Songes (1979) a été réalisé à l'Ircam avec une variante du programme MUSIC V. Le programme originel, conçu par Max Mathews (Cf. Mathews et al., 1969) a été étendu par John Gardner et Jean-Louis Richer en sorte qu'il puisse traiter des sons numérisés aussi bien que synthétiser des sons. La pièce reprend certains matériaux sonores de Mirages, une pièce pour 16 instruments et bande commandée par le festival de Donaueschingen (1978).
Le titre suggère le caractère onirique d'aventures situées sur une autre scène – aventures issues d'un monde absent, imaginaire. L'identité d'êtres sonores qui échappent parfois aux contraintes matérielles se dissout dans la continuité des textures, dans le flux des déformations, des déplacements, des liquéfactions. Mais peut-on distinguer songe et veille, illusion et réalité ? Tout ne passe-t-il pas par notre perception, notre conscience ?
Au début de la pièce, l'ordinateur a servi à assembler, superposer, tuiler cinq motifs – ces motifs, durant chacun de 2 à 5 secondes, ont été enregistrés séparément par 10 instrumentistes de l'Ensemble intercontemporain. Outre les superpositions, les sons instrumentaux ont subi des modifications régissant en particulier des effets d'espace. Les structures harmoniques de ces motifs, répétés de façon quasi-obsessionnelle, sont reprises dans un tissu harmonique aigu (20s à 50s), puis dans des sons synthétiques inharmoniques (1mn 35 s à 5mn 40s). Les composantes de ces sons peuvent, suivant leur profil temporel, fusionner en simulacres de cloches (1mn 40s ou 5mn 10s) ou se dissocier en textures fluides (3mn 30s à 4mn 50s). Les sons inharmoniques se fondent l'un dans l'autre puis s'accumulent en accords-gigogne, qui reproduisent entre eux les relations de fréquence existant entre leurs composantes (5mn 35s à 6mn 40s). Alors que le début de la pièce était confiné au registre medium, cette accumulation donne lieu à un crescendo remplissant tout l'espace des fréquences du grave à l'aigu. La longue coda (6mn 30s à 9mn) ne conserve que les fréquences graves et aigües. Le calme revient avec une longue pédale de sons graves, évoquant des relations dominante-tonique, avec une animation interne due à des retards temporels variables (comme des échos répercutés sur une paroi qui se déplacerait). Au dessus du grave voyagent des sons aigus largement modulés en fréquence, suivant des courbes souples définies mathématiquement et qui tentent de concilier degrés d'une échelle et glissements continus.
La version originelle de Songes, pour bande 4 pistes. La répartition des sons dans l'espace fait partie de la pièce. Au début, les sons quasi-instrumentaux sont présentés frontalement, sur la scène, et les nuages harmoniques qui leur répondent sont présentés par les haut-parleurs arrière. Le déplacement rapide dans l'espace d'un son de flûte suggère qu'on s'évade des contraintes matérielles et qu'on passe au rêve. Un passage de cloches imaginaires fait se répondre l'avant et l'arrière. Les textures fluides qui suivent paraissent se répandre dans l'espace, entre les haut-parleurs : cet effet est provoqué par une modulation des relations de phase entre les canaux. A la fin, les sons aigus, évoquant peut-être des oiseaux, paraissent voler dans l'espace. Cette illusion de mouvement recourt aux techniques développées par John Chowning (la source sonore paraît s'éloigner si elle se perd dans la réverbération, et les glissements de fréquence suggèrent un effet Doppler) : les sons aigus évoquent des oiseaux imaginaires.
D'autre part la structuration du matériau sonore a tiré parti des programmes de David Wessel pour représenter les espaces de timbre. Ainsi les trilles qui servent de pont entre les épisodes se déplacent dans l'espace: en faisant se succéder des timbres soit voisins soit éloignés, ils décrivent aussi des trajectoires continues ou discontinues dans l'espace des timbres.
Songes a obtenu le premier prix pour la musique numérique au Concours International de Musique Electroacoustique de Bourges 1980 et l'Euphonie d'or de Bourges en 1992.
Songes est enregistré sur le disque Wergo 2013-50 (Jean-Claude Risset). Des extraits de Songes ont été publiés dans le le disque Ircam - un portrait et dans le Computer Music Journal. La pièce est commentée par Lev Koblyakov (« Jean-Claude Risset : Songes, 1979 ») dans Musique de notre temps (collection dirigée par Nigel Osborne : L'Ircam, une pensée musicale, Ed. des Archives Contemporaines, Paris 1984, p. 183-185, et Contemporary Music Review). Cf. l'analyse de Marta Grabocz in Musicworks 51, 47-50, 1991, et le diagramme in Musicworks 52, 63, 1991, et la critique de Curtis Roads, Computer Music Journal 5 n° 3 (1981) p. 16. Cf. the analysis by Simon Emmerson, p. 153-159, in « Acoustic/Electroacoustics : the relationship with instruments », Journal of New Music Research 27 (1998) n° 1-2, p. 146-164.
Jean-Claude Risset.