Parcours de l' oeuvre de Florence Baschet

par Michèle Tosi

Une appétence pour le timbre

« Les artistes contemporains sont des chercheurs ». C’était l’intime conviction des frères Baschet, Bernard (1917-2015), ingénieur, et François (1920-2014), écrivain, sculpteur, acousticien et designer, deux artistes à qui l’on doit la construction, à partir des années 1950, des célèbres Structures Baschet (dont le Cristal Baschet1) faisant appel à de nouveaux matériaux pour produire des sons nouveaux. Ils étaient les oncles de la compositrice Florence Baschet sur qui souffle, dès l’enfance, l’esprit d’invention qui la conduit tout naturellement, avec cet élan intuitif et empirique, à construire elle-même sa structure : « J’ai été luthière avant d’être compositrice », prévient-elle. Son instrument fait cinq octaves et demi et lui permet de jouer avec le timbre et la microtonalité. Avec son Cristal sur lequel elle improvise, la jeune Baschet fait le tour du monde, en duo avec un percussionniste, ou en quatuor avec cithare, tablas et flûte à quatre trous (musique carnatique) : un apprentissage à l’écoute du son dont elle vante aujourd’hui encore les mérites, via un instrument qui lui permet d’agir sur les paramètres du son et d’enrichir le langage à travers le timbre : « Je voulais un Cristal très réactif, qui ne se contente pas de propager des nappes sonores », souligne-t-elle. En 1988 (elle a trente-trois ans), la pièce qu’elle présente à l’entrée du CNSM de Lyon, dans le département de composition et informatique musicale, est une composition sur Cristal Baschet et sur une seule note, une plongée quasi scelsienne à l’intérieur du son.

En étudiant à Lyon avec Philippe Manoury, au sein du Studio Sonus, Florence Baschet prend ses distances vis-à-vis de l’école spectrale dont elle ne sera pas tentée de suivre la démarche esthétique. Pour autant, les promesses du studio stimulent son désir de création. Elle reste attachée au Cristal Baschet qu’elle associe désormais à l’électronique. Composée en 1991, Nuraghe est une pièce mixte (un genre qu’elle va beaucoup pratiquer) pour quatre claviers (vibraphone, marimba, piano, Cristal Baschet), trio à cordes (alto, violoncelle, contrebasse) et dispositif électroacoustique en temps réel. Lorsqu’elle évoque les personnalités qui l’ont marquée durant son apprentissage, c’est Luigi Nono qu’elle cite en premier (La Fabbrica illuminata, Fragmente-Stille), compositeur qu’elle rencontre en 1989 au centre Acanthes où il est professeur invité. La notion de silence, d’espace, « cette manière de s’immiscer dans le monde avec une écoute intérieure », retiennent tout son intérêt. « Composer, c’est savoir écouter2 », aimait à dire le maître vénitien. Elle mentionne également Elliott Carter, pour ses quatuors à cordes, Gérard Grisey (Vortex temporum plus que les Espaces acoustiques) mais aussi François Couperin (Leçons de ténèbres) et l’Orfeo de Monteverdi pour la voix et la manière de faire chanter le texte.
Elle intègre en 1991 le Cursus de composition et d’informatique musicale de l’Ircam, une institution où, passée l’année de stage, Florence Baschet va pouvoir mener sa recherche dans le domaine de l’espace sonore mixte : créer les outils qui lui permettent d’installer le soliste et le dispositif électroacoustique dans une relation interactive particulière, sensible et réactive, comme celle qui s’établit entre les musiciens dans l’univers chambriste.
Dans sa pièce Cursus Alma Luvia (1992-93), le Cristal Baschet joue le rôle d’interface entre la voix, les instruments (alto et clarinette) et l’électronique en temps réel. L’écriture vocale inaugure un travail sur le texte (des extraits du Finnegans Wake de James Joyce) et son énonciation, un concept que la compositrice ne cessera d’affiner au cours de sa carrière.
Préfigurant sa recherche menée sur l’interactivité du geste instrumental et du dispositif électronique en temps réel (suivi de geste), Electrics (2005) pour flûte (ou saxophone) relevant de la forme ouverte, est une pièce mixte pour l’apprentissage, une œuvre attractive destinée au professionnel comme à l’étudiant désireux de se familiariser avec les technologies de pointe associées à l’instrument. Dans Electrics, l’écriture s’ancre sur une fondamentale, le mi médian joué (et chanté dans la flûte) par l’interprète. La fréquence est reconnue et analysée en direct par le programme informatique Max/MSP qui génère des transformations sonores en fonction des variations de dynamiques (neuf types différents) et de timbre (fluctuations du jeu au quart de ton) effectuées par le/la flûtiste. Ainsi l’interprète a-t-il le contrôle permanent du son qui sort des haut-parleurs via sa propre technique de jeu. Sur ce flux électroacoustique mouvant, il dessine alors ses propres trajectoires.

Une recherche pionnière

« Pour créer une réelle relation interactive entre les instrumentistes et le dispositif, la question posée est comment les instrumentistes vont pouvoir interpréter le dispositif. En effet, si l’instrumentiste est l’exécutant, l’interprète du texte musical, il me semble important qu’il puisse aussi être interprète-acteur dans le jeu des transformations de son propre son par le dispositif électroacoustique, qu’il puisse “jouer” aussi la partition électroacoustique que l’on entend dans les haut-parleurs. La question compositionnelle est alors comment composer cette interaction et dans quel espace approprié. »

De 2005 à 2008, épaulée par les équipes de l’Ircam, Serge Lemouton mais aussi Frédéric Bevilacqua (pour les outils d’analyse et de reconnaissance du geste), Florence Baschet se lance dans une recherche pionnière sur le suivi de geste. Le travail se situe dans le sillage d’Antescofo (le patch de suivi de partition conçu par Arshia Cont) mais va au-delà dans la mesure où le logiciel va désormais reconnaître non plus la hauteur des notes mais l’enveloppe du geste. Ses travaux aboutiront à l’écriture de deux pièces emblématiques de son catalogue, BogenLied, d’une part (2005), pour violon “augmenté” et dispositif électroacoustique en temps réel, et StreicherKreis (2006-2008) pour quatuor à cordes “augmenté” et dispositif électroacoustique en temps réel : « Je ne voulais aucun câble ni pédale sur scène », avise la compositrice. Pour BogenLied, c’est par le seul intermédiaire d’un capteur fixé sur l’archet (une puce électronique pesant seulement quelques grammes et placée sur la hausse de l’archet du violoniste), qu’elle développe avec l’équipe de l’Ircam un système capable de reconnaître les gestes de l’instrumentiste et de déclencher les transformations programmées en amont. Pour ce faire, elle a sélectionné trois modes de jeu, le détaché, le spiccato et le martelé, trois gestes modélisés par l’outil informatique dont l’ampleur, l’énergie et la vitesse d’exécution de l’interprète seront autant de facteurs pour faire réagir la machine de manière singulière : « Libre d’exécuter du grand au petit détaché, du grand au petit spiccato, avec beaucoup ou peu d’énergie contenue dans l’articulation », lit-on sur la partition. Ainsi l’espace sonore est-il entièrement piloté par le coup d’archet de la violoniste Anne Mercier, musicienne de l’ensemble L’Itinéraire, qui peut ainsi modeler en temps réel la réponse électroacoustique lors de la création de l’œuvre en 2005, BogenLied (« Le chant de l’archet ») étant l’une des premières pièces écrites pour violon “augmenté3“.

La recherche sur le suivi de geste avec le réalisateur en informatique musicale (RIM) Serge Lemouton et Frédéric Bevilacqua se poursuit en 2006-2008 (Baschet est nommée « compositrice en recherche » à l’Ircam pour deux ans), à travers l’écriture du quatuor à cordes StreicherKreis. « Ce qui m’intéresse en tant que compositrice, c’est de placer l’écoute et l’intention compositionnelle dans ce lieu réservé qu’est le coup d’archet. Pour le violoniste, le phrasé gestuel de l’archet est l’expression de sa pensée instrumentale, parce qu’il est l’outil qui élabore le son, qui façonne le timbre de l’objet sonore par des qualités de célérité, d’énergie, de position ou d’angle d’attaque de l’archet sur la corde. Cette technique d’archet est l’objet de longues études, toutes aussi considérables que pour la technique de la main gauche ; un ami violoncelliste me confiait même que son geste d’archet relevait de son intimité. Il s’agissait pour moi de créer à partir des phrasés gestuels, un système interactif d’un genre nouveau entre ordinateur et musicien. Puisque c’est le coup d’archet des instrumentistes qui va définir en temps réel les paramètres de la synthèse4. »

Cette réactivité du jeu instrumental avec la machine opère cette fois sur les quatre instruments via un dispositif de reconnaissance et de suivi de geste comme dans BogenLied. Dans StreicherKreis, le quatuor à cordes est un méta-instrument à 16 cordes où les quatre parties contribuent à l’élaboration du tout. « Les instruments du quatuor forment un seul corps sonore dont les éléments gestuels peuvent être particuliers à chacun et/ou communs à tous », écrit Florence Baschet dans sa note d’intention. Six capteurs gestuels miniaturisés sont posés sur chacun des archets. Le traitement électroacoustique se fait en temps réel sur le son des instrumentistes. « De manière générale, je cherche à ce qu’il ne masque pas le son du quatuor mais se fonde dans l’écriture : la distance entre son instrumental et son transformé est subtile », prévient-elle. Embarqué dans l’aventure, le Quatuor Danel, qui donnera une première exécution de l’œuvre le 13 novembre 2008 à l’Espace de projection de l’Ircam, sera présent à chaque étape du processus pour tester les avancées du travail. « Les ingénieurs développaient les outils de captation qu’ils faisaient évoluer tout au long du processus d’expérimentation avec le quatuor5 ». Baschet note sur la partition les déclenchements de l’électronique induit par le coup d’archet au sein d’une écriture qui fourmille de quarts de ton. Dans le deuxième « cycle » de l’œuvre, le suivi de geste n’est actif que sur l’un des quatre instruments qui doit transformer le son des autres. À la mesure 213 (huitième séquence, Geste-timbre), sur une tenue des deux violons et de l’alto, le violoncelle mime les modes de jeu tonlos (gestes muets) qui modifient sensiblement l’accord tenu pianissimo des trois autres instruments. Une trouvaille magnifiant l’efficacité du système qui retiendra l’attention de Pierre Boulez, se souvient la compositrice 6.

Les deux têtes chercheuses, Florence Baschet et Serge Lemouton désormais complices, se retrouvent à l’Ircam en 2011 pour aborder une nouvelle étape dans l’élaboration de l’outil développé depuis 2005. Dans La Muette (2011), une œuvre centrale dans le catalogue de Baschet, pour voix, ensemble instrumental et dispositif électronique en temps réel sur laquelle nous reviendrons, le logiciel à l’œuvre, le suiveur audio, va reconnaître les contours de la voix autant que ceux des instruments par le biais non plus de capteurs mais de « descripteurs audio » via la modélisation de tous les paramètres du son. L’interactivité est la plus vivante qui soit, où la chanteuse (Donatienne Michel-Dansac) et les instrumentistes (l’ensemble TM+ dirigé par Laurent Cuniot) vont non seulement jouer la partition qu’ils ont devant les yeux mais aussi réinterpréter, par la qualité de leur jeu, le son électroacoustique du dispositif qui sort des haut-parleurs. La performance technologique est une fois encore pionnière dans l’histoire du « temps réel ».

Les cordes, en tant que matière ductile pour écrire le timbre, avec ou sans électronique, constituent un premier terrain de recherche privilégié autant que fertile chez la compositrice : mentionnons, dans le domaine de la musique de chambre acoustique, les Cinq Études pour quatuor à cordes (2009), Doppia pour deux violons (2013), Streicher #2 pour quatuor à cordes (2016) et Manfred, cycle pour quatuor à cordes de 2017 (écrit pour les trente ans du Quatuor Manfred), une composition inspirée par le drame de Byron où la notion de geste impliquant des modes de jeu spécifiques reste prégnante dans l’écriture. Si par un jour… (2020), pour quatuor à cordes et piano, est la pièce instrumentale la plus récente de son catalogue. Baschet prend également le texte comme support de composition, celui du roman d’Italo Calvino, Se una notte d’inverno un viaggiatore (1979) : « Je voulais que les cinq instrumentistes suivent le fil d’une trame tendue par la dramaturgie où la pensée musicale s’entendrait comme une vibration ou comme énergie, tantôt ségrégée (conservée sans déperdition), tantôt dispersée », lit-on dans la note d’intention : une poétique du son aux marges du silence qui nous met à l’écoute des altérations-fluctuations de l’espace et du temps.

Les pouvoirs de la langue

Les sources littéraires

La voix et le texte qu’elle véhicule participent d’un autre univers de prédilection (une dizaine de pièces soit le tiers du catalogue) chez une compositrice passionnée de littérature qui s’attache à la langue et au rapport qu’elle entretient entre son et sémantique. James Joyce, le maître de l’ambiguïté en ce domaine, est par deux fois convoqué, dans Alma Luvia déjà cité et dans Spira Manes (1995), une pièce mixte qui prolonge la précédente et l’amplifie. Il fallait à Florence Baschet sept voix (et autant d’instruments) pour faire entendre la polyphonie du monologue intérieur joycien (La spirale des âmes défuntes extraite d’Ulysse) où elle entremêle les langues, où voix et instruments subissent des transformations via l’électronique, « où les temps passé, présent et futur se conjuguent sur un mode non linéaire et se retrouvent superposés7 ».
Écartant le français, « au risque de tomber dans la déclamation debussyste », nous avoue-t-elle, Florence Baschet considère la/les langues (anglaise, arabe, hébraïque, persane, etc.) en tant que matériau qu’elle veut composer. Les techniques traditionnelles se frottent à l’écriture contemporaine dans Filastrocca (2002) où elle fait chanter la langue sarde sur un poème de l’Italien Marcello Fois écrit spécifiquement pour la pièce : « Ils chantent a cappella, en formation de quatuor de voix d’hommes et sont capables de créer l’émergence d’une cinquième voix virtuelle, “la quintina” », s’exalte la compositrice émerveillée par le chant liturgique sarde. Sa pièce pour deux voix solistes, six instruments et dispositif électroacoustique doit se jouer dans un espace réverbérant, intégrant des échantillons sonores de la Confraternità de Castelsardo enregistrée in situ, en chœur et séparément. En 2006, pour le baryton-basse Nicholas Isherwood, elle écrit Berechit sur les cinq versets de la Genèse, « le poème dont nous sommes faits », selon ses termes. « J’ai voulu faire entendre les harmoniques des mots hébreux », explique la compositrice qui mène un travail spécifique d’écriture sur les voyelles, exigeant du soliste une technique de chant diphonique8. La voix est amplifiée et l’électronique combine sons fixés (chœur de basses) et temps réel.
Florence Baschet s’est penchée à plusieurs reprises sur l’écriture d’auteurs et d’autrices qui donnent la parole aux femmes : Marmoud Darwich et Itzrach Laör dans Femmes, Virginia Woolf (The Waves), Chahdortt Djavann (La Muette), Lydie Salvayre (La compagnie des spectres), procédant sur les textes et les langues requises un travail de recherche phonologique pour en appréhender la matière et la traiter selon son désir.

L’écriture de l’énonciation

Certains parlent d’articulation, d’autres de prononciation, s’agissant de cette façon de dire ou de faire chanter un texte avec l’objectif d’en mieux projeter et la langue et le sens. S’inscrit dans cette mouvance le Sprechgesang de Schönberg inauguré dans Pierrot lunaire, qui lie le mot et sa ligne de chant avec une efficacité et une tension intérieure toute expressionniste. Baschet situe sa recherche au-delà du Sprechgesang, avançant le mot d’énonciation qu’elle place délibérément du côté de la sémantique. Elle aime citer pour exemple la manière d’un Antonin Artaud ou celle de l’Italien Carmelo Bene, tous deux hommes de théâtre et comédiens qui s’emparent de leur texte et le font vivre à travers de constantes variations d’intensité, d’accents, de registres, de grains et de durée, du souffle au cri, du chuchotement à l’éructation. C’est ainsi qu’elle compose Femmes en 20019, se concentrant sur les phénomènes d’accentuation et d’intonation de la voix : consonances percussives, syllabes pleines de bruit, variations de durée, d’intensité, transitoires d’attaque et d’extinction du son. « Deux femmes, l’une en langue hébreu, l’autre en langue arabe, chantent leur appartenance à la même terre. Une histoire de femmes, une histoire de terre et deux langues distinctes. Car ces femmes sont séparées par ce qui pourrait les unir, la puissance de communication, le langage », écrit Florence Baschet. Tournant le dos au public, les femmes chantent au creux des deux « tôles à voix » des Frères Baschet, feuilles de métal sculptées et pliées, hautes de plus de deux mètres, qui ont la particularité de créer un effet sonore réverbérant avec une distorsion spectrale riche en harmoniques.
La force de la proposition émeut la critique et la pièce assoit la réputation de la compositrice qui verra ses commandes se multiplier. Telle cette invitation du Groupe de Recherches Musicales en 2003, pour lequel elle compose Bobok, troisième volet d’un cycle de pièces pour orchestre de chambre constitué de Sinopia (1994) et Aïponis (1998). « Dans une démarche schaefférienne, j’ai travaillé sur des sons de percussions, avec de grands gongs dont je modèle, déforme et filtre les sonorités ». Bobok10 est conçu pour ensemble de treize musiciens et un support électroacoustique réalisé dans les studios du GRM et projeté sur l’acousmonium11 de l’institution.

L’écriture de l’énonciation et la question de sa notation se précisent dans La Muette, cette œuvre phare déjà citée, intégrant une partie électronique autonomisée par le système de « suivi audio ». La Muette est un monodrame composé d’après le texte, originellement écrit en français, de la poétesse iranienne Chahdortt Djavann (née en Iran en 1967) que Baschet fait traduire en iranien ; car c’est à partir de la langue persane, via un travail intense sur le matériau phonologique, qu’elle entend sculpter le mot pour en creuser le sens : souffle, chuchotement, inspiration-expiration, chanté détimbré, appelé, crié, déclamé, psalmodié, craché, scandé, bouche fermée, etc. sont autant de modes d’énonciation précisés sur la partition et réclamant une notation ad hoc : tête de note en croix, hors de la portée ou avec des hauteurs (comme celle du Sprechgesang), tête de note pleine avec des hauteurs, etc.
Dans les prisons des Mollahs, Fatemeh, jeune fille de 15 ans condamnée à mort par pendaison, écrit l’histoire de sa tante et l’amour fusionnel qu’elle a éprouvé pour cette femme libre, « scandaleusement différente », tête nue et cigarette aux lèvres, devenue muette « pour ne pas trahir ». Fascinée par ce personnage « qui savait faire entendre son silence comme personne », lit-on dans le texte de Djavann, Florence Baschet met à l’œuvre tous les ressorts de l’écriture pour faire résonner par la musique cette voix inaudible.

Un acte politique

Mettre en scène La Muette, pendue sur la place publique pour avoir affiché sa liberté de femme, confronter et faire résonner ensemble les langues arabe et hébraïque dans un langage poétique qui tend à célébrer les noces entre liberté et paix, convoquer, enfin, la plume acérée de Lydie Salvayre et sa Compagnie des spectres (2022) relèvent d’un engagement et d’une volonté de rendre compte, à travers des choix singuliers, d’un contexte et d’une actualité dont Florence Baschet veut se faire l’écho.

En 2004, avec le plasticien et vidéaste Pietrantonio et sur le texte de Massimo Carlotto écrit pour le projet, Florence Baschet conçoit son vidéo-opéra Piranhas, pour deux voix, quatuor de saxophones, ensemble instrumental et électronique en temps réel. Le texte en italien comporte également sa traduction allemande. Il est chanté (mais aussi parlé et chuchoté) dans les deux langues et par les deux voix (une mezzo-soprano et un sopraniste), suscitant cette confrontation-ambiguïté de la sonorité et du sens des mots que Baschet aime explorer. L’idée est de plonger le spectateur dans un monde d’images et de sons avec cette interactivité des supports qu’ont recherchée les deux artistes. L’installation est d’envergure, qui fait éclater l’espace scénique, plaçant au centre l’ensemble instrumental cerné par les quatre murs d’écrans de huit mètres de longueur sur quatre mètres cinquante de hauteur. Le quatuor de saxophones est spatialisé, les musiciens étant postés aux quatre angles du dispositif.

« Mes rêves de morceaux de chair coincés entre tes dents / Ma chair, mon sang, la douleur et la mémoire déchirée » : les premiers mots du texte de Carlotto donnent le ton ! Un piranha, prédateur réputé pour sa voracité, est au premier plan, filmé dans un aquarium géant où se lit, sur le panneau de verre central, le mot « LIBERTÉ ». Il est dessiné avec des bribes de bavette comestibles et sera soigneusement et avidement dévoré par le poisson durant les quarante minutes du spectacle : « Libertà, libertà, libertà…. senti come suona pura nella lingua degli uomini12 ». Le piranha est la seule présence vivante de la vidéo. Les images projetées sur les écrans consistent en des tableaux richement colorés (icônes des années 1960 retravaillées par le peintre Pietrantonio) et métaphoriques de l’action du liberticide. À travers les haut-parleurs, et sur le commentaire des piano et vibraphone, passe, dans la section III, un discours de Staline. Dans le début de la section II où les voix se taisent, Baschet introduit un clavier au 1/16ᵉ de ton (joué par la pianiste sur un clavinova) tissant avec le soutien des instruments et de la partie électronique une longue trame glissante sur laquelle s’inscrivent les peintures, mettant tous les sens à l’affût. Piranhas est une expérience perceptive autant qu’un spectacle militant, un acte politique rendant compte du climat des cinquante dernières années : une manière pour la compositrice de se sentir présente au monde et de vivre sa contemporanéité.

En 2022, Florence Baschet participe à l’aventure des Musiques-Fictions initiées par l’Ircam, un projet qui met en prise directe la musique et le propos littéraire, donnant lieu à une expérience d’écoute collective sous le dôme ambisonique13. Parmi les textes d’écrivaines qui lui étaient proposés, elle arrête son choix sur La compagnie des spectres de Lydie Salvayre, un roman de 200 pages au propos politique puissant qu’adapte, pour le format des Musiques-Fictions (40 minutes), Anne-Laure Liégeois. Aux trois comédiens, Baschet ajoute une voix de femme qu’elle fait chanter pour la première fois en français, selon le mode d’énonciation qui lui est cher, avec souffle, sifflantes, expiration, étirement, balbutiement, etc., « dans une transformation poétique du dire au chanter », souligne-t-elle. Le piano, souvent joué dans les cordes, est un instrument-résonance tandis que les sons électroniques entièrement fixés sculptent l’espace autant qu’ils participent à la dramaturgie.

« Notre âme ne peut pas mourir, / La liberté ne meurt jamais. / Même l’insatiable ne peut pas labourer le fond des mers, / Pas enchaîner l’âme vivante, / Non plus la parole vivante […]14 ». C’est sur les vers de l’immense peintre et poète ukrainien Taras Chevtchenko (1814-1861), héros national adulé par la communauté ukrainienne et pourtant méconnu du public français, que Florence Baschet s’est penchée dernièrement, plus précisément sur un poème découvert en français, extrait du recueil intitulé Kobzar, dont elle fait traduire des extraits en ukrainien. La pièce est une commande de Radio France dans le cadre de l’émission Création mondiale sur France Musique, diffusée début janvier 2024.

« Composer », nous dit Florence Baschet, « c’est écouter, c’est aussi s’engager, un engagement de soi-même et de sa relation au monde : écouter ce qui nous entoure parce que nous en sommes les témoins. Oui, composer, c’est s’inscrire dans sa contemporanéité ».


1. Instrument acoustique dont le clavier de verre fait résonner des tiges métalliques accordées ; il doit son nom de Cristal à ses aigus très purs.↩
2. Luigi Nono, Prometeo - conversation entre Luigi Nono et Massimo Cacciari, Festival d’Automne à Paris 1987, éditions Contrechamps, p. 132-146.↩
3. Bevilacqua, F., Rasamimanana, N. H., Fléty, E., Lemouton, S. & Baschet, F. (2006), « The augmented violin project: research, composition and performance report », in 6th International Conference on New Interfaces for Musical Expression (NIME 06), Paris, 2006 (p. 402-406). http://articles.ircam.fr/textes/Bevilacqua06a/index.pdf ↩
4. Florence Baschet, « La recherche en art, Ou comment penser la dialectique acoustique/électroacoustique au sein du geste compositionnel », op. cit. http://www.florencebaschet.com/site/P3-Baschet-CR-Article.html↩
5. Bevilacqua, F., Baschet, F. & Lemouton, S. (2012), « The Augmented String Quartet: Experiments and Gesture Following », in Journal of New Music Research, 41(1), p. 103-119,
http://www.florencebaschet.com/site/P3-BevilacquaSK-Article.html / https://shs.hal.science/hal-01161437v1
↩

6. Florence Baschet, « Le geste instrumental dans StreicherKreis », 2007 (non édité) paru dans Contempary Music Review, 18 avril 2013, en anglais. En français : http://www.florencebaschet.com/site/P3-Baschet-GI-Article.html↩
7. Note de programme pour la création de la pièce à l’Espace de projection de l’Ircam en 1995.↩
8. Le chanteur se sert de sa cavité buccale comme caisse de résonance pour faire sortir les harmoniques d’un son fondamental.↩
9. Femmes (1998-2001) pour deux voix de femmes et ensemble instrumental avec deux tôles à voix des frères Baschet ; il existe une version pour deux voix de femmes et cinq instruments (2001), dédiée à son commanditaire Michaël Levinas.↩
10. Le titre est emprunté à la nouvelle fantastique de Fiodor Dostoïevski publiée en 1873.↩
11. « L’Acousmonium est un orchestre de haut-parleurs disposé en face, autour et dans le public du concert. Il a pour vocation d’être dirigé par un interprète qui projette une œuvre sonore ou musicale dans l’espace de la salle, via une console de diffusion. C’est un outil multiforme qui peut changer d’une fois sur l’autre pour s’adapter aux œuvres et aux circonstances. Il a été conçu et inauguré par François Bayle en 1974, et sert encore principalement à la diffusion des œuvres acousmatiques. Cependant, les artistes des musiques mixtes, des musiques improvisées et du multimédia l’utilisent aussi. », https://inagrm.com/fr/showcase/news/202/lacousmonium ↩
12. « Liberté, liberté, liberté…. entendez comme cela sonne pur dans le langage des hommes »↩
13. Le dôme ambisonique est une installation de neuf mètres de diamètre comportant quelques 66 haut-parleurs disposés sur une structure semi-sphérique invitant à une expérience collective d’écoute immersive en 3D. ↩
14. Taras Chevtchenko, vers extraits de Notre âme ne peut pas mourir, éditions Seghers, Paris, 2022.↩

© Ircam-Centre Pompidou, 2024


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