thème — la connotation médicale du terme n'a rien pour séduire l'auteur !
Dans le dernier mouvement, la fugue est une fugue à quatre « voix » ; cependant ces voix ne sont pas mélodiques, mais rythmiques, ce sont des motifs élaborés durant les séquences lentes de l'introduction qui précède ; ces quatre motifs rythmiques se retrouvent pour construire la dernière page (coda) laquelle, on l'a dit, fait large place à la cellule mélodique si bémol-la-do-si naturel (B-A-C-H), qui termine l'œuvre en une ultime permutation, un peu comme la série initiale du Concerto pour violon de Berg, construite selon son économie propre, « rencontre » dans le finale les notes constitutives du choral de Bach Es ist genug.
Telles sont brièvement exposées quelques-unes des procédures de composition à l'œuvre dans la Deuxième Sonate. Signalons certains points. Dans le premier mouvement, il n'y a pas deux thèmes à proprement parler, mais deux gestes, qui opposent la brusquerie sauvage initiale aux accords posés en détente, au milieu de la troisième page, selon une opposition qui reprend, selon le dire même de l'auteur, celle qui construit le premier mouvement de la sonate Aurore de Beethoven. Semblable opposition se retrouvera dans la reprise, puis dans le réexposition — celle-ci non littérale.
Dans le deuxième mouvement se dessine un autre « geste », extrêmement intéressant parce qu'il répond à une inclination boulézienne qui se révélera permanente : l'idée de « parenthèse ». Le fil du discours s'interrompt à un moment, pour faire place à une séquence qui semble de tout autre caractère ; puis, celle-ci achevée, le discours reprend au niveau de hauteur, d'intensité et de tempo qui était le sien au moment de son interruption.
Le troisième mouvement joue sur l'opposition entre écriture ponctuelle, voire staccato (les 4 séquences de Scherzo) et écriture plus liée et mélodique (les 3 trios).
Du finale, il ne reste qu'à signaler l'aspect « citationnel » tant de la Fugue qui en occupe le centre que du trille omniprésent dans tout le mouvement : référence au Beethoven de l'Opus 106, référence voulue et repensée.
La Sonate se termine par la belle plage de calme qu'on a évoquée, qui clôt l'œuvre dans l'exténuation du son (pianissimo) et du tempo (très lent), dans un grand mouvement d'ouverture des deux bras de l'interprète — comme l'offrande à quelque dieu fêté depuis des siècles.