Parcours de l' oeuvre de Luis de Pablo

par Daniel Lorenzo

La production de Luis de Pablo se définit par son hétérogénéité. Chacune de ses œuvres pose une problématique et induit une recherche nouvelle : celle-ci, parfois, trouve sa continuation dans l’œuvre qui suit, voire ultérieurement, tout en pouvant être abordée sous un angle différent, ou même opposé. Ceci explique peut-être la grande gamme de formes artistiques et de genres qu’il a cultivés : l’écriture pour orchestre et pour formations de chambre, la musique chorale, la musique électroacoustique, l’opéra, le théâtre musical, le collage…
Il est donc difficile de saisir dans sa globalité une telle production, si ramifiée et si variée. On peut discerner toutefois plusieurs phases dans le parcours créatif de Luis de Pablo ; dans chacune d’entre elles, certaines préoccupations techniques ou certaines interrogations artistiques ont primé, à un degré plus ou moins élevé. Il ne faut pas aborder ces étapes comme des segments précisément délimités : ces différentes phases se superposent, car pour Luis de Pablo, l’évolution ne signifie pas l’abandon abrupt des techniques qui ont été conquises, mais leur enrichissement.

Débuts du compositeur

Dans les années cinquante, Luis de Pablo cherche son propre langage entre plusieurs influences. Tout comme Cristóbal Halffter, Ramón Barce, Carmelo Bernaola et d’autres compositeurs faisant partie de ce que l’on a appelé la « Génération de 51 », il se pose le problème impérieux d’une régénération musicale de son pays. Il s’agit à la fois de rompre l’isolement musical (et culturel) de l’Espagne franquiste, marquée par une esthétique hypernationaliste, et d’incorporer les dernières nouveautés de l’avant-garde européenne. Faute de maîtres directs suffisamment marquants, cette génération va être amenée à reconsidérer les figures nationales qui s’étaient faites connaître avant la guerre civile et à chercher à l’étranger des modèles moins conventionnels.
L’« indéfinition » esthétique domine la production de Luis de Pablo à cette période. Il puise des références dans les œuvres de De Falla (de la dernière période), Bartók et Stravinsky, tout en adoptant des techniques contemporaines, solidement établies en Europe, mais encore inconnues dans l’Espagne franquiste. Il se nourrit des acquis de l’École de Vienne et de la Technique de mon langage musical de Messiaen. Il emploie ainsi des rythmes non-rétrogradables et transforme les valeurs rythmiques par ajout (des « valeurs ajoutées ou soustraites à une durée déterminée »). Même si plus tard il étudie le dodécaphonisme strict à Paris auprès de Max Deutsch, il n’emploiera jamais cette technique, étrangère à sa sensibilité et dont il critique la monotonie intervallique et le manque de contrastes. Il ne procède donc pas à un classement des intervalles suivant une série stricte, mais les considère comme des « groupes de sons ». Coral (1954, révisé en 1958) et Sinfonías (1954-1966) sont ses premiers et uniques essais d’inspiration sérielle.
Le compositeur retirera la plupart de ces œuvres de son catalogue, tout en conservant « celles qui, d’une certaine façon, apportaient quelque chose de personnel ». À la fin de la décennie, avec les Comentarios a dos textos de Gerardo Diego (1956) et la version définitive d’Invenciones (1959-1960) […], « on commence à entrevoir la musique je voulais faire et dans laquelle je me reconnais vraiment1 » .

Avec Móvil I (1957), une œuvre dans la lignée du Klavierstück XI de Stockhausen, de la Troisème sonate de Boulez, de Mobile de Pousseur ou encore d’Aleatorio d’Evangelisti (toutes ces pièces datent des années 1957-1958), Luis de Pablo s’initie à la recherche sur la forme et à la possible intégration du hasard en musique, de l’« aléatoire contrôlé » (interprétant ce terme comme la version européenne plus « contrôlée » de l’emploi radical du hasard chez Cage). Il abandonne donc la série comme idée centrale de la composition : « Jusque-là, la série n’avait été à mes yeux — comme à ceux de beaucoup d’autres — que le début d’une nouvelle syntaxe sonore, que le moyen de neutraliser l’harmonie, d’expérimenter un ordre à la fois plus rigoureux et plus riche. Mais au sortir de cette ascèse, j’avais soif d’un langage plus souple, plus libre, plus frais, plus vrai, déployant la matière sonore sous des angles chaque fois renouvelés2 ».

Années soixante : du discours sur la « densité » à la redécouverte de l’intervalle

Pendant les années soixante, Luis de Pablo continue sa recherche formelle, centrée sur deux aspects fondamentaux et connectés.
D’un côté, la densité sonore, c’est-à-dire l’interaction de « lignes », « points » et « nuages », (ce type de recherches était mené en parallèle à celles de Ligeti, Penderecki, Xenakis…) ; il tient compte de la quantité de sons, de leurs qualités (durée, registre, forme d’attaque, dynamique, timbre, etc.) et de leur distribution (en plans d’émission à plusieurs vitesses, formant des groupes complexes, etc.). Le compositeur gère la transformation de ces configurations sonores (en processus de croissance ou décroissance) ou leur impose un certain statisme. Il contrôle l’interaction, la juxtaposition et la superposition de ces textures à l’intérieur d’une unité de temps définie (ordonnancements numériques utilisés de façon « mesurée ») ou imprécise (« ordonnancement non mesuré du matériau »).
D’autre part, il poursuit sa recherche sur le rôle du hasard en musique : « Si j’ai introduit le hasard dans mes compositions, ce n’est ni par esprit de facilité, ni par attitude de démission, mais au contraire pour revigorer mon discours, pour lui donner une nouvelle dimension de vie et d’expression. Car il n’y a pas risque de désordre ou de confusion tant qu’un certain nombre de composantes essentielles demeurent fixes. […] L’aléa n’est pour moi qu’un moyen efficace, actuel, provisoire peut-être, de détruire les relations traditionnelles et asphyxiantes entre l’artiste et son public. Un moyen de remettre en question la fonction même de la création3 ».
Dans le contexte de la musique aléatoire, son apport principal à la question de la forme repose sur sa conception des módulos : ces éléments micro-structurels, combinés entre eux, déterminent la macrostructure de l’œuvre. Leur gestion peut se réaliser à partir de critères issus d’une « idée numérique » (par exemple dans Polar, de 1961) ou selon des suggestions plastiques (comme dans Iniciativas, de 1965-1966).
De Pablo cultive de nombreuses configurations de « forme ouverte », selon deux axes de base :

  • une microstructure libre et une macrostructure fixée – comme par exemple, dans Ejercicio segundo (Módulos IV) et dans Imaginario II.
  • une microstructure fixe avec macrostructure variable. Le compositeur enchaîne des éléments micro-structurels préétablis, selon plusieurs modalités4.

Cependant, pour le compositeur, la conjonction de microstructures et macrostructures complètement indéterminées ne peut pas constituer en soi une œuvre.

Pendant cette période sa prise de position envers l’intervalle est celle d’une « guerre contre celui-ci en faveur du timbre5 » (Iniciativas, Módulos III…) : « Ma première idée, à cette époque-là, était d’effacer dans la mesure du possible, l’existence de l’intervalle pour mettre mieux en valeur le timbre comme facteur formel. C’est une recherche que l’on peut juger comme relevant d’un phénomène assez collectif, à cette époque6 ». Toutefois, sa conception de l’intervalle commence à changer : Luis de Pablo cherchera à individualiser les voix et doter l’intervalle d’un sens fonctionnel, jusqu’à ce que celui-ci acquière un rôle important, tel que nous le verrons dans les étapes suivantes.

Emprunts et théâtre musical

En 1967, Luis de Pablo s’installe pour un an à Berlin et commence à évoluer dans d’autres directions. À force de contrôler le matériau sonore pour lui donner une liberté formelle, il s’intéresse plus à la disposition des hauteurs (registre, dynamique, durée, timbre…) qu’aux hauteurs elles-mêmes. « Par une logique inexorable, une telle idée m’amena à une autre : je pouvais ne pas être le “concepteur” des hauteurs ou de leur disposition, mais me limiter au travail complémentaire sur le champ où celles-ci devaient intervenir. C’est ainsi que ma musique intégra d’abord des éléments non musicaux (de ces années-là datent mes premières expériences audio-visuelles), puis des musiques que je n’avais pas écrites7. » Ceci fut développé de deux façons : d’une part, par la citation de matériaux sonores hétéroclites (citation réelle ou inventée, imitation de styles) ; et de l’autre, par l’emploi toujours plus fréquent de micro-éléments musicaux provenant du passé.
Sa musique de ces années-là se veut donc être une sorte de « lieu de rencontre » d’éléments d’origines disparates, auxquels il essaie de donner une unité d’un autre type.
On retrouvera cette caractéristique dans des œuvres comme Heterogéneo (1968), immense collage de citations absolument hétéroclites, Quasi una fantasia (1969), dans laquelle le sextuor à cordes joue uniquement des extraits de la Nuit transfigurée de Schoenberg, Paráfrasis (1968), d’après trois motets de Victoria, le « collage » électronique We (1969-1970, révisé en 1984), Éléphants ivres I-IV (1972-73), une pièce constituée de quatre grandes fresques autour d’un motet de Victoria, Vielleicht (1973), d’après une bagatelle de Beethoven, Affettuoso (1973), incluant aussi une citation de Beethoven (la sonate Hammerklavier), et Very gentle (1973-74), faisant allusion au style de Scarlatti et d’Antonio Soler…

Si Luis de Pablo abandonne progressivement les composantes aléatoires et passe à une écriture de plus en plus fixée, une « trace » du principe des módulos subsiste dans son geste compositionnel, sous la forme d’éléments micro-structurels récurrents qui sont combinés de manière toujours différente.

Comme Luis de Pablo le dit dans le fragment ci-dessus, à cette époque-là il commence à intégrer des éléments visuels, voire scéniques dans sa musique, produisant une sorte de “théâtre musical” très personnel et différent de celui de Kagel ou Bussotti. Ceci se reflète dans des œuvres comme Protocolo (1968) et Por diversos motivos (1969). Cette démarche répond aussi au désir de « créer une musique résolument engagée. Je fais intervenir des textes, des images qui donnent leur vrai sens à la musique, tandis que celle-ci donne son vrai sens aux textes et images. Tout se tient fortement8 ». Entre 1973 et 1974, il écrit Masque (1973), Berceuse (1973-74), Sólo un paso (1974), et finalement Very gentle (1973-1974), qui clôt cette orientation.
Durant toute cette période, l’électroacoustique (qu’il s’agisse de musique concrète ou musique « mixte ») constitue aussi — et cela jusqu’en 1974 — l’un des intérêts primordiaux du compositeur, comme en témoignent les pièces We (1969-1970, révisée en 1984), Tamaño natural (1970), Soledad interrumpida (1971) ou Je mange, tu manges (1972). Soledad interrumpida et la pièce qui en découle, Historia natural (1972), ont été composées pour accompagner le travail visuel de José Luis Alexanco, et témoignent aussi d’un esprit d’ouverture visant à la collaboration avec d’autres formes d’art.

Luis de Pablo cherche ainsi « un emploi plus spontané, plus direct de la matière musicale9 », tout en profitant de ses expériences antérieures.

Années en Amérique du Nord : coloration harmonique

Le séjour de trois ans en Amérique du Nord, jusqu’à la mort de Franco en 1975, semble avoir influé radicalement la façon de composer du compositeur. Inspiré par les paysages américains, Luis de Pablo compose de grandes œuvres en forme de longues « plages », comme par exemple Portrait imaginé (1974-1975, révisé en 1998) ou Zurezko Olerkia (1975). Avec ces œuvres au caractère clairement statique et d’une durée conséquente (respectivement de 51 et 60 minutes) le compositeur fait preuve d’une nouvelle sensibilité vis-à-vis du temps.

Parallèlement, et en plus de l’intervention de matériaux théâtraux ou gestuels, un autre phénomène est observable dans sa musique : de Pablo utilise à nouveau des intervalles dits consonants, ne voulant absolument pas composer dans la lignée de ce que l’on a appelé l’« école de Darmstadt ». Le besoin de renouveau « ratifie » le recours à des agrégats consonants sans fonction tonale, qui peut déjà être observé dans Yo lo vi (1970). « Un accord parfait de la bémol revient périodiquement, fonctionnant comme les pilastres d’un pont, entre lesquelles il y a un grand “chahut” (des intervalles non tempérés, des cris, des glissandi…) ; cet accord apporte aussi des points de repère et confère de la cohérence à l’œuvre10 ».
Les accords « tonaux » apparaissent épisodiquement dans Oroitaldi (1971), Visto de cerca (1974), Zurezko Olerkia (1975) et Al son que tocan (1974-1975, révisé en 2000) ; ils seront plus manifestes dans Portrait imaginé (1974-75), Chamán (1975-76), Credo (1976), et surtout dans Tinieblas del agua (1978) — une œuvre qui a presque provoqué un scandale lors de sa création. Les accords parfaits de cette œuvre servent également de points de repère dans un discours musical très long et complexe.
Au-delà de leur fonction de repérage dans un développement dissonant de densités, ces accords (Bajo el sol, 1977) amènent une simple coloration ponctuelle ou soutenue sur une période donnée, apparentée à la notion debussyste de « couleurs rythmées11 » (l’une des « idées fixes » de Luis de Pablo). L’harmonie se met au service de la coloration. À partir de cette période, le compositeur va utiliser régulièrement des agrégats consonants sans fonction tonale dans sa musique.

Kiu et Tarde de poetas : l’émancipation technique

Les années quatre-vingt à Madrid sont marquées par le recours à la voix ; ce sera l’« étape lyrique » du compositeur, pour reprendre le terme de José Luis García del Busto12. Dès la fin des années soixante et le début des années soixante-dix (après une longue période où il s’en est écarté), Luis de Pablo commence à réintégrer la voix, sans recours au texte, dans les domaines du « théâtre musical » et de la musique chorale. Cela lui permettra de « faire mûrir » la qualité dramatique de sa musique et d’aborder par la suite à plusieurs reprises l’opéra.
Mais l’usage de la ligne vocale est avant tout rendue possible par une progressive « horizontalisation » des textures dans sa musique, par une concentration de densité. « Suite à la recherche commencée depuis Protocolo (1968), la ligne occupe une place dominante dans Tinieblas del agua (1978)13 ». Ce phénomène ira en crescendo avec le 2e concerto pour piano (1979-1980) et le premier opéra Kiu (1979-1982). Dans les œuvres qui suivent — Senderos del aire (1987), Figura en el mar (1989), Antigua fe (1990), Las orillas (1990) — la pensée horizontale devient prépondérante.
Dans cette décennie « lyrique », trois œuvres vocales se détachent : Kiu (1979-82), qui constitue un jalon essentiel dans l’évolution du compositeur (et dans l’histoire de la musique en Espagne, où, au-delà de la zarzuela, il n’y avait presque aucune tradition opératique), El viajero indiscreto (1984-1988) et enfin la grande fresque concertante Tarde de poetas (1985-1986), qui marque la liberté artistique totale du compositeur.
L’opéra Kiu est aussi à l’origine d’un nouveau procédé compositionnel développé par Luis de Pablo. Chaque personnage n’est pas associé à un leitmotiv, mais à une hauteur prédominante, à partir de laquelle se déploient des intervalles, notamment de tierce et de quinte, mais désinvestis de leur pouvoir fonctionnel. À partir d’une note donnée, Luis de Pablo construit donc une « distribution verticale ou horizontale d’intervalles » (pas de hauteurs !) : il ajoute des tierces majeures au-dessus et au-dessous de la note, auxquelles se superposent ad lib., « sans limite de notes ni de directions », d’autres tierces à distance de quinte entre elles. Il combine ensuite les hauteurs obtenues, et cela pas forcément dans la disposition initiale, mais en toute liberté (par exemple dans la position étroite de quintes et tierces : do, si, mi, ré), suivant une logique purement musicale : « Il peut y avoir une section essentiellement composée d’intervalles disjoints, une autre d’intervalles conjoints, les uns rapides, les autres lents…14 ».
Toutes les transpositions sont admises et il n’y a pas d’ordre d’apparition préétabli. Le compositeur crée ainsi une fonctionnalité « n’ayant pas l’implacabilité de l’harmonie fonctionnelle, mais pouvant agir au sens le plus opératif sur la distribution d’intervalles15 ».
Cette « verticalisation » des sons est repérable à l’oreille qui se familiarise avec les superpositions présentées, comme elle peut le faire d’habitude avec un climat harmonique déterminé. Si cette technique s’attache principalement aux intervalles, « ce n’est pas pour les tensions qui s’en dégagent mais pour leurs couleurs16 ». Il n’emploie donc pas un système parfait et rigide, mais plutôt une « modulation d’un procédé » qui permet un travail avec toute une gamme d’intervalles dont les intervalles consonants sont prédominants », et ceci « sans tomber dans la logique, même lointaine, de l’harmonie traditionnelle17 ».

Cette « réappropriation » efficace des intervalles consonants est, en fin de compte, une problématique qui préoccupait Luis de Pablo depuis ses débuts à Darmstadt. Après une « lutte contre l’intervalle » déployée dans les années soixante, puis à travers un processus très long, où le recours à des accords triades comme piliers (Yo lo vi) marqua clairement une étape intermédiaire, Luis de Pablo trouvera donc le moyen de récupérer la consonance. Cette méthode intervallique constitue la base d’un nouveau langage musical, propre et reconnaissable, dont Luis de Pablo se sert aujourd’hui de façon très désinvolte.

Maturité : l’établissement d’un langage et la récupération des formations traditionnelles

À partir des années quatre-vingt-dix, on peut affirmer que Luis de Pablo est arrivé à la maturité artistique ; il cultive toute une variété de genres : de grandes œuvres orchestrales comme Las orillas (1990), Vendaval (1994-1995), Tréboles (1995-1996), Chiave di basso (2003), Casi un espejo (2004), Natura (2005-06), Tres piezas para orquesta (2014), Ostinato (2017)… ; pour orchestre de chambre, des concertos pour divers instruments solistes (piano à deux et à quatre mains, hautbois, violon, guitare, violoncelle, percussion, harpe, orgue, flûte, accordéon, alto…) ; de nombreuses œuvres pour ensemble et musique de chambre (trios avec piano, quatuors à cordes, quintettes, sextuors),…

Le retour à des formations classiques, commencé en 1978-1980 avec l’écriture de deux concertos pour piano, caractérise en effet la production actuelle du compositeur : « ayant atteint une certaine maîtrise technique grâce à une série d’outils que j’avais créés et qui sont adaptés à mes exigences artistiques, j’ai voulu les mettre à l’épreuve dans des genres et des formations classiques […] (formations, puisque cela n’a rien à voir avec la forme) ; j’ai eu envie de tester si j’étais capable de ressusciter toute cette terminologie avec tout ce qu’elle comporte d’implicite, de me servir de ce type de nomenclature d’une autre façon18. ». Toutefois, la vaste expérience du compositeur est aussi appliquée à des domaines moins usuels. Il introduit certains instruments ou certaines combinaisons sonores moins courantes, comme le quatuor de saxophones, les voix d’enfants…
La musique de la dernière décennie se caractérise également par une épuration des outils d’expression : les moyens utilisés sont toujours plus restreints, mais déployés avec un métier très virtuose.

La voix continue à occuper une place essentielle dans sa production :

Pour ce compositeur amoureux autant de la voix (que de son pouvoir d’expression) que de la littérature espagnole et universelle, le rapprochement entre texte et musique est devenu une préoccupation capitale dans son travail compositionnel. Son catalogue surprend par la diversité des langues utilisées. Si, de manière évidente, Luis de Pablo a utilisé fréquemment l’espagnol à cause de son potentiel (notamment sa malléabilité) et du fait que c’était sa langue maternelle, cela est dû aussi à une position de principe : il lui paraissait important d’introduire dans la sphère de la musique savante cette langue qui « a été, pour ainsi dire, à la fois fort peu et mal utilisée au XIXe siècle, époque qui correspond à la grande éclosion de la musique classique. En Espagne, pays qui a su conserver très longtemps son folklore vivant, on a seulement une forme dérivée de l’opéra, la zarzuela. La musique populaire espagnole a été vivante au moins jusqu’à la guerre civile. Ceci a produit une symbiose particulière entre langue, musique et folklore19 ».
Parmi les compositeurs de sa génération, Luis de Pablo est non seulement l’un de ceux qui ont le plus intensément écrit pour la voix (à partir de textes et de poèmes de Vicente Molina Foix, Saint Jean de la Croix, Luis de Góngora, Rafael de la Vega, Antonio Machado, José Miguel Ullán, Juan Gil-Albert et Jorge Guillén, pour n’en citer que quelques uns), mais également l’un des rares compositeurs à mener une recherche pour doter l’espagnol d’une sonorité nouvelle.

Conclusion

La prolixité et la diversité des chemins empruntés (une « trajectoire en zigzag20 ») semblent être la conséquence logique d’une posture exprimée par une personnalité extrêmement curieuse, fantaisiste, dynamique et très attachée à l’individualité. Le jeune compositeur Luis de Pablo, même s’il était soucieux de s’intégrer à l’avant-garde européenne, n’a jamais pour autant adopté le sérialisme intégral. Il a cherché un langage qui lui soit propre : cela passait dans les années soixante par la recherche sur la densité et les formes ouvertes. De même, le travail de citation qui suivit cette recherche n’est pas dû à un effet de mode (dès le milieu des années soixante, différentes recherches autour de l’intégration d’éléments hétérogènes, à travers l’emprunt ou le collage, ont été menées en Europe par Bernd Alois Zimmermann, Berio, Stockhausen, Kagel…), mais correspond à une option personnelle bien antérieure.
L’incorporation d’éléments théâtraux dans la musique de Luis de Pablo répond en partie à un besoin d’engagement politico-social ; cela correspond aussi à une volonté d’ouverture, à un désir de renouveau par le jeu avec des éléments extra-musicaux, qui mènera plus tard le compositeur — une fois sa langue suffisamment « mûre » pour intégrer des textes — à l’opéra.
L’électronique représente également une tentative de décloisonner le langage à travers de nouveaux moyens sonores. Le recours à ces techniques, plus tard abandonné, entraînera un enrichissement palpable du langage instrumental.

En définitive, la musique de Luis de Pablo accueille toute forme de stimulus. La littérature, les arts plastiques, les musiques extra-européennes sont des sources d’inspiration importantes : Luis de Pablo cherche à établir de manière profonde « un dialogue permanent avec différentes traditions et cultures21 ».

Comme c’est le cas pour beaucoup de ses contemporains, on peut observer que la trajectoire de Luis de Pablo dessine une ligne convexe à plusieurs niveaux. Elle ne revient pas à un point de départ, à un néoclassicisme, à une simplification ou à un abandon de la recherche. Bien au contraire, elle met en œuvre un élargissement des possibilités sonores.
L’ouverture du langage vers un univers plus consonant (constitué d’intervalles et d’agrégats consonants) — mais non vers une forme de tonalité ! — n’est pas à cause d’une facilité tardive ou une tentation nostalgique. Si l’on y regarde de plus près, le recours à la consonance est déjà présent bien avant (par exemple dans une œuvre comme Glosa, écrite en 1961). La démarche de Luis de Pablo a des points de convergence avec celle d’autres compositeurs comme Tōru Takemitsu ou André Boucourechliev ; chacun d’entre eux a su, selon sa personnalité, réincorporer la consonance dans son langage harmonique. Un phénomène parallèle accompagne le retour à la consonance : la conservation d’une grande richesse sonore où disparaît néanmoins l’agressivité et la véhémence sonore qui marquaient les années cinquante et soixante, époque où le jeune compositeur devait s’affirmer devant un milieu peu réceptif.
De même, la réappropriation de genres, formes et effectifs traditionnels (comme l’opéra, les grandes œuvres orchestrales en plusieurs mouvements, le quatuor à cordes, le trio avec piano…) répond non pas à un « acte de réconciliation et de repentir public22 » mais au souci d’apporter des solutions nouvelles dans un cadre plus conventionnel. Elle est motivée par un souci de s‘intégrer dans une lignée musicale historique, une volonté de rejoindre la « tradition » et de l’enrichir.
Notons comment le compositeur affirme en effet constamment sa liberté personnelle par rapport au genre, par rapport à la langue, et, d’une manière plus générale, par rapport à tout ce qui pourrait restreindre sa créativité ; parallèlement, il cherche à s’intégrer dans ce que l’on a coutume d’appeler la « tradition ». Cette dichotomie dans son œuvre peut aller jusqu’au paradoxe. L’art de Luis de Pablo, poétique, fantaisiste, bouillonnant, prolifique, voire « anarchique », oscille constamment entre un désir irrépressible de renouveau et le souci de s’inscrire dans une lignée historique. Luis de Pablo, compositeur espagnol qui est arrivé tardivement dans les rangs de l’avant-garde européenne, a été néanmoins un précurseur dans beaucoup de domaines. Dans sa revendication du « lyrisme », sans pour autant être en contradiction avec l’expérimentation, son recours à la consonance, son inscription dans le champ opératique…, il a anticipé l’évolution de la plupart de ses contemporains.


  1. Luis DE PABLO, A contratiempo, Madrid, Círculo de Bellas Artes, 2009, pp. 37.
  2. Propos de Luis de Pablo dans : Maurice FLEURET, « Il faut démolir la partition », in Le Nouvel Observateur, 24 avril 1968.
  3. Ibid.
  4. Voir à ce sujet son ouvrage Approche d’une esthétique de la musique contemporaine (1968), qui est une source de premier ordre pour comprendre les enjeux de la production des années soixante et nous montre la diversité des stratégies déployées par le compositeur.
  5. Communication personnelle avec Luis de Pablo, Madrid, juin 2012.
  6. Entretiens de Bruno SERROU (série « Musique Mémoires », Institut National de l’Audiovisuel), 2001, chapitre 73 : « Techniques compositionnelles ».
  7. Luis DE PABLO, « El folklore vasco como material de composición », in Cuadernos de Sección. Folklore (Jornadas de Folklore. Donostia-San Sebastián, 18 al 23 de Mayo de 1981), Donostia-San Sebastián, Eusko Ikaskuntza, 1983, p. 269.
  8. Notice de presse, datée de 18 au 23 mars (source inconnue), figurant dans le dossier documentaire « Por diversos motivos » du CDMC Paris (Cote DD CDMC13321).
  9. Ibid.
  10. Communication personnelle avec Luis de Pablo, Madrid, juin 2012.
  11. Lettres de Claude Debussy à son éditeur, éditées par Jacques DURAND, Paris, Durand, 1927, Lettre datée du 3/09/1907 à Pourville, p. 55.
  12. José Luis GARCIA DEL BUSTO, « Crónica de vida y obra », in Piet DE VOLDER, Encuentros con Luis de Pablo. Ensayos y entrevistas, Madrid, Fundación Autor, 1998, p. 32.
  13. Extrait du programme de concert des 7èmes Rencontres Internationales de Musique Contemporaine, Metz, 13 novembre 1978.
  14. Communication personnelle avec Luis de Pablo, Madrid, juillet 2011.
  15. Ibid.
  16. Communication personnelle avec Luis de Pablo, Madrid, juin 2012.
  17. Ibid.
  18. Ibid.
  19. Communication personnelle avec Luis de Pablo, Madrid, juillet 2011.
  20. José Miguel LÓPEZ, « Luis de Pablo. Entrevista », in Ritmo, XLV, n° 455, octobre 1975, p. 5.
  21. Piet DE VOLDER, Encuentros con Luis de Pablo. Ensayos y entrevistas, Madrid, Fundación Autor, 1998, p. 57.
  22. Luis DE PABLO, A contratiempo, Madrid, Círculo de Bellas Artes, 2009, pp. 54-55.
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