Parcours de l'Ɠuvre de Steve Reich

par Max Noubel

Les premiers essais de composition de l’AmĂ©ricain Steve Reich (nĂ© en 1936), dont il ne reste guĂšre de traces, datent de la fin des annĂ©es 1950. Il vient de renoncer Ă  poursuivre des Ă©tudes de philosophie Ă  Harvard pour entrer Ă  la Juilliard School (1958-1961). Sa culture musicale est encore lacunaire ; ses goĂ»ts, Ă©clectiques. Mais Ă  l’orĂ©e des annĂ©es 1960, il fait des dĂ©couvertes musicales essentielles. Il s’initie en 1962 Ă  la musique africaine par la lecture de Studies In African Music (1959) de A. M. Jones et, un peu plus tard, Ă  la musique indonĂ©sienne par celle de Music in Bali (1966) de Colin Mc Phee.

L’Ɠuvre de BartĂłk, et notamment les derniers quatuors, vont constituer une expĂ©rience majeure en dĂ©veloppant sa connaissance de la musique modale et de l’écriture canonique. Les musiques anciennes – les organa de PĂ©rotin en particulier — mais aussi l’Ɠuvre de Bach — lui ouvrent de nouvelles perspectives contrapuntiques. Reich trouvera Ă©galement dans la musique de Stravinsky, dont il avait dĂ©couvert le Sacre du printemps Ă  l’adolescence, l’écho de ses propres prĂ©occupations : la recherche d’un matĂ©riau mĂ©lodico-rythmique opĂ©rant par rĂ©pĂ©titions dans un langage tonal/modal.

Le goĂ»t pour les musiques populaires et pour le jazz vient Ă©galement se conjuguer de façon naturelle avec son intĂ©rĂȘt pour les musiques « savantes » du vingtiĂšme siĂšcle. Reich porte tĂŽt un regard critique sur la hiĂ©rarchisation du monde musical, considĂ©rant que c’est Schönberg qui est responsable du divorce entre le populaire et le savant. Fait essentiel qui restera toujours fondamental dans son activitĂ© crĂ©atrice, sa vie musicale est enracinĂ©e dans la pratique. Il joue dans les clubs de jazz new-yorkais de Downtown et subit fortement l’influence de Coltrane. La stabilitĂ© de la pulsation sera, comme dans le jazz, l’épine dorsale de sa musique, tout comme sa tonalitĂ©/modalitĂ© en sera la substance. Comme le jazz, elle sera elle aussi une musique dont la nĂ©cessitĂ© de l’exĂ©cution prĂ©cĂšde l’étape de la fixation Ă©crite. Reich se dĂ©tournera cependant du jazz en 1965 aprĂšs avoir assistĂ© Ă  un concert de Coltrane dans le style atonal qu’il rĂ©fute.

DĂšs 1958, Reich ne se sent guĂšre d’affinitĂ© avec l’Ɠuvre de John Cage, doutant de l’intĂ©rĂȘt de l’indĂ©terminisme autant que de l’action libĂ©ratrice des musiciens Ă  laquelle cette musique prĂ©tend parvenir. Le sĂ©jour en Californie (1961-63), oĂč Reich se rend pour poursuivre ses Ă©tudes au Mills College, montre un compositeur encore Ă  la recherche de sa voie. Avec Luciano Berio, il y Ă©tudie alors non seulement la musique du maĂźtre mais aussi celle de Webern, Boulez ou encore Maderna. Reich porte alors une attention particuliĂšre au sens de l’économie des moyens du Viennois, Ă  son inclination pour l’écriture canonique et Ă  sa tendance Ă  la rĂ©pĂ©tition de certaines hauteurs, un aspect qui n’a pas Ă©chappĂ© non plus aux autres membres du courant minimaliste. Avec Berio, il Ă©tudie les Structures pour deux pianos de Boulez, un compositeur qui, bien que diamĂ©tralement Ă©loignĂ© de son esthĂ©tique, l’intĂ©ressera toujours, sans doute en raison de sa rigueur compositionnelle dans laquelle il se reconnaĂźt. Reich s’était en fait dĂ©jĂ  essayĂ© Ă  la musique sĂ©rielle en mai 1961 avec Music for String Orchestra, une Ɠuvre qui soumettait une sĂ©rie constituĂ©e des seuls intervalles de seconde et de tierce mineures Ă  un processus constant de rĂ©pĂ©tition d’une mĂȘme forme.

ComposĂ©e en 1963 pour l’examen de fin d'Ă©tudes au Mills College, Four Pieces, pour trompette, saxophone, piano, contrebasse et percussions, tĂ©moigne d’une Ă©criture singuliĂšre que l’on peut qualifier de prĂ©-minimaliste. Le langage hybride essaie de concilier des Ă©lĂ©ments de jazz avec cette approche rĂ©pĂ©titive de la sĂ©rie, quelque chose, selon l’auteur, « entre Reich, Bill Evans et l’opus 11 de Schönberg ». L’Ɠuvre ne sera donnĂ©e qu’une fois avec le compositeur au piano qui, par sa participation, manifeste son aspiration Ă  la fusion du compositeur et de l’interprĂšte. Cette attitude tĂ©moigne de la volontĂ© de Reich d’aborder Ă  cette Ă©poque la crĂ©ation Ă  travers l’improvisation collective au sein du groupe qu’il a constituĂ© Ă  cet effet. Cependant, les rĂ©sultats dĂ©cevants vont rapidement l’amener Ă  envisager de composer au prĂ©alable un matĂ©riau susceptible d’ĂȘtre dĂ©veloppĂ© lors de l’exĂ©cution. Reich fait alors une rencontre cruciale : celle de Terry Riley avec qui il participe Ă  la crĂ©ation de In C, en 1964, et pour laquelle il prĂ©conise d’ailleurs de rajouter une pulsation. Cette piĂšce ouverte comprenant 53 figures pouvant ĂȘtre jouĂ©es par n’importe quel nombre de musiciens constitue une approche radicalement nouvelle de la composition qui marque profondĂ©ment Reich au point qu’il envisage de composer dans ce style. Le minimalisme de La Monte Young, Riley et Glass sĂ©duit Reich car il apparaĂźt alors comme une alternative autant Ă  la discontinuitĂ© et Ă  la non-harmonie de la musique sĂ©rielle des annĂ©es soixante qu’à l’indĂ©terminisme de Cage. Il est aussi une rĂ©ponse au nĂ©oclassicisme et au nĂ©oromantisme qu’il rĂ©prouve.

La musique de Reich connaĂźt aussi une avancĂ©e dĂ©cisive lorsqu’il frĂ©quente le San Francisco Tape Music Center et adopte la bande magnĂ©tique. À la diffĂ©rence de l’avant-garde, qui utilise majoritairement les sons synthĂ©tiques, Reich prĂ©fĂšre les sons naturels de la musique concrĂšte qu’il a dĂ©couverte Ă  travers des piĂšces de Pierre Schaeffer ou de Pierre Henry. Il est surtout particuliĂšrement intĂ©ressĂ© par le travail sur le matĂ©riau vocal rĂ©alisĂ© par Berio dans Thema : Omaggio a Joyce (1958), une Ɠuvre qui lui a incontestablement ouvert des horizons pour une exploration de la voix parlĂ©e. AprĂšs s’ĂȘtre livrĂ© Ă  des essais d’enregistrements mis en boucle puis de superposition de ces boucles Ă  elles-mĂȘmes, sur le modĂšle des Ɠuvres pour bande de Riley, Reich inaugure avec It’s Gonna rain (1965) une nouvelle technique sur laquelle vont reposer ses compositions jusqu’en 1971, celle du dĂ©phasage progressif. Cette piĂšce, qui utilise l’enregistrement d’un sermon sur le DĂ©luge fait par un jeune prĂȘcheur noir dont la musicalitĂ© de la dĂ©clamation, Ă  mi-chemin entre le chantĂ© et le parlĂ©, avait sĂ©duit Reich, repose sur une idĂ©e trĂšs simple. Deux magnĂ©tophones parfaitement synchronisĂ©s jouent continĂ»ment Ă  l’unisson le mĂȘme fragment du prĂȘche. Au bout d’un moment, Reich ralentit trĂšs progressivement une des deux boucles en appuyant sur une bobine avec le pouce, crĂ©ant ainsi une dĂ©synchronisation. Le dĂ©phasage gĂ©nĂšre de nouveaux Ă©lĂ©ments rythmiques, mĂ©lodiques et timbriques « rĂ©sultants » qui enrichissent considĂ©rablement l’écoute. Le relĂąchement du pouce permet d’annuler progressivement l’effet de canon et de revenir Ă  la situation initiale.

De retour Ă  New York, Reich perfectionne le procĂ©dĂ© en composant une autre piĂšce pour voix enregistrĂ©e, Come out (1966), rĂ©alisĂ©e Ă  partir d’une phrase unique extraite du tĂ©moignage d’un jeune noir passĂ© Ă  tabac par la police lors des violente Ă©meutes d’Harlem en 1964. Reich va cependant ressentir rapidement la nĂ©cessitĂ© de sortir du champ restreint de la musique pour bande magnĂ©tique seule et va appliquer le principe de phasage/dĂ©phasage (phasing) Ă  la musique instrumentale dans Reed Phase, pour saxophone et bande (1966), Piano Phase (1967), pour deux pianos, Violin Phase, pour 4 violons ou violon et bande magnĂ©tique (1967). Dans Piano Phase, la premiĂšre Ɠuvre uniquement instrumentale de cette pĂ©riode, une mĂ©lodie de 12 notes repose sur seulement 5 hauteurs modales jouĂ©es en croches. Le dĂ©phasage se produit par accĂ©lĂ©ration trĂšs progressive d’un des deux pianistes pendant que l’autre maintient strictement le tempo. Cette Ă©volution vers le domaine instrumental correspond avec la fondation en 1966 de son propre ensemble, Reich and Musicians, avec lequel Reich va jouer sa propre musique. Four Organs (1970) tĂ©moigne de la volontĂ© de Reich d’explorer la technique de dĂ©phasage de façon non unidirectionnelle. Un accord unique de onziĂšme de dominante est rĂ©pĂ©tĂ© puis, trĂšs graduellement, une puis plusieurs de ses notes sont allongĂ©es de telle sorte que la piĂšce se transforme progressivement en une mĂ©lodie donnant l’impression de ralentir de plus en plus malgrĂ© le soutien constant d’une pulsation maintenue par des maracas. À cette Ă©poque, Reich prend ses distances avec les dispositifs Ă©lectroniques dont la perfection de l’exĂ©cution est trop rigide et non musicale. Selon le compositeur, « dans toute musique reposant sur une pulsation rĂ©guliĂšre (
) ce sont en rĂ©alitĂ© les infimes micro-variations d’une pulsation crĂ©Ă©e par des ĂȘtres humains qui, lorsqu’ils jouent ou chantent, donnent vie Ă  la musique1 ».

Reich prĂ©cise aussi sa pensĂ©e musicale dans plusieurs articles et notamment dans « La Musique comme processus progressif2 » Ă©crit en 1968. Il y dĂ©fend l’idĂ©e fondamentale d’un processus parfaitement audible se dĂ©roulant sur une longue pĂ©riode de temps et qui, une fois installĂ© et chargĂ©, fonctionne de lui-mĂȘme Ă  la maniĂšre d’un sablier que l’on retourne et dont on observe le sable s’écouler. Pendulum Music, Ă  mi-chemin entre sculpture sonore et performance, crĂ©Ă©e en 1968 avec le peintre William Wylie, est rĂ©alisĂ©e durant cette pĂ©riode au cours de laquelle Reich se montre plus intĂ©ressĂ© par les travaux des artistes plasticiens de sa gĂ©nĂ©ration (tels que, entre autres, Robert Rauschenberg, Sol LeWitt et Robert Smithson) que par les compositeurs. Pendulum Music illustre cette pensĂ©e d’une façon plutĂŽt singuliĂšrement cagienne et minimaliste. Des micros disposĂ©s latĂ©ralement ou au-dessus de haut-parleurs effectuent un mouvement pendulaire et font entendre une sĂ©rie de feedbacks sous forme de pulsations. La piĂšce s’arrĂȘte d’elle-mĂȘme lorsque le balancement cesse.

Bien qu’elle soit aussi fondĂ©e sur le principe de la rĂ©pĂ©tition, la pensĂ©e musicale de Reich va pourtant s’éloigner de celle des minimalistes dont elle ne partage pas, entre autres, l’absence de concepts solides. Ceux qui rĂ©gissent la musique instrumentale de Reich se caractĂ©risent alors par un matĂ©riau mĂ©lodique tonal/modal limitĂ© Ă  quelques notes jouĂ©es sur un rythme simple reposant sur une pulsation constante, un cycle de dĂ©phasage de ce matĂ©riau par rapport Ă  lui-mĂȘme, une prĂ©dilection pour les sonoritĂ©s percussives et l’emploi de mĂȘmes timbres. Reich nourrit sa rĂ©flexion dans une prospective gĂ©ographiquement large. Pour lui, « la musique extra-occidentale en gĂ©nĂ©ral et les musiques africaine, indienne et indonĂ©sienne en particulier serviront de nouveaux modĂšles structuraux pour les musiciens occidentaux3. » Convaincu de la nĂ©cessitĂ© d’apprendre Ă  jouer ces musiques, il part Ă©tudier les percussions africaines au Ghana pendant l’étĂ© 1971. L’expĂ©rience africaine confirme son intuition que les instruments acoustiques peuvent ĂȘtre utilisĂ©s pour produire une musique authentiquement plus riche en sonoritĂ©s que celle des instruments Ă©lectroniques, de mĂȘme qu’elle confirme son inclination naturelle pour les instruments Ă  percussion. Reich compose alors Drumming (1971), pour percussions, 2 voix de femme, sifflements et piccolo. Bien que l’Ɠuvre, comme Phase Patterns, pour 4 orgues Ă©lectroniques (1970), soit une extension du principe compositionnel de Piano Phase par sa richesse des motifs rĂ©sultant des dĂ©phasages auxquels s’ajoutent ici la technique de hoquet et la substitution des silences par des pulsations, l’Ɠuvre innove aussi par une attention nouvelle accordĂ©e Ă  la couleur. Celle-ci se manifeste surtout dans la quatriĂšme et derniĂšre partie oĂč tous les moyens instrumentaux, jusqu’alors rĂ©partis par famille, s’unissent. La simplicitĂ© des moyens de production sonore de la musique africaine, comme les claquements de mains, inspirent sans doute la composition de deux piĂšces rythmiques : Clapping Music (1972), pour 2 exĂ©cutants, qui se souvient aussi de la musique de flamenco, et Music for Pieces of Wood (1973), pour 5 paires de claves.

En 1973-74, Reich travaille la technique des gamelans balinais Ă  l’UniversitĂ© de l’État de Washington, Ă  Seattle. L’influence balinaise est dĂ©jĂ  notable dans les sonoritĂ©s chatoyantes des glockenspiels et des marimbas de Music for Mallet Instruments, Voices, and Organ (1973). Music for Eighteen Musicians (1974-76), construite sur un cycle de onze accords, tĂ©moigne d’une Ă©volution du langage vers une plus grande prise en compte de l’harmonie. La musique de Reich gagne progressivement en complexitĂ©. Un intĂ©rĂȘt croissant pour les grands effectifs culmine avec Music for a Large Ensemble (1978), tandis que les Variations for Winds, Strings and Keyboards (1979) laissent apparaĂźtre des lignes mĂ©lodiques plus longues. Le nombre croissant d'interprĂštes va aussi amener Reich Ă  prendre davantage en compte le travail sur le timbre ainsi que sur les effets psychoacoustiques produits par les mĂ©langes instrumentaux.

AprĂšs ĂȘtre retournĂ© au judaĂŻsme en 1974, Reich Ă©tudie les formes traditionnelles de cantillation des Ă©critures hĂ©braĂŻques (1976-77) et compose Tehillim (1981), pour 4 voix et ensemble, sur des psaumes bibliques. Le retour Ă  la musique vocale se poursuit avec The Desert Music, (1984), pour chƓur amplifiĂ© et orchestre sur un texte de William Carlos Williams.

En 1988, avec Different Trains, pour quatuor Ă  cordes et bande, Ă©vocation des allers-retours en train de son enfance entre New York et Los Angeles et « d’autres trains » roulant en Europe vers les camps de la mort, il explore un nouveau mode de composition en utilisant des enregistrements de courts fragments parlĂ©s pour gĂ©nĂ©rer le matĂ©riau mĂ©lodico-rythmique jouĂ© par les instruments du quatuor.

En 1995, Steve Reich adopte des techniques d’échantillonnage sonore dans City Life, pour ensemble instrumental et sampler, une Ɠuvre qui rĂ©alise la synthĂšse de ses recherches musicales rĂ©centes et de ses premiĂšres expĂ©rimentations vocales des annĂ©es 1960. City Life utilise des bruits urbains et de paroles extraites de conversations enregistrĂ©es lors de l’attentat Ă  la bombe au World Trade Center, le 26 fĂ©vrier 1993. Avec WTC 9/11 (2010), pour quatuor Ă  cordes et bande numĂ©rique (une instrumentation similaire Ă  celle de Different Trains), Reich poursuivra l’expĂ©rience en utilisant des sources sonores provenant des attentats du 11 septembre 2001.

Au dĂ©but des annĂ©es 1990, Reich entreprend une collaboration avec sa femme, la vidĂ©aste Beryl Korot, pour la rĂ©alisation d’un opĂ©ra multi-mĂ©dia, The Cave (1990-93), qui explore les racines du judaĂŻsme, du christianisme et de l'islam Ă  travers les paroles des IsraĂ©liens, des Palestiniens et des AmĂ©ricains, reprises musicalement par l’ensemble instrumental. L'Ɠuvre, pour percussions, voix et cordes, est un documentaire musical, dont le titre fait rĂ©fĂ©rence Ă  la grotte de MacpĂ©la, Ă  HĂ©bron, oĂč Abraham aurait Ă©tĂ© enterrĂ©. Reich et Korot rĂ©alisent Ă©galement, en 2002, l’opĂ©ra Three Tales qui traite de la catastrophe du dirigeable Hindenburg, des essais d'armes nuclĂ©aires sur l'atoll de Bikini et du clonage de la brebis Dolly. Les compositions de Reich se nourrissant des Ɠuvres des maĂźtres du passĂ© mais aussi de celles de ses contemporains. Ainsi, les organa de PĂ©rotin servent de modĂšle Ă  la composition de Proverb (1995), tandis que les quatuors Ă  cordes de BartĂłk, la musique d’Alfred Schnittke mais aussi la piĂšce Yo Shakespeare (1992), pour ensemble de Michael Gordon sont les sources d’inspiration de Triple Quartet (1998).
Les lents processus de transformation continue de la musique de Steve Reich ont suscitĂ© depuis longtemps l’intĂ©rĂȘt des chorĂ©graphes. En 1982, Anne Teresa De Keersmaeker rĂ©alise Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich composĂ©e de trois duos et d’un solo, tous chorĂ©graphiĂ©s sur des Ɠuvres de Steve Reich (Piano Phase, Come Out, Violin Phase, Clapping Music). En 1998, la chorĂ©graphe belge crĂ©e Drumming sur la musique de l’Ɠuvre Ă©ponyme de Reich qui avait dĂ©jĂ  inspirĂ© la chorĂ©graphe new-yorkaise Laura Dean en 1975. Le travail remarquable de De Keersmaeker intĂ©resse fortement Steve Reich au point qu’il compose pour elle, en 2002, Dance Patterns pour un ensemble de percussions comprenant deux pianos, deux vibraphones et deux xylophones.
Dans les annĂ©es 2000, Reich Ă©crit des Ɠuvres purement instrumentales dont plusieurs sont centrĂ©es sur la variation : You Are (Variations) (2004), pour ensemble amplifiĂ© et voix, Variations for Vibes, Pianos, and Strings (2005) et les Daniel Variations (2006), Ă  la mĂ©moire de Daniel Pearl, journaliste juif amĂ©ricain enlevĂ© et assassinĂ© au Pakistan en janvier 2002.

En 2018, Music for Ensemble and Orchestra marque le retour du compositeur Ă  l'Ă©criture pour orchestre aprĂšs une interruption de plus de trente ans. La pensĂ©e musicale de Steve Reich ne reste pas pourtant figĂ©e dans une esthĂ©tique. Une Ă©volution remarquable de son approche de l’interprĂ©tation et de l’instrumentation se produit en 2008 avec 2x5 (deux fois cinq, en français), une piĂšce fortement inspirĂ©e par le rock puisqu’elle peut comporter quatre guitares Ă©lectriques, deux basses et deux batteries en plus de deux pianos. Reich va plus loin dans cette voie en composant, en 2012, Radio Rewrite, pour un ensemble de onze musiciens, directement inspirĂ©e de certaines compositions du groupe de rock britannique Radiohead. Cette influence croisĂ©e de la musique populaire et de la musique savante, cette reconnaissance mutuelle qui se rĂ©vĂšle ici Ă  travers la musique de Reich montre toute la puissance inspiratrice, fĂ©dĂ©ratrice pourrait-on dire, de cette derniĂšre.
En renouvelant profondĂ©ment la musique moderne occidentale, Steve Reich a participĂ©, dans les annĂ©es 1960-1970, aux rĂ©volutions culturelles qui ont secouĂ© une AmĂ©rique corsetĂ©e dans le conformisme. Au fil de dĂ©cennies, les Ɠuvres du new-yorkais ont gagnĂ© un trĂšs large public rĂ©unissant plusieurs gĂ©nĂ©rations en mĂȘme temps qu’elles n’ont cessĂ© d’influencer un nombre croissant des musiciens venus de divers horizons. Du cotĂ© des musiciens europĂ©ens de tradition savante vient en premier Ă  l’esprit le compositeur hongrois György Ligeti dont la partie centrale des Trois piĂšces pour deux pianos (1976) s’intitule « Autoportrait avec Reich et Riley (et Chopin y est aussi) ». Dans les plus jeunes gĂ©nĂ©rations, on peut citer, entre autres, l’Allemand Max Richter ou les AmĂ©ricains John Adams, David Lang, Michael Gordon ou Julia Wolfe qui ont clairement revendiquĂ© l’influence de Reich sur leur musique. Dans la sphĂšre des musiques populaires, l’impact a Ă©tĂ© tout aussi plus puissant, si ce n’est plus. Brian Eno, David Bowie, Björk, Lee Ranaldo de Sonic Youth, les groupes de musique Ă©lectronique allemands Kraftwerk et Tangerine Dream ou encore le groupe de rock progressif anglais King Crimson ont tous reconnu le rĂŽle, Ă©phĂ©mĂšre ou durable, que la musique de Reich a jouĂ© sur leur crĂ©ation artistique. En 1999, l'album Reich Remixed, paru chez Nonesuch Records, prĂ©sentait des « remix » d'un certain nombre d'Ɠuvres de Reich rĂ©alisĂ©s par divers producteurs de musique Ă©lectronique, tels que DJ Spooky, Kurtis Mantronik, Ken Ishii et Coldcut, entre autres.
La musique de Steve Reich jouit d’un rare privilĂšge : celui d’ĂȘtre parvenue Ă  atteindre une large audience dĂ©passant le cercle restreint des amateurs de musique contemporaine sans avoir pour autant jamais cĂ©dĂ© Ă  la facilitĂ©. AncrĂ©e dans les prĂ©occupations sociopolitiques, philosophiques, spirituelles autant qu’artistiques de son Ă©poque, la pensĂ©e musicale reichienne s’est Ă©laborĂ©e, rigoureusement, par rĂ©ajustements successifs, remises en question des modĂšles, par une rĂ©interrogation du prĂ©sent et du passĂ©, de l’ici et de l’ailleurs, du populaire et du savant, donnant toute sa cohĂ©rence, son style, Ă  un discours musical tonal et pulsĂ© rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©.


1. Steve REICH, « Four Organs » (1970), dans Steve REICH, Different Phases, Écrits 1965-2016, La Rue musicale [Écrits de compositeurs], Philharmonie de Paris, 2016, p. 55.↩
2. Steve REICH, « La musique comme processus progressif » (1968), dans Steve REICH, Different Phases, op. cit., p. 39-42.↩
3. Steve REICH : « Quelques prĂ©dictions optimistes sur l’avenir de la musique » dans Steve REICH, Different Phases, op. cit., p. 63.↩

© Ircam-Centre Pompidou, 2008

sources

Texte révisé par l'auteur en 2023.



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