Parcours de l' oeuvre de Dun Tan

par Jacques Amblard

L’éclectisme de Tan Dun est d’une dimension nouvelle. Il ne s’agit pas seulement de la fracture – ou de la réunion, selon les points de vue – entre Orient et Occident, ni même entre musique et arts visuels (où le musicien est très impliqué), mais entre des valeurs esthétiques contradictoires. Notamment, depuis 1993 environ, le musicien ne semble plus faire de distinction entre les œuvres « sérieuses » d’une part et les musiques de film d’autre part. Cette réunion du projet, le musicien la prône dans les interviews par la phrase qu’il répète : « 1 + 1 = 1 ». Or, on verra qu’elle aboutit paradoxalement à une explosion de l’esthétique. Cet éclatement, lié au concept de postmodernité, de mondialisation (et donc aussi de marchandisation planétaire dans le cas de musiciens remportant un tel succès), sera discuté à la fin. Tan Dun, pionnier qui ne différencie plus nettement ses œuvres proprement dites de leurs produits dérivés, inaugure ainsi le pendant musical, pour l’instant rare, de plasticiens « entrepreneurs », eux déjà nombreux, Jeff Koons, Damien Hirst ou Takashi Murakami en tête.
La première manière de Tan essaie déjà de réunir Est et Ouest. Pluie ensoleillée (1978, extrait de Huit souvenirs en aquarelle, pour piano) expose donc son échelle pentatonique, emblème modal de l’Extrême-Orient en général. Mais elle trahit aussi l’inclinaison du musicien pour l’intervalle de quinte à vide, qui a l’avantage de ne pas être dissonant (donc universel modal) et pourtant point trop enchaîné au passé occidental tonal par l’absence de la tierce intérieure (indiquant le majeur ou le mineur). Le vide de la quinte renvoie par ailleurs au bouddhisme zen. Cela deviendra donc un très bon intervalle pour notre postmodernité actuelle, soucieuse de synthèses. Car il n’est ni atonal ni « trop » tonal, et fédérateur géographique (la quinte s’extrait facilement des échelles pentatoniques). Tan Dun, surtout depuis 1995 et l’infléchissement de sa radicalité cagienne, est un musicien sinon strictement modal (les passages purement cagiens demeurent), « entre abstrait et concret1 », mais devenu finalement « polaire2 ».
Cette « pluie ensoleillée » est déjà secouée de ce dynamisme obsessionnel, hyperactif, dont le musicien sera souvent capable par la suite. Dans le documentaire Broken Silence (1995), on voit Tan dans ce qu’Eric Hung appelle la pose du musicien « fou », peut-être imitant Cage, qui « tape tout ce qu’il trouve, porte, cloches, percussions3 » pour en tester la résonance. Enfin, l’ostinato rapide de Pluie prolonge l’idée de Bartók de construire avec le piano (ou d’autres instruments) des instruments à percussion.

Le tout-percussion

De Tan, ce moteur bartokien mais aussi varésien puis cagien semble le plus radical. Et c’est un fil d’Ariane stylistique, un point de repère entre des œuvres esthétiquement diverses. Dans Théâtre orchestral n°1 : O (1990), les violons sont frappés plus que joués. Sans parler du Concerto pour piano pizzicato et dix instruments (1995), la caisse de résonance de la guitare, dans Sept Désirs (2002), sert souvent de tambour. Rappelons que l’ensemble des célèbres « musiques organiques », cagiennes (pour eau, pierres, céramiques ou papier), dont il sera question plus loin, sont surtout affaire de percussion. Le Concerto pour piano de 2008, sous-titré « Le feu », propose parfois des jeux frappés inspirés des arts martiaux, avec les poignets ou les avant-bras.
Malgré Ionisation de Varèse (1928, pièce entièrement dédiée aux percussions), ni ce dernier ni Bartók n’avaient pensé écrire de concertos pour percussion : c’est ce que sont donc, en grande partie, les concertos « organiques » de Tan et plus encore – cette fois nommément – les Larmes de la nature (2012). Cette dernière œuvre voit son soliste parcourir l’orchestre et changer d’instruments, de pierres entrechoquées au xylorimba final en passant par les timbales et quantité d’autres « armes » sonores.
Les percussions sont encore des ambassadrices. C’est l’occasion d’affirmer les origines chinoises au sein d’ensembles instrumentaux occidentaux, sans devoir passer par l’épineux problème mélodique engendrant des pièges esthétiques inextricables (faut-il rester tonal ou non ?, etc.). Ceci a lieu dans les musiques organiques « de pierre » ou encore, par exemple, dans l’emploi de cymbales chinoises (daliuzi employées par le peuple tujia, à l’ouest du Hunan natal du musicien), qu’on retrouve dans Formes sonores (Soundshapes, 1990) et La Carte (2002).

Autres détournements organologiques : quand l’Occident « chinoise » son jeu

Un autre pont habile entre Est et Ouest consiste à employer les instruments de la musique savante occidentale selon des modes de jeu permettant d’évoquer leurs cousins d’Extrême-Orient. Le référent oriental peut-être précisément la province natale du Hunan, ou la Chine en général, le Tibet, voire le Japon ou même l’Inde (plus rarement).
Déjà dans le trio À distance (1987), le piccolo est employé comme une flûte de bambou chinoise (avec bruit de souffle et glissade), la harpe est jouée comme du koto japonais, et la grosse caisse, frappée de la main ou des doigts, rappelle, dans l’intention du compositeur lui-même, une « percussion indienne ». Par ailleurs, l’œuvre utilise le vide, le silence, comme chair musicale à part entière. Le zen, circonspect, est ainsi convoqué, à la suite évidente de Takemitsu (quand il se fait mutique), voire de Feldman et plus encore de Cage (qui pratiquait la méditation transcendantale dès les années 1940).
La harpe, présente dans À distance, deviendra ambassadrice privilégiée. Typiquement quand elle répète ses notes rapidement, elle figurera à la fois le koto et le pipa (luth chinois), dans l’ensemble des cinq opéras et à nouveau dans certains de leurs extraits orchestraux (comme Quatre Routes secrètes de Marco Polo, 2004), puis jusque dans la Symphonie « Eroica » (2009), les Larmes de la nature (2012). Elle sera même soliste dans Nu Shu : Les Chansons secrètes des femmes (2013), pour vidéo, harpe solo et orchestre.
Ce centre, équidistance entre Occident et Orient, est encore cherché dans les pièces pour piano du début des années 1990, qui par ailleurs marquent le premier aboutissement de la veine underground de Tan, veine caricaturée par exemple dans le difficilement traduisible Memorial 19 Fucks: A Memorial to Injustice, to all People who have been Fucked over, 1993, avant le virage populaire qui commence à s’amorcer dans l’opéra Marco Polo (1995). On fait surtout référence à CAGE (1994), ou plus tard à Gouttes de rosée (2000) : le pianiste y frotte directement les triples cordes dans la caisse de résonance (comme Cage ou plus tard des plasticiens de Fluxus ont « préparé », détruit ou comme ici détourné un piano). Il se cantonne dans ses mi fa sol si do, ce qui n’est pas une échelle pentatonique traditionnelle : on sort du « penta-truisme » dans lequel Tan se replongera parfois pour ses célèbres musiques de films (à partir de Tigre et Dragon, 2000), mais donc aussi dans leurs « concertos » extraits. Le son de cymbalum engendré, par ailleurs, évoque un Orient vaste, vague, de l’Europe centrale à la Chine : on y entend également de ces cithares sur table, comme le guzheng employé dans le quatrième opéra, Le Premier Empereur (2006).
De façon très générale, Tan Dun multiplie l’emploi du glissando, notamment aux cordes. Il concentre encore ainsi Bartók. Ceci permet en outre un pont postmoderne entre musiques populaire (« naturellement » glissante) et savante, pont qui achève sa construction de façon particulièrement visible chez les musiciens américains des années 1990, dont Tan fait partie. Mais pour ce dernier, le glissando rappelle aussi le mode de jeu des instruments à archet chinois (comme la viole à deux cordes húqín). Tan Dun glisse, couramment, dès les années 1980 et jusque dans le Concerto pour contrebasse (2015), dit Le Loup. Là, des coups de semonces de l’orchestre, répétés (comme dans le chef-d’œuvre Formazioni de Berio, 1987), rappellent une troisième habitude de Tan, comme s’il s’agissait d’employer l’orchestre dans son ensemble comme instrument à percussion. Ces secousses, espacées, engendrent chaque fois une grande glissade descendante du soliste. Ce « loup » chinois, húqín grave et ample, a donc des gestes atonaux particulièrement clairs, comme chez Ligeti. On entend des chutes.
Gestes nets, porte-voix populaires, chinoiseries, les glissades engendrent aussi, en tant que continuité par excellence, des caresses appuyées, dans les sections modales des œuvres adressées au public le plus large. Dans les passages nostalgiques des musiques de film, lentes, elles incombent au violoncelle de Yo-Yo Ma (Tigre et Dragon, 2000), au bawu, proche de la clarinette, ou au violon d’Itzhak Perlman (Hero, 2002). Et des tapis de cordes les accompagnent : on ose un écho romantique. Les appuis harmoniques sont rares, « zen ». Le jeu glissé accentue le rubato et finalement la Sehnsucht, comme le faisaient déjà certaines rhapsodies hongroises de la fin du XIXe siècle (ainsi les Airs bohémiens, concerto pour violon de Sarasate, 1878), ici dans une version épurée (zen), simplifiée (postmoderne).
De fait, plus encore que la harpe, le violoncelle, et bientôt celui de Yo-Yo Ma en particulier, deviendra, après la période radicale cagienne, la voix nostalgique de Tan Dun (quand le musicien mûrissant ne sera plus ce « fou » cagien hyperactif). Au-delà de faire un húqín grave, l’instrument embrasse, en l’augmentant de beaucoup, la tessiture et la sensualité de la voix humaine (c’est ce qui intéresse le Dusapin « intonationniste » à la même époque). Et il se permet donc d’imiter ses porte-voix (glissando), à profusion dans le cas de Tan.
Le violoncelle, c’est singulier, est souvent concertant, dès Yi 1 : Rapports du feu et de l’eau (1994) ; la Symphonie 1997 « Humanité entre ciel et terre », pour violoncelle, cloches bianzhong, chœur d’enfants, lecteur de CD et grand orchestre ; le Concerto Tigre et dragon (2000, d’après la bande originale du film), pour violoncelle, vidéo et orchestre de chambre ; Quatre Routes secrètes de Marco Polo (2004, pour 12 violoncelles et orchestre, créé par les Berliner Philharmoniker, d’abord titré Pays secret), ce qui deviendra à nouveau ce Pays secret (en 2006), mais seulement pour les 12 violoncellistes berlinois. La Carte (2002), œuvre multimédia, présente un documentaire sur les minorités ethniques Tujia, Miao et Dong. Elle fait de Tan, cette fois, un véritable ethnomusicologue. Le musicien est décidément un fils de Bartók, ce que confirme Hoi-Yan Wong4. Or, cette œuvre engagée, par ailleurs, est précisément un concerto pour violoncelle. Citons encore Élégie : Neige en juin, dont l’effectif semble typique (violoncelle et ensemble de percussions), ou plus récemment Chiacone (2010), pour violoncelle seul.

Œuvres multimédia performatives ou interactives : encore l’empreinte de Cage

Prolongeant ces Neuf Chansons dites « opéra rituel » (1989), une série d’œuvres, amorcée à la fin de la première période « radicale », approche plus encore les rites musicaux performatifs, qui impliquent éventuellement le public. Le titre générique de cette série évoque celui du premier happening historique, mené par Cage au Black Mountain College en 1952 : Pièce de théâtre n° 1. Il s’agit de Théâtre orchestral n° 1 : O (1990), où des musiciens de l’orchestre crient, murmurent, chantent. Dans Théâtre orchestral n° 2 : Ré (1992), un second chef s’occupe de faire chanter le public, à bouche fermée (la note ré), il s’agit donc d’une action interactive. Théâtre orchestral n° 3 : Prévision rouge (1996) incorpore une vidéo, laquelle affirme son rôle dans Théâtre orchestral n° 4 : La Porte (1999), où les solistes (des chanteuses respectivement occidentale et de l’opéra traditionnel de Pékin, et un marionnettiste japonais) jouent devant l’écran et incorporent ainsi mieux les images à l’action.
Cette volonté d’inoculer du sacré chamanique, de la « vie », de l’action dans le protocole de concert, était déjà le but des performances de l’Américain Harry Partch (lui dans une version plus sensualiste et corporelle) dès les années 1960. De façon plus générale, le théâtre musical était bien connu aux États-Unis depuis ces années, plus par la tournée de la troupe de Robert Ashley que par les tentatives européennes de Mauricio Kagel à partir de Sur scène (1959). Ce consensus est donc particulièrement américain. Les tentatives performatives de Tan Dun occupent d’autres pièces (citons Cercle avec quatre trios, chef et public, 1992, ou le célèbre Opéra fantôme, 1994, pour pipa et quatuor) et finalement, presque l’ensemble des œuvres. Ainsi, les vidéos, lecteurs de CD, publics et bientôt internautes deviennent souvent co-solistes, selon une enthousiaste et peut-être naïve idéologie démocrate et mondialisatrice.
Il y a là, au-delà de la tradition performative américaine, au départ cagienne, un autre consensus issu des arts plastiques, qui s’impose définitivement durant les années 1990. C’est l’ère des installations. Or, Tan Dun, éclectique, s’affirme parfois comme plasticien. Ses collections d’épaves de piano deviennent ainsi Installation de piano (2004) pour le Bunker Museum of Contemporary Art de Kinmen à Taiwan. L’œuvre Corps percussif (2001), encore cagienne en diable, invite le public à utiliser cent chaises et cinq lits comme percussions. Or, elle a été donnée au Palais de Tokyo, donc dans un lieu d’exposition parisien dévoué aux arts plastiques. Tan Dun, après Varèse et Cage, participe donc activement, depuis le bord musical, à la lente métamorphose des arts en un seul, protéiforme.
Ses opéras, naturellement, s’inscrivent dans ce projet qui était celui de Wagner : l’œuvre d’art totale. Chacun d’entre eux (après le précédent expérimental de Neuf Chansons, 1989), Marco Polo (1995), Le Pavillon aux pivoines (1998), Thé : Le Miroir de l’âme (2002), Le Premier Empereur (2006), est un événement à la hauteur de son budget (sans cesse croissant). C’est une œuvre monde, comme les symphonies de Mahler que le Chinois admire presque autant que celles de Beethoven. Chaque opéra engendre des pièces orchestrales dérivées et ouvre une époque. Marco Polo avait provoqué la renommée internationale et l’adoucissement du langage corrélé, exactement comme Einstein on the Beach (1976) pour Philip Glass. Le Premier Empereur cherche finalement une dimension planétaire réconciliant culture, cinéma, grand public et monde entier. Le fait que le réalisateur du film Hero (2002) se soit chargé – fait exceptionnel – de sa mise en scène (et avec succès), semble symptomatique.

L’aboutissement des musiques organiques

La veine la plus personnelle de Tan pourrait être dans ses pièces pour céramiques (Neuf Chansons, 1989, Formes sonores, 1990, Le Pavillon aux pivoines, 1998, Thé : Le Miroir de l’âme, 2002, le Concerto pour terre, 2009), pour papier (dans Élégie : Neige en juin, 1991, Le rose, 1993, « rituel érotique pour papier », Thé : Le miroir de l’âme, 2002, le Concerto pour papier, 2003), pour eau (dans L’Opéra fantôme, 1994, le Concerto pour eau, 1998, la Passion d’eau selon saint Matthieu, 2000, Thé : Le Miroir de l’âme, 2002, Le Premier Empereur, 2006). Ces idées de pointe catalysent quatre opéras (elles sont surtout réunies dans Thé) et culminent, pour chaque « élément » organique, dans un « concerto », de loin le genre favori du musicien5. Il y a là l’influence du taoïsme (contre le confucianisme qui avait été utilisé par les maoïstes)6. Car on y retrouve trois (eau, terre devenant céramique, bois devenant papier), des cinq éléments (eau, terre, feu, bois, métal) prévus par ce dernier. Et ces détournements se rattachent aux expériences de jeunesse, en milieu rural. Tan Dun y faisait de la musique avec les matériaux dont il disposait à l’époque7.
Certes, Cage avait fait entendre voilà longtemps des musiques végétales (Branches, 1976) ou minérales, pour coquillages emplis d’eau (Inlets, 1977). Ceci s’inscrivait alors dans le Land Art, le mouvement hippy, dans l’idée cagienne selon laquelle « la musique, c’est l’écologie8 ». Or, l’écologie deviendra le nouveau grand récit des années 1990, n’en déplût à Jean-François Lyotard qui pensait ceux-ci disparus dès 19799. Ce nouveau consensus, donc, conduit naturellement Tan à développer, bien au-delà des expériences isolées de Cage, de nouveaux instruments, mais loin : jusqu’à trouver une virtuosité.
Sur chaque « élément », il s’agit de frapper mais parfois aussi de souffler : frapper l’eau mais aussi user d’un waterphone, frapper de grands pans de papier pendus du haut plafond jusque sur l’orchestre mais aussi souffler sur le bord de feuilles de papier, agiter des martinets sonores à lanières de papier, souffler dans des flûtes en céramique et choquer des percussions en céramique ou en pierre. La virtuosité est surtout atteinte avec le jeu percussif rapide, notamment sur la surface des bols transparents emplis d’eau.
Water Music (1952) de Cage était encore anecdotique, une introduction à un manifeste esthétique, peu développée. La musique d’eau de Tan, quarante ans plus tard, invente un solfège, un monde sonore aqueux servi par l’engagement de David Cossin, cet aqua-virtuose qui a travaillé avec Tan pendant plus de quinze ans. L’eau sert de caisse de résonance à des objets divers. Elle tend sa surface à la percussion des mains. On y plonge une passoire qui, en libérant ses gouttes, engendre un decrescendo, smorzando. L’ensemble est amplifié par des micros de contacts. Le waterphone produit des sons longs et résonants. Il rappelle le cri des baleines. Un écho romantique est ainsi totalement réinventé en 1998 (dans le Concerto d’eau), à une époque où le vieux Takemitsu entend un nouveau « romantisme10 » dans la création contemporaine fin de siècle, peut-être celle, cosmique, de l’an 2000 qui approche. Aussi Joanna Ching-yun Lee appelle-t-elle sa biographie de Tan Dun, en 2006, Geste romantique11.
Ces musiques organiques cherchent encore ce centre, une équidistance entre Est et Ouest, élégamment car discrètement atteinte. Bruitistes, elles se passent de ces échelles de tons, décidément trop connotées d’un côté comme de l’autre du globe, pour inventer facilement un chamanisme sonore, une évocation non seulement de l’écologie planétaire, mais aussi de l’animisme des minorités de la province du Hunan, à travers ces « éléments » (qu’on retrouve donc aussi dans le taoïsme). Certains instruments de pierres, en Chine, sont traditionnels (bianqing).
Tan n’aura jamais mieux fait dialoguer Cage et le chaman de son village.

Musique du monde et monde de la musique

Dès avant 2010, donc à 53 ans, Tan Dun a honoré les commandes d’institutions aussi prestigieuses que le Boston Symphony Orchestra, le New York Philharmonic, le Metropolitan Opera, les Berliner Philharmoniker, l’Internationale Bach-Akademie de Stuttgart, Youtube/Google, l’Edinburgh Festival, a enregistré avec Deutsche Grammophon, collaboré avec Yo-Yo Ma, Itzhak Perlman, Lang Lang, remporté le Prix Suntory, le Prix Grawemeyer, un Grammy Award, un Oscar (pour la musique de Tigre et Dragon), a été joué lors des Jeux Olympiques de Pékin (2008), a été ambassadeur culturel pour la Shangaï World Expo (2010).
Tan Dun a sans doute été porté par cet autre grand récit de son époque : la mondialisation. Pour l’inauguration de son orchestre, le « YTSO », Youtube a passé commande à Tan Dun, et à nul autre, de sa future Première Symphonie Internet (« Eroica », 2009). Le résultat, maigre (quatre minutes), ne figurera pas – phénomène rare – dans le catalogue du site internet de Tan (ce dernier site lui-même peut-être disparu depuis quelques années…). Fredric Jameson titrait son ouvrage, vers 1991, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif12. Mais Makis Solomos se demandait si précisément, le paradigme caché du postmodernisme n’avait pas été, plus précisément, la future « marche vers la mondialisation13 ».
Or, Tan semble comprendre les publics occidentaux qui le regardent et qui décident encore pour le monde : nous, les Marco Polo friands des derniers vestiges d’exotisme disponibles dans notre monde globalisé. Il écrit donc l’opéra Marco Polo (1995) et accède alors à sa première notoriété de très grande envergure. Puis ses quatre grands opéras, dans leur production d’origine, seront tous en costumes chinois anciens, mandarinades atemporelles, ce que le monde attend pour son entreprise fatalement approximative, puisque globale littéralement. Selon Nicolas Bourriaud, « ce que le postmoderne nomme hybridation consiste à greffer sur le tronc d’une culture populaire devenue uniforme des “spécificités” la plupart du temps caricaturales, comme on parfume avec différents flavours synthétiques les sucreries industrielles14 ».
Quel compositeur a jamais bénéficié d’un site internet aussi visuellement attractif, détrônant celui de Philip Glass, pourtant déjà une référence en la matière ? Il est étrange – et intéressant – que ce site semble aujourd’hui inaccessible (définitivement ?), alors qu’il existait encore en mars 2016. Ceci semble indiquer un problème, une limite, comme si un pacte faustien avait été signé, puis brûlé, comme par nécessité. Sur ce site somptueux, les œuvres de Tan apparaissaient étiquetées d’images appétissantes, comme des biens de consommation de luxe. Elles apparaissaient ainsi d’abord visuelles. Chacune était accompagnée d’un slogan, très simple, un choc qui, parfois même, la sous-titrait (Le Feu, Le Loup, La Carte et même L’Amour pour le Concerto pour violon, 2009). Les célèbres musiques de films (Tigre et Dragon, Hero, Le Banquet) engendraient des produits dérivés pour la musique savante, notons bien, cela et non l’inverse comme autrefois : d’abord le bien de consommation, puis seulement « l’œuvre savante » éponyme.
L’inversion de paradigme est donc nette depuis l’avant-guerre, quand Adorno fustigeait « l’industrie culturelle » pourtant encore balbutiante. Les concertos filmiques de Tan Dun sont servis par des solistes superstars planétaires. Selon Deleuze, Nietzsche fait de la pensée une « machine de guerre15 ». Transposons cette opinion sur Tan Dun, compositeur « versatile16 » selon Hung, capable de composer le Concerto pour eau mais aussi la Symphonie Internet « Eroica », et cependant, dans tous les cas, machine de guerre pour le déploiement de ses œuvres (c’est la sagesse du capitalisme tardif évoqué par Jameson), musicien à la fois fort des cultures de vente made in China et made in USA, les plus efficaces du monde.
Enfin, Passacaglia, secret of wind and birds (2016), est une curieuse expérience de fusion, cette fois, absolue, entre les divers styles de Tan Dun et au-delà. Les passages tonals rudimentaires, rappelant les musiques de films déjà composées, s’enchaînent à des passages organiques, cette fois célébrant le vent (comme dans un Concerto d’air), certes rappelant les diverses expériences éoliennes impressionnistes, notamment du Ravel de Daphnis et Chloé (1912). Mais soudain est haché un agrégat, ostinato, selon un quasi pastiche du Sacre du printemps (1913). Musique de film, ou avant-gardisme personnel à Tan, ou polytonalité stravinskienne, ainsi, semblent désormais juxtaposables dans la même œuvre. Ce n’est d’ailleurs pas tout : des smartphones au sein du public ou de l’orchestre font entendre des chants d’oiseaux enregistrés.
Par ailleurs, Eric Hung note que certaines mélodies modales elles-mêmes peuvent être rationalisées, c’est-à-dire, si l’on veut, écologiquement « recyclées ». Ainsi, une ligne modale est utilisée dans la musique d’un documentaire, Nanjing 1937 (1995), puis dans la Symphonie 1997, puis dans la bande originale de Fallen (1998, avec l’acteur Denzel Washington). Le musicien duplique sur sa chaîne de montage, à la manière de Glass avant lui. C’est légitime dans un monde considéré globalement, infiniment vaste, impossible à toucher dans son ensemble en une œuvre. Mais selon Hung, d’une mélodie modale « nostalgique » à l’autre, l’écriture reste de toute façon proche, pour les œuvres orchestrales des années 2000 et les musiques des grands films. Une manne est exploitée17. De même, Jeff Koons (encore le plus célèbre artiste vivant aujourd’hui ?), lorsqu’il sculpte un Balloon Dog, engendre-t-il une série d’entre eux entre 1994 et 2000, puis des miniatures industrielles en série, objets design, « accessoires ».
Ces remarques sont moins des critiques que le relevé d’une nouvelle indistinction historique dans laquelle Tan Dun semble pionnier. En 1999, quand Tan, emblème de la mondialisation, titrait triomphalement pour la commande du BBC Orchestra L’An 2000 aujourd’hui : Une symphonie mondiale pour le nouveau millénaire, John Seabrook titrait lui son ouvrage Indistinction : La culture du marketing, le Marketing de la culture18. Dans le cas de Tan, l’indistinction semble entre musique de l’image et image de la musique. Il faut ôter à cette musique son costume de guerre économique, carapace d’or redoutable, pour découvrir sa valeur réelle, étonnamment diverse d’une œuvre à l’autre, mais sans que le musicien lui-même semble devoir tant s’en soucier, comme si l’art se passait désormais de l’esthétique. Ceci ne signifie-t-il pas que l’art, sans faiblir pour autant, s’occupe désormais – d’abord – de sa survie dans un monde trop vaste, trop dur, trop concurrentiel ? Il semble devenu avant tout sa propre entreprise de communication, son subterfuge, artefact supplémentaire en somme. Le subterfuge, dans notre Société du spectacle déjà rouée depuis bientôt un demi-siècle après l’écriture de l’ouvrage de Guy Debord (1967), est désormais incessant et semble-t-il, nécessaire dans notre supermarché planétaire en ligne. Faut-il le considérer partie intégrante de l’œuvre, comme le musicien (ou l’artiste de l’image) lui-même semble nous y inviter ? Tan dirige généralement ses œuvres, sur CD, DVD, en concert, certes à la manière ancienne (mozartienne), mais aussi comme pour mieux les étiqueter, ajouter au spectacle en mettant en scène son propre corps de créateur. Plasticien compositeur. Compositeur de l’image ou image du compositeur.


  1. Voir Utz, Christian, « Komponieren zwischen Abstraktion und Konkretion: Die Tradition des chinesischen Musiktheaters als Folie heutiger chinesischer Musik », Österreichische Musikzeitschrift, LIII/5 (1998), p. 35-45.
  2. Utz, Christian, « Kunstmusik und reflexive Globalisierung: Alterität und Narrativität in chinesischer Musik des 20. und 21 Jahrunderts », Archiv für Musikwissenschaft, LXVII/2 (2010), p. 81.
  3. Hung, Eric, « Tan Dun through the Lens of Western Media », I, Notes, LXVII/3 (2011), p. 605.
  4. Voir Wong, Hoi-Yan, « Bartók’s Influence on Chinese New Music in the Post–Cultural Revolution Era », Studia Musicologica: An International Journal of Musicology of the Hungarian Academy of Sciences, XLVIII/1-2 (2007), p. 237-243.
  5. Ceci s’explique en partie pour des raisons de communication. Le genre s’articule bien avec le star system : le soliste virtuose est la star. On renvoie le lecteur surpris à la dernière rubrique de ce texte.
  6. Cette dimension, selon Laurent Feneyrou, était centrale pour Tan Dun, qui en aurait longuement parlé à ce dernier en 1995 (communication personnelle).
  7. Ibid.
  8. Cage, John, For the Birds (entretien avec Daniel Charles), Boston/Londres, Marion Boyars, 1981, p. 229.
  9. Dans La Condition postmoderne (Paris, Minuit, 1979, p. 8), Jean-François Lyotard voit justement le signe du début d’une nouvelle ère, dite « postmoderne », dans la fin des « grands récits » politiques ou religieux.
  10. « Si je compare les diverses nouvelles tendances musicales qui apparaissent actuellement [durant les années 1990] avec celles des années 1950-1960, il me semble qu’un sentiment romantique différent de celui des années 1950 et 1960 (pas forcément quelque chose comme le néo-romantisme) est en train de naître ». Takemitsu, Tōru, Chosakushu, tome V, Tokyo, Shinchosha, 2000, p. 162.
  11. Voir Lee, Joanna Ching-yun, « Romantic Gesture », Opera News, LXXI/6 (2006), p. 16-20.
  12. Jameson, Frederic, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme, Paris, Éditions des Beaux-Arts, 2007.
  13. Solomos, Makis, « Le “savant” et le “populaire”, le postmodernisme et la mondialisation », Musurgia, IX/1 (2002), p. 80-81.
  14. Bourriaud, Nicolas, Radicant. Pour une esthétique de la globalisation, Paris, Denoël, 2009, p. 22.
  15. Deleuze, Gilles, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 467.
  16. Hung, Eric, « Tan Dun through the Lens of Western Media », II, Notes, LXVIII/3 (2012), p. 661.
  17. Ibid., p. 662.
  18. Seabrook, John, Nobrow: The Culture of Marketing, the Marketing of Culture, Knopf, New York, 2000.
© Ircam-Centre Pompidou, 2016

sources

Parcours écrit en 2016, revu en 2022.



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