Le Livre pour quatuor : voici une partition capitale, à la gestation complexe, et que l'auteur aujourd'hui écarte de son catalogue au profit d'une version plus étoffée pour orchestre à cordes. On s'arrêtera ici surtout sur l'œuvre première, pour quatuor à cordes.
Sa date (1948), la rend contemporaine de la Deuxième Sonate, à laquelle d'ailleurs elle emprunte, surtout dans les parties paires (Il, IV et Vl), une partie de son matériau sériel et de ses procédures de développements, d'interpolations, de variation et de « prolifération motivique ». De même poursuit-elle le mouvement amorcé dans la sonate pour dépasser le strict « sérialisme des hauteurs » propre à Schoenberg.
Première œuvre de Boulez dont le piano soit absent, le Livre pour Quatuor s'inscrit dans une histoire exemplaire qui de Haydn au Berg de la Suite lyrique – en passant naturellement par les deux autres Viennois et Bartók, dont la présence est ici nettement perceptible – s'est toujours efforcée de jouer avec la sonorité très homogène du quatuor à cordes dans le sens d'une différenciation maximum des timbres et des gestes instrumentaux. Les différents mouvements qu'on connaît du Livre permettent d'apprécier les jeux multiples tant des attaques (arco/pizzicato, col legno, am Steg, am Griffbett, etc.) que des sons suivis. Le rapport entre sons ponctuels et sons tenus organise pour l'essentiel les diverses parties, assez différentes les unes des autres : lyrisme de Ia, importance des silences et des petits motifs très prestes dans Ib, présence d'un « cantus firmus » aux différentes parties dans IIIa, densité de la texture et de la polyphonie dans IIIb, avec cette fin brusquée si remarquable, caractère davantage concertant et à l'espace bien rempli dans IIIc, le souple contrepoint à trois avec la scansion en pizzicatos du quatrième instrumentiste dans V...
Il ne s'agit pas de « mouvements », mais plutôt de « feuillets », que l'auteur a déclaré pouvoir être joués sélectivement et dans un ordre ad libitum. Cette licence, toutefois, ne semble pas avoir été envisagée dès le départ – mais rencontra au fil des différentes créations partielles de l'ouvrage, la préoccupation majeure de Boulez à l'époque 1957-60 : le Livre mallarméen (cf. Troisième Sonate).
Vingt ans après sa partition première, Boulez décidait de « retirer » le Livre pour quatuor de son catalogue (sauf pour les formations qui le jouaient déjà) et de le repenser pour orchestre à cordes. Conviction du caractère désuet du quatuor à cordes ? Désir de difficultés « rentables » pour les instrumentistes (la version Quatuor est extraordinairement difficile) ? Volonté de développer avec de nombreux musiciens des virtualités acoustiques « étranglées » dans la formation initiale ? Leçon prise et acceptée de l'orchestre ? Les raisons sont sans doute multiples. Mais face à l'extraordinaire vigueur, véhémence, et alacrité de la version initiale, il est peut-être permis de tenir l'initiative du compositeur lui-même pour plus respectable que légitime.
Dominique Jameux, programme du Festival d'Automne à Paris, 1981, cycle Boulez.