Parcours de l'œuvre de Pierre Boulez

par Jonathan Goldman

Pierre Boulez est l’un des compositeurs les plus influents de la deuxième moitié du XXe siècle. Sa trajectoire de musicien se confond avec un pan de l’histoire de la musique savante : figure incontournable du modernisme, il a, dans une mesure non négligeable, animé et représenté l’avant-garde musicale depuis 1945 aux yeux d’un large public. Sa carrière de chef d’orchestre l’a conduit à la tête de l’Orchestre philharmonique de New York et du BBC Symphony Orchestra parmi tant d’autres, et l’a fait connaître à un public mélomane dont il a cherché à transformer les habitudes, en l’initiant notamment par le concert et le disque aux classiques modernistes de la première moitié du siècle (Stravinsky, Schoenberg, Webern, Bartók, Berg, etc.). Pierre Boulez a eu aussi un impact significatif sur le développement d’institutions musicales, surtout en France où il a suscité ou accompagné les projets de l’Ircam (dont il a été le premier directeur), de l’ensemble intercontemporain, ainsi que la Cité de la musique.

Boulez a aussi écrit : son goût et son talent pour la prise de position publique ont forcé ses adversaires comme ses adeptes à réfléchir et argumenter sur les choix esthétiques adoptés à plusieurs tournants historiques. Ses affirmations provocatrices, comme l’article au titre célèbre écrit au moment de la disparition d’Arnold Schoenberg, « Schoenberg is dead » (1951), ou son jugement quelque peu tranché sur l’« inutilité » des compositeurs qui n’ont pas « ressenti la nécessité du langage dodécaphonique » (1952) ont fait de Boulez un personnage controversé dans le milieu artistique et culturel, au-delà des cercles musicaux. Les idées de Boulez en rejoignent ainsi souvent d’autres, philosophiques, littératures ou plastiques, depuis le moment essentiel du structuralisme des années 1950-1960 ; aussi, il n’est guère surprenant que des intellectuels tels que Michel Foucault ou Gilles Deleuze aient traité de la musique de Boulez à différentes occasions. Les échanges allant dans les deux sens, la musique de Boulez est également imprégnée de ces échanges féconds entre penseurs mais aussi entre poètes et artistes, de Paul Klee à René Char, de Paul Valéry à Henri Michaux, de Stéphane Mallarmé à James Joyce.

Pour entrer dans l’univers musical de Boulez, commençons en regardant de près ce qui est en quelque sorte son opus 1, à savoir la première des Notations pour piano, composée en 1945 :


Figure 1 : Notations 1 (UE18310)

Ces douze mesures de musique peuvent être segmentées selon un jeu d’oppositions internes. En jumelant chaque petite unité motivique avec son pendant, on rend visible la forme de cette miniature. Par exemple, les triple croches de la première mesure se retrouvent à la dernière mesure avec les mêmes hauteurs mais avec un profil mélodique inversé. Le même raisonnement peut être poursuivi pour chacune des unités qui forme la pièce. Cela donne, dans une disposition en colonnes :


Figure 2 : couples oppositionnels dans Notation I

On a formé ainsi quatre couples au sein desquels la première cellule énoncée réapparaît transformée : le premier élément voit son profil mélodique inversé, les durées des notes du deuxième sont augmentées, l’accord plaqué apparaît d’abord fortissimo et ensuite pianissimo, et la pédale ostinato se retrouve dans le registre aigu plutôt que grave. Nous sommes confrontés à un jeu typiquement boulézien où certains aspects du vocabulaire élémentaire sont contrastés, tandis que d’autres restent statiques.

Pierre Boulez définit un langage musical en instaurant des oppositions entre un type de matériau et un autre, et en les faisant interagir entre eux. Si le résultat apparaît d’une grande souplesse, le système qui le sous-tend s’avère en général fortement organisé. L’auteur de l’essai « Construire une improvisation » (1961) récuse à tout moment les prétendues antinomies entre la liberté et la contrainte, entre l’idée musicale et le système qui l’abrite, entre la spontanéité et le calcul, entre l’automatisme et le libre-arbitre. En résumé, la musique de Boulez présente un monde de contrastes qui transcendent l’unité fondamentale de son matériau de départ.

Si les œuvres de jeunesse telles la Première sonate (1946) et la Sonatine pour flûte et piano (1946) font preuve d’une assimilation du langage sériel hérité de Webern et de Schoenberg ainsi que d’un travail rythmique devant beaucoup à son maître Messiaen, c’est avec la Deuxième sonate (1948), publiée chez Heugel en 1950, que la personnalité de Boulez est définitivement identifiée par le public de l’avant garde. Cette œuvre en quatre mouvements aux exigences techniques redoutables se caractérise par une écriture contrapuntique dense. Des gestes saccadés y prédominent comme rarement jusqu’alors dans une œuvre pour le piano, que Boulez décrivait à l’époque comme « l’instrument même du délire ». Avec ses gestes stridents et ses couches superposées, Boulez réalise en quelque sorte dans cette Sonate le vœu prononcé dès 1948, selon lequel la musique « doit être hystérie et envoûtement collectifs, violemment actuels » (in 1995, p. 262). Néanmoins, elle est loin d’évacuer toute référence à la forme sonate : le modèle est la sonate beethovenienne et l’œuvre comporte même un scherzo-trio. Dans les années 1951-1952, Boulez attire une grande attention avec des expériences de composition presque “automatique” exploitant ce que l’on nommera la « série généralisée » : dans Structures pour deux pianos, livre 1 (1952) notamment, Boulez tentera d’appliquer les proportions de la série à d’autres paramètres du discours musical comme l’intensité, la durée et les modes d’attaque. Cette tentative – « non sans absurdité » comme le dira Boulez plus tard – reposait néanmoins sur une volonté assumée d’unifier le discours musical, but qu’il continuera de viser dans bien des œuvres ultérieures. C’est sans doute pour cette raison que le titre originellement prévu pour les Structures était emprunté à un tableau de Paul Klee, À la limite du pays fertile.

C’est toutefois Le marteau sans maître (1955) qui reste l’œuvre la plus célèbre de sa première période. Cette œuvre est emblématique du langage boulézien à plus d’un titre. Elle reflète avec justesse la volonté de Boulez de créer un pendant sonore à la poésie surréaliste – en l’occurrence celle de René Char, qu’il avait déjà sollicitée deux fois auparavant, dans les cantates Le Soleil des eaux (1950, 1958, 1965) et Le visage nuptial (1951-1952, 1989) –, une tâche qui n’a sans doute été réalisée que partiellement chez les compositeurs plus directement associés au mouvement surréaliste, comme André Souris. La réunion exotique d’instruments requise par cette œuvre (guitare, xylorimba, alto, flûte en sol, vibraphone, percussion et voix) fait d’elle la première à mettre en valeur ce qui deviendra l’instrumentarium boulézien par excellence, à savoir les instruments résonants – ceux pour lesquels, comme l’explique Boulez, l’instrumentiste ne contrôle plus l’évolution du son une fois la note attaquée (en l’occurrence, tous les instruments du Marteau à l’exception de la flûte et de l’alto). La couleur qui résulte de ce choix inusité d’instruments se rapproche, ainsi qu’ont estimé les premiers auditeurs de cette œuvre, du timbre du gamelan balinais. Par ailleurs, l’utilisation originale de la voix, qui met en continuité Sprechstimme, effets à bouche fermée et chant conventionnel, anticipe un centre de préoccupation non négligeable du compositeur (notamment dans Pli selon pli et cummings ist der dichter). Par ailleurs, la structure en mouvements cycliques intercalés annonce un intérêt pour des parcours non linéaires à travers l’œuvre, une volonté qui se réalisera dans l’aventure de la forme ouverte (voir plus bas).

Les œuvres de Pierre Boulez entretiennent un rapport généalogique les uns avec les autres, bon nombre d’entre elles revêtant en outre un caractère de work-in-progress. Quelques distinctions doivent être faites à cet égard. Tout d’abord, certaines œuvres sont “dérivées” d’autres œuvres : l’œuvre-mère est dans ce cas pareille à un organisme vivant qui engendre sa progéniture. Il y a aussi des œuvres qui existent dans des versions successives, parfois retravaillées sur un long nombre d’années, voire plusieurs décennies : les quatre versions successives de la cantate Le Soleil des eaux (étudiées par Gerald Bennett (1986, p. 66-77)), les différentes versions de Pli selon pli et celles de Répons, exemplifient bien ce statut d’œuvre potentiellement inachevée. Certaines œuvres restent inachevées apparemment sans suite (ainsi seuls deux des cinq mouvements de la Troisième sonate ont été publiés, alors que Boulez a crée l’œuvre (en 1957) en jouant tous les cinq). Par ailleurs, il y a parfois des emprunts non explicités, d’œuvre en œuvre, comme ces réorchestrations de deux des Notations pour piano (1945) insérées dans la Première improvisation sur Mallarmé, (deuxième mouvement de Pli selon pli) une autocitation d’autant plus secrète en 1962 que les Notations n’ont été publiées qu’en 1975. Enfin, reste le cas des œuvres retirées du catalogue (comme Poésie pour pouvoir, une œuvre pour lequel la coordination entre partie orchestrale est bande a été jugée peu concluante).

L’exemple de Poésie pour pouvoir illustre une autre opposition qui jalonne l’imaginaire de Boulez depuis presque la première heure : celle entre son instrumental et son électronique. On pourrait voir dans l’échec de Poésie pour pouvoir la voie ouverte à l’établissement de l’Ircam, et la recherche sur les possibilités d’interactions entre instrument et dispositif électronique. La technologie du temps réel, où le son d’un instrument est modifié et diffusé quasiment en même temps que celui-ci, reste pour Boulez une préoccupation majeure, préoccupation qu’il a mise en pratique dans des œuvres qui conjuguent le son instrumental et son élargissement électronique : Dialogue de l’ombre double, …explosante-fixe…, Anthèmes 2, et surtout Répons.

Mais l’opposition fondamentale qui retient l’intérêt de Boulez depuis toujours est celle qui existe entre la pulsation et la résonance. Dans sa célèbre monographie Penser la musique aujourd’hui (1963), issue des cours de Darmstadt, Boulez a opéré une distinction entre le temps lisse et le temps strié. Alterner des plans où le temps est pulsé, rythmé et d’autres où le temps est homogène et non différencié restera la clef de l’univers de Boulez. Déployer un temps lisse consiste souvent à composer des résonances : laisser résonner des instruments implique se laisser guider par le parcours hautement non prévisible de la désinence propre aux instruments. C’est une alternance qu’on voit déjà apparaître dans les œuvres anciennes comme les Notations (mentionnées au début de ce texte) ou la Deuxième sonate où, dès les premières mesures un élément percussif se trouve confronté à un autre résonant. C’est aussi ce que Boulez fera de façon spectaculaire dans Éclat (1965) où le choix des instruments (piano, célesta, harpe, glockenspiel, vibraphone, mandoline, guitare, cymbalum et cloches tubes, ainsi que six autres instruments non résonants) crée une sorte d’échelle d’instruments allant d’une résonance maximalement courte (mandoline) à une autre maximalement longue (piano). Une partie de l’enjeu de l’œuvre se trouvera dans la volonté de laisser les instruments résonner sans intervenir. Ainsi dans la partie centrale marquée « Assez lent, suspendu, comme imprévisible » (chiffres 14-19) de cette œuvre, où les instruments jouent l’un après l’autre ou ensemble des notes simples sans ornementation aucune, mettant en valeur leur résonance entre chaque attaque. Cette fascination pour la résonance semble être par ailleurs la leçon la plus durable que Boulez ait tirée de son compagnon de route pendant une brève période, John Cage : la résonance laisse la voie ouverte à une certaine imprévisibilité, l’aléa de l’instant, mais toujours sous contrôle et entre des limites bien circonscrites. L’entrée spectaculaire des six instruments solistes dans Répons (chiffre 21) ne joue pas moins sur cette fascination pour l’évolution des résonances ; cette fois, les résonances sont amplifiées, prolongées et projetées dans l’espace par le dispositif électronique.

Il se peut par ailleurs que la prédilection de Boulez, pendant une dizaine d’années autour de 1960, pour ce que l’on appelle les « œuvres ouvertes » ne soit que le résultat de son exploration résolue des oppositions temps strié/temps lisse et pulsation/résonance, qui jouent un rôle primordial dans la presque totalité des œuvres – dès les Notations (1945) et jusqu’à Sur Incises (1994/1998)) – même là où le parcours est fixé. A la notion d’« œuvre ouverte », Boulez préférera plutôt le terme d’« œuvres à parcours mobile » qui s’applique à Éclat (1965), le deuxième livre de Structures pour deux piano (1956-1961), Domaines pour clarinette avec ou sans ensemble (1961-1968) et surtout la Troisième sonate qui, avec le Klavierstück XI (1956) de Karlheinz Stockhausen, a inspiré bon nombre de compositions mobiles dans les années 1960, notamment les Archipels (1966-1971) d’André Boucourechliev. Expliquant son goût des formes mobiles, Boulez s’est réclamé explicitement de l’idéal poétique de Stéphane Mallarmé dont le Livre, cet immense projet inachevé de poème aux parties mobiles, a été reconstitué par Jacques Scherer en 1957. Selon Scherer, « Pour éliminer [le hasard] plus radicalement encore, le Livre refuse la passivité de la continuité unilinéaire et se développe dans un hyper-espace à un grand nombre de dimensions comme en ont imaginé les géométries non euclidiennes » (Scherer, 1957, in 1977, p. xvii).

Boulez s’inspirera de cet esprit mallarméen non pas seulement dans son grand « Portrait de Mallarmé », le monumental Pli selon pli (qui contenait, dans ses premières versions, des éléments de mobilité dans la partie de voix soliste), mais aussi dans une œuvre comme le Livre pour quatuor (publié en 1969), où les interprètes sont invités à jouer un sous-ensemble de toutes les sections disponibles et d’en établir un ordre original.

Au fil des ans, Boulez a manifesté un intérêt croissant pour la grande forme. Le tournant aura été Rituel in memoriam Bruno Maderna (1975), cette œuvre d’une seule haleine de plus de vingt minutes où Boulez affiche clairement sa volonté de “durer”. Mais cette œuvre, une de celle qui a trouvé son public le plus facilement (elle a d’ailleurs été enregistrée quelque six fois), avec ces répétitions obstinées et son harmonie statique, est aussi l’une des moins représentatives du style de Boulez qui préfère d’habitude le mouvement frénétique et la variation aux dépens de la répétition. Quoi qu’il en soit, la grande forme prend une place prééminente après Rituel, avec des œuvres d’envergure comme .…explosante-fixe… pour flûte MIDI, orchestre et traitement en temps réel (1991-1993), Répons pour six solistes, ensemble et dispositif électronique (1980-1984), ou Sur Incises pour trois pianos, trois harpes et trois percussionnistes (1996-1998), en deux longs mouvement enchaînés, reflètent cette tendance, qui pourrait s’expliquer en partie par l’expérience acquise au cours des années 1960-70 à diriger des orchestres tels que les philharmoniques de Cleveland, New York, Vienne (dans des œuvres de longue haleine telles que les symphonies de Mahler) et, évidemment, les expériences du Ring et de Parsifal à Bayreuth (1976-1980). Boulez est cependant l’auteur, à la même époque de partitions plus brèves écrites pour de petites formations, qui élaborent souvent des aspects locaux d’œuvres d’envergure. Ainsi en va-t-il de Mémoriale par rapport à …explosante-fixe…, de Dérive 1 et Anthème 1 par rapport à Répons, de Dialogue de l’ombre double par rapport à Domaines, etc.

Parallèlement à ce goût de la grande forme, Boulez se montre, dans ses œuvres tardives, plus soucieux de la capacité pour les auditeurs à suivre le parcours d’une œuvre. Cet intérêt pour la prévision perceptive de son œuvre se voit le plus manifestement dans l’utilisation de ce qu’il nomme des « signaux » et des « enveloppes », destinés à guider l’écoute. Les signaux, sortes de points de repère servant à articuler les différents moments de la forme, prennent souvent la forme d’un changement radical avec la texture dominante d’une œuvre, souvent au moyen de longues notes tenues. Dans Mémoriale (1985), ce sont les longues notes en trémolo pourvues d’un accompagnement homophonique qui délimitent les sections de l’œuvre. De façon analogue, les longues notes jouées en harmoniques dans Anthème 1 (1992) tiennent lieu de signaux découpant l’œuvre en sept sections de durée variable. Les longues notes tenues dans l’aigu, jouées par les vents dans Répons (surtout dans l’introduction orchestrale) jouent également le rôle de guide pour aider l’auditeur à saisir le mouvement global de la pièce, sans soucier forcément d’un niveau plus élevé de détail. Dans Dérive 1, une courte pièce aux timbres chatoyants pour six instruments, Boulez guide la perception en réduisant radicalement le langage harmonique à tout juste six accords. Cette réduction lui permet de déployer un jeu d’ornementation dans lequel l’abondance des appoggiatures met en péril et finit par anéantir la pulsation régulière de la métrique (il s’agit par ailleurs de la seule oeuvre de Boulez écrite d’un bout à l’autre dans une mesure à 4/4 !). Les figures sont certes complexes, mais puisqu’elles sont abritées dans six enveloppes harmoniques d’autant plus reconnaissables à l’oreille que leurs registres sont fixes, Boulez atteint un haut degré de compréhensibilité immédiate qui explique sans doute le succès de cette pièce.

À travers le sérialisme, les formes ouvertes, la problématique de l’instrument et de la machine, le souci de perceptibilité, l’œuvre de Pierre Boulez présente un ensemble riche et unifié. Si la « série généralisée » est vite abandonnée, la recherche d’unité ne l’est pas pour autant, et la pensée sérielle reste une seconde nature même quand Boulez retourne à une écriture thématique dans ses œuvres plus récentes, ou dédouble l’ornementation, comme il fait dans les Dérives ou dans Répons. De plus, comme chef d’orchestre, pédagogue, analyste et administrateur, il a créé des institutions durables vouées au progrès de la musique et de ses rapports avec le public.

© Ircam-Centre Pompidou, 2007


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