Alma Luvia est un des principaux personnages du Finnegans Wake de James Joyce. En même temps femme et fleuve, incarnation poétique et image insaisissable, elle nous est racontée comme un élément fluide, parfaitement à l’image de l’univers de Joyce : fluidité des situations espaces/temps par la superposition des temps, l’ambiguïté des symboles, la métamorphose du personnage, la multicompréhension des caractères et des situations, et fluidité totale de l’écriture où les mots s’associent dans une logique onirique, créant une linguistique faite d’ambiguïté et de perpétuelle métamorphose.
À la lecture de ce « multilangage » qui fait de chaque mot une équivoque où l’on croit reconnaître des signes qui sonnent comme des rimes mais au risque d’y perdre son alphabet, on peut se demander, comparativement dans notre univers musical, dans quelle mesure l’apport de l’électroacoustique est une mutation du langage musical.
En hommage à Joyce, j’ai écrit Alma Luvia, pièce mixte pour alto, clarinette, voix (mezzo), cristal Baschet et dispositif électroacoustique. Avec Alma Luvia, j’ai voulu confronter des timbres dont certains possèdent une identité évidente comme la clarinette, l’alto ou la voix, d’autres sont nouveaux et peu connus comme le cristal Baschet, et d’autres enfin sont artificiels, obtenus soit par transformation, soit par simulation, ne se référant pas directement ou clairement à des sources sonores identifiables ou « naturelles » dans notre contexte culturel. L’intérêt de cette confrontation des timbres est d’exploiter par l’écriture l’ambiguïté qui peut en résulter.
Le cristal Baschet a été inventé par les Frères Baschet à la fin des années 50. Instrument acoustique dont le clavier de verre fait résonner des tiges métalliques accordées, il doit son nom de cristal à ses aigus très purs. Il est pour moi la charnière ou la clef de la conception d’une pièce mixte. D’une part, sa lutherie entièrement acoustique lui permet de s’insérer facilement dans une instrumentation traditionnelle et, d’autre part, son répertoire de timbres encore relativement libres de toute charge culturelle permet son mariage avec des sonorités électroacoustiques. Cette ambiguïté dans la perception du cristal Baschet assure la liaison entre le monde instrumental et le monde électroacoustique.
Les transformations sonores du langage musical par l’électroacoustique interviennent tout au long de la pièce. Elles me servent d’une part à accentuer l’idée d’une mutation de timbres en faisant résonner la voix dans des modèles instrumentaux (par modèles de résonance sur la Station d’Informatique Musicale de l’Ircam) ou en simulant entre la clarinette et la voix des interpolations spectrales (sons préalablement synthétisés avec le programme SVP), d’autre part à superposer les temps, passé, présent, futur en manipulant l’insertion, la réminiscence et la superposition du matériau ou de ses différents états de transformation (obtenus par harmonizer, fréquency-shifting, contraction et étirement temporel de l’échantillon sur la S.I.M.).
Le matériau compositionnel est développé par procédé d’anastomose. Il s’agit d’associer des éléments dont le rapport de similitude est l’homophonie mais qui sont chargés de sens différents. C’est le « sansglorians » de Joyce, équivoque d’un mot qui joue du rapport unité/pluralité de sens (sang, sanglot, glory, ou glorians et sans…). L’intérêt compositionnel est de définir la structure des relations dans l’association des termes, un type d’ordre de chaine causale entre les éléments.
L’ensemble de la pièce est centré sur le dernier chapitre du Finnegans Wake, thème de la renaissance qui nous ramène au début du cycle. Ainsi s’écoule Alma Luvia, telle un monologue intérieur chanté au bord du fleuve et digne d’une nuit d’insomnie où s’estompent les repères traditionnels et se créent des visions, hybrides de sons.
En irlandais, jadis, les lettres de l’alphabet avaient des noms d’arbres…
Florence Baschet.