Parcours de l' oeuvre de Jean-Claude Risset

par Vincent Tiffon

Musicien et scientifique

Tout compositeur est par définition atypique, non strictement réductible à une école ou une ligne esthétique estampillée. Jean-Claude Risset, par sa double appétence et sa double compétence artistique et scientifique, possède une singularité supplémentaire qu’il partage toutefois avec John Chowning. En renouant avec une culture encyclopédique, celle favorable à l’alliage entre les disciplines non pas conçues comme supplément d’âme mais comme nécessité intérieure, Risset transforme le monde sonore plutôt qu’il ne se plie aux contraintes d’une époque. La transversalité entre musique, science et technologie est au cœur du travail créateur de Risset. Il est tout à la fois un chercheur, un compositeur — formé rigoureusement à la pratique musicale (piano et composition) et honoré par ses pairs (Grand Prix de la musique en 1990) — et un scientifique de renommée internationale (Médaille d’Or du CNRS en 1999) — formé dans la grande tradition française de l’excellence mathématique, puis physique. « S’il fallait donner un sens à cette douce polarisation dilemmatique, nous pourrions avancer que ce sont peut-être les recherches émanant de la science qui sont portées par de grands désirs foncièrement musicaux 1. » Agrégé de physique en 1961 et docteur en Sciences Physiques en 1967, Risset cherchera à entamer une carrière de pianiste, parallèlement à ses premiers pas comme chercheur. L’étude du piano, notamment par la question du toucher, la conduite du jeu, la construction de la sonorité, semble avoir éveillé chez le chercheur en herbe l’intérêt pour le son : « composer le son lui-même », selon l’expression même de Risset, devient alors son idée fixe, le moteur de sa création, tant artistique que scientifique, encouragé dans cette démarche par Pierre Grivet, le patron de l’Institut d’Electronique Fondamentale, qui lui permet de rester chercheur au CNRS tout en explorant scientifiquement des objets du domaine de la musique. « Composer le son lui-même » symbolise le nouveau paradigme du son, qui s’ajoute à l’ancien (mais toujours vivace) paradigme de la note. Il s’agit non plus seulement de faire jouer le son dans le temps, mais de jouer le temps à l’intérieur du son : construire le son à partir de ses propriétés intrinsèques, et non plus seulement par le biais de « l’artifice d’écriture » cher à Hugues Dufourt, même si l’artifice d’écriture existe encore en informatique musicale, au sens où le passage par une autre abstraction est nécessaire dans la synthèse sonore réalisée par ordinateur.

« Composer le son lui-même »

Une première prospection au début des années 60 vers les inventions du GRM ne permet pas à Risset de satisfaire pleinement ses désirs de « recherche musicale » sur la structure même des sons plutôt que sur leur classement morphologique, indépendamment de la justesse des travaux d’Enrico Chiarucci, Guy Reibel, et Beatriz Ferreyra qui aboutiront au Traité des Objets musicaux de Pierre Schaeffer. Il restera cependant en relation avec le GRM qui lui commande Mutations (1969), Sud (1985) et Elementa (1998). C’est son intégration au sein du laboratoire de recherche privé Bell Laboratories aux USA dans le New Jersey autour de John Pierce et Max Mathews, qui lui permettra de concilier de manière féconde son aspiration de musicien (interprète puis de compositeur), et son inspiration scientifique. Ses premiers travaux de synthèse sonore numériques aux Bell Laboratories ne le satisfont pas : « le monde sonore immédiatement disponible avec l’ordinateur paraissait terne, sans relief, indifférencié. Il fallait conquérir les ressources potentielles de la synthèse, et mieux comprendre les réactions de l’oreille à des sons de synthèse complexes »2. Il se tourne alors, entre 1964 et 1969, vers la synthèse imitative, notamment du son de trompette (cf. Computer suite for Little Boy en 1968), dans le but essentiel d’acquérir une compréhension plus fine du processus sonore et de la perception des sons. L’imitation des instruments est un excellent laboratoire pour saisir le processus de reconnaissance des timbres d’un point de vue psychoacoustique : en passer par la validation de timbres connus est plus efficace du point de vue de la démarche scientifique. Cette démarche révèle l’intérêt de Risset pour celui qui reçoit la musique : jouer sur les propriétés de notre perception sonore, ce n’est pas nécessairement dérouter notre entendement, c’est emmener l’auditeur dans le labyrinthe de l’écoute. Les paradoxes musicaux et autres illusions sonores qui jalonnent quasiment toutes les œuvres (y compris instrumentales) de Risset n’ont d’autre fonction que d’élargir la compétence auditive de celui qui écoute, en distinguant notamment la hauteur spectrale de la hauteur tonale, là où l’harmonie classique n’entend qu’une catégorie de hauteur. Les paradoxes de hauteur de Risset sont pour l’essentiel réalisés en dissociant la hauteur spectrale de la hauteur tonale. Un « son montant indéfiniment » est par exemple un son dont la hauteur tonale monte et la hauteur spectrale reste stable3. Ses œuvres mettant en scène les illusions sonores, notamment rythmiques, comme par exemple dans Mirages (1978) ou Contre-Nature (1996) et les paradoxes de hauteurs (issus notamment des travaux du psychologue Lionel S. Penrose, et du graphiste Cornelius Escher, mais aussi comme prolongement des travaux sur les illusions sonores via des gammes chromatiques par Roger Shepard) prouvent la complexité de la perception du monde sonore. Pour autant, le style de Risset n’est pas assujetti aux progrès techniques, mais se nourrit de ses explorations scientifiques. Quand ses découvertes scientifiques ne reçoivent pas d’application pratique dans le domaine de la musique, Risset renonce à les poursuivre, comme ce fut le cas de ses recherches avec Gérard Charbonneau sur la différences entre les deux hémisphères cérébraux via l’étude de la différence de performance entre les deux oreilles. En revanche, on retrouve la distinction entre hauteur spectrale et hauteur tonale (déjà citée) notamment dans Computer suite for Little Boy (1968), Mutations (1969), Trois moments newtoniens (1977), Profils (1983), la synthèse imitative, notamment dans Computer Suite for Little Boy (trompette, percussion), Mutations (trompette, flûte, percussion), Dialogues en 1975, Inharmonique en 1977 (voix), Songes en 1979, Passages en 1982 (voix, flûte), la synthèse par distorsion non linéaire dans Profils en 1983, la synthèse par « grains de Gabor » ou la synthèse par ondelettes dans Invisible Irène en 1995. D’autres découvertes scientifiques plus anciennes, extérieures aux travaux de Risset, font l’objet d’applications musicales, comme les fractales dans Phases (1988), Attracteurs étranges (1988), Huit esquisses en duo pour un pianiste (1989), 3 études pour la main gauche (1993), Rebonds (2000).

Musique mixte : « rencontre du troisième type »

Grâce au logiciel modulaire Music de Max Mathews, Risset réalisera de nombreux essais de synthèse reproduits sous forme de « recettes » dans le catalogue An Introductory Catalogue of Computer Synthesized Sounds (1969)4, encore utilisé aujourd’hui dans les versions plus récentes du logiciel, Cmusic et Csound. Le logiciel Music est un logiciel « boîte à outils », façonnable selon les volontés des compositeurs, qui répond pleinement au désir de Risset de pérenniser le savoir, qu’il soit scientifique ou musical. Risset composera sans discontinuer des sons de synthèse, le plus souvent inouïs, même si la synthèse imitative lui permettra aussi des jeux d’illusion, de présence/absence entre des sons de synthèse imitative et les sons, comme dans Mirages (1978) et Songes (1979). Risset compose indifféremment pour sons électroniques entendus seuls ou pour sons électroniques associés à des instruments acoustiques. Les préoccupations esthétiques restent les mêmes. Au-delà des notes, Jean-Claude Risset compose le son à l’orchestre, en musique de chambre, et surtout en pratiquant l’alliage des sons instrumentaux et électroniques, lors des nombreuses pièces mixtes « historiques » (avec une partie électronique réalisée en temps différé, 29 œuvres répertoriées dans son catalogue en 2007), catégorie qu’il a défendue avec obstination par l’épreuve des faits. Les œuvres mixtes de Jean-Claude Risset prouvent que la catégorie mixte est une troisième voie autonome, qui rend possible « la rencontre du troisième type » entre l’instrumental et l’électronique. A ce titre, des jalons du répertoire mixte comme Traiettoria (1982-1984) de Marco Stroppa ou Bhakti (1982) de Jonathan Harvey peuvent être inscrits dans la filiation des premières œuvres mixtes de Risset. Son choix d’une mixité « historique » et non d’une mixité avec électronique « temps réel », où l’univers instrumental est prolongé par des sons électroniques générés au moment du jeu, provient de sa méfiance envers ce qui relève d’une trop grande allégeance à la spontanéité du jeu ou encore d’une soumission aux contraintes économiques. Le problème de l’obsolescence technologique est, selon Risset, un facteur quasi rédhibitoire à la construction d’une tradition d’interprétation, d’une organologie suffisamment stable pour permettre une communauté esthétique minimale entre les compositeurs. Le temps réel est néanmoins présent dans les œuvres récentes de Risset (Variants – 1994, Echappées - 2004) mais surtout dans ses œuvres pour Disklavier de la firme Yamaha, œuvres conçues notamment lors d’un séjour au Media Lab du MIT en 1987 et en 1989. Le Disklavier Yamaha est un véritable piano acoustique relié à un ordinateur susceptible de reconnaître, via la norme midi, l’intégralité du jeu pianistique dans toutes ses composantes (hauteurs, intensité, durée, mode d’attaque…) et de jouer sur le même piano, tel un « piano mécanique ». Dans les œuvres comme Huit esquisses en duo pour un pianiste en 1989, Trois études en duo en 1990, Mokee en 1996, Rebonds en 2000, l’ordinateur sert ici de partenaire musical à part entière. Le caractère véritablement interactif est avéré, prolongeant et dépassant dans le domaine acoustique les premiers essais d’interaction homme/machine de Barry Vercoe et surtout de Philippe Manoury avec sa pièce Jupiter (1984) et les autres pièces du cycle Deus ex machina. Dans les œuvres avec Disklavier Yamaha, le pianiste change son jeu en fonction de la réaction de l’ordinateur, qui lui-même est programmé (grâce notamment au logiciel MAX de Miller Puckette) de telle sorte que son jeu est sensible aux choix d’interprétation du pianiste réel. On retrouve alors une des préoccupations des œuvres mixtes telles Inharmonique (1977) ou Passages (1982) qui met en scène l’instrument et un double invisible, dans un jeu de confusion qui enrichit la perception.

Illusions sonores et monde onirique

À l’évidence, Risset peut se prévaloir des compositeurs Debussy, Varèse et Jolivet. La musique de Risset reste une « musique française », au sens d’une musique du « beau son ». Il est aussi celui qui réalisa en quelque sorte les intuitions d’Edgard Varèse concernant la notion d’art-science. Il est enfin celui qui, bien avant les œuvres spectrales des années 70, anticipe l’ambiguïté féconde entre harmonie et le timbre. La manière dont un accord de type harmonique peut s’entendre dans sa qualité timbrale, la manière dont une harmonie peut se prolonger dans un timbre, est une procédure que Risset a mise en œuvre dès ses premiers essais de synthèse sonore, et que l’on trouve de manière symptomatique dans l’emblématique pièce Mutations (cf. les premières secondes) mais aussi Contours (1983). Le spectre n’est pas tant un modèle, une « métaphore pour la composition », selon l’expression de Jean-Baptiste Barrière, comme c’est le cas des musiciens de l’esthétique spectrale, mais le moyen d’explorer finement, avec les outils de la science, les propriétés du sonore, dans ses dimensions non seulement acoustiques, mais psychoacoustiques. Risset est donc sans doute un musicien spectral, mais d’avant l’école spectrale, et davantage dans la posture qu’affectionnait Ligeti, celle qui vise à jouer avec nos sens, à jouer sur les seuils et les limites de la perception. Les illusions sonores et les paradoxes musicaux, très présents dans toutes les œuvres instrumentales, mixtes ou électroniques de Risset, reflètent cette préoccupation. Véritables signatures, ils sont comme l’idée-fixe d’un Berlioz, le leit-motiv d’un Wagner, la pensée centrifuge d’un Boulez, la pensée centripète d’un Stockhausen… A l’instar de Ligeti, Risset n’a pas d’obédience – les références au sérialisme dans ses premières œuvres Trois Instantanés (1965), Schoenbergiana (1968), ou plus tard dans certains passages de Dialogues (1975), L’autre face (1983), Triptyque (1991) sont plus de nature expérimentales que réellement revendiquées. Pas d’automatisme dans la composition, mais un empirisme – non spontané, une notion qu’il récuse en la matière – , par l’écoute attentive du monde et de ses contemporains. Se nourrir de la confrontation à la technologie, de la découverte scientifique, de son environnement global d’homme inséré dans le monde d’aujourd’hui ou d’hier (des interprètes privilégiés, des voyages, des auteurs littéraires vivants ou du passé, des civilisations anciennes, etc.) lui permet de développer des univers sonores oniriques. C’est le cas pour ses nombreuses œuvres faisant intervenir la voix d’Irène Jarsky comme Inharmonique (1977), L’autre face (1983), Sola (1985), Invisibles (1994) Invisible Irène (1995), Invisible (1996) ; on peut également citer les œuvres pour saxophone inspirées par Daniel Kientzy comme Voilements (1987), Saxatile (1992), Saxtractor (1995) ; l’onirisme est également présent dans les œuvres pour grand orchestre comme Phases (1988), Triptyque (1991), Escalas (2000) ou Schemes ; l’inspiration littéraire renvoie à des œuvres à effectif plus réduit comme Invisible Irène (Tchouang-Tseu, Calvino), Mokee (Josph Shepperd), Aventure de lignes (Henri Michaux)… ; le modèle naturel rappelle son intérêt jamais éteint pour l’esthétique acousmatique des héritiers de Pierre Schaeffer, avec des œuvres comme Sud (1985), Avel (1997), Elementa (1998). Par sa capacité à nous extraire de la pesanteur de l’espace sonore (les illusions et paradoxes de hauteurs), à dérouter notre écoute indicielle du monde réel (les phonographies de sons de la nature hybridées avec des sons de synthèse), à nous emmener dans l’infiniment petit du son (les prolongements de l’harmonie dans le timbre par la dispersion des harmoniques ou la diffraction en textures fluides, etc.), la musique de Risset, tout en s’appuyant sur la vérité de la perception, nous conduit vers un monde irréel, « un monde d’apparences, affranchi de contingences matérielles vis-à-vis du temps et de l’espace 5 ».

  1. Pierre-Albert CASTANET, « Voyage en Nouvelle Atlantide, art, science, technologie dans l’œuvre musicale de Jean-Claude Risset », Jean-Claude Risset : portraits polychromes, Paris, Ina-GRM/CDMC, oct 2001, p. 16.
  2. Jean-Claude RISSET, « Recherches au dessus de tout soupçon », Autrement, série Mutations n° 158, 1995, p. 173-174.
  3. Jean-Claude RISSET, Paradoxes de hauteur, Paris, Rapport Ircam n° 10, 1978.
  4. Edité une première fois en 1969, et reproduit, avec les exemples sonores, dans le livret du cd WERGO The Historical CD of Digital Sounf Synthesis, Computer Music Currents 13, WER 2033-2 282 033-2, 1995.
  5. Jean-Claude RISSET, Olivier MESTON, « Portrait d’un homme cultivé », Jean-Claude Risset : portraits polychromes, Paris, Ina-GRM/CDMC, oct 2001, p. 45.
© Ircam-Centre Pompidou, 2008


Vous constatez une erreur ?

IRCAM

1, place Igor-Stravinsky
75004 Paris
+33 1 44 78 48 43

heures d'ouverture

Du lundi au vendredi de 9h30 Ă  19h
Fermé le samedi et le dimanche

accès en transports

Hôtel de Ville, Rambuteau, Châtelet, Les Halles

Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique

Copyright © 2022 Ircam. All rights reserved.