Sud a été commandée par le Ministère de la Culture, à l'initiative du GRM (Groupe de recherches musicales de l'Ina), où la pièce a été réalisée en 1984-1985. La pièce utilise principalement des sons enregistrés dans le massif des calanques, au sud de Marseille, et aussi des sons synthétisés par ordinateur à Marseille. Ces sons ont été traités par ordinateur au GRM, utilisant des programmes développés par Benedict Mailliard et Yann Geslin.
Au début, et par instant, la pièce se présente comme une « phonographie » – mais les sons se trouvent en général altérés par les transformations numériques. Ainsi le profil dynamique des vagues, qui ouvre la pièce, imprègne-t-il les trois mouvements. La pièce est bâtie à partir d'un petit nombre de sons « germinaux » : enregistrements de mer, d'insectes, d'oiseaux, de carillons de bois et de métal, de « gestes » brefs joués au piano ou synthétisés à l'ordinateur ; j'ai fait proliférer ce matériau en combinant diverses transformations : moduler, filtrer, colorer, réverbérer, spatialiser, mixer, hybrider. Cézanne voulait « unir des courbes de femmes à des épaules de collines » : de même, la synthèse croisée permet de travailler « dans l'os même de la nature » (Michaux), de produire des hybrides, des chimères — d'oiseaux et de métal, de mer et de bois. J'y ai eu recours surtout pour transposer des profils, des flux d'énergie. Ainsi la pulsation d'enregistrements de mer est par endroit appliquée à d'autres matières sonores — alors qu'à d'autres moments l'origine de « vagues » ou déferlements sonores n'a aucune parenté avec la mer. Une échelle de hauteur (sol - si - mi - fa dièze - sol dièze), exposée d'abord par des sons synthétiques, va colorer divers sons d'origine naturelle; elle devient dans la dernière partie une véritable grille harmonique, qu'oiseaux ou vagues font résonner, à la façon d'une harpe éolienne.
Les sons naturels et synthétiques sont d'abord présentés séparément: ils se fondent de plus en plus dans le cours de la pièce. Ainsi entend-on se déplacer dans l'espace de vrais chants d'oiseaux aussi bien que des sons synthétiques stylisant oiseaux ou insectes. Dans la troisième section, le filtrage de croassements d'oiseaux apparaît d'abord comme un écho coloré, puis comme un véritable « raga » sur l'échelle de hauteur introduite. L'origine des nombreux sons déduits du matériau germinal peut être repérée sur un « arbre généalogique » décrivant la prolifération et ressemblant à un rhizome. L'agencement temporel met enjeu plusieurs niveaux de rythme et, peut-on dire, une logique de flux. On peut proposer un scénario métaphorique :
I. La mer le matin. Eveil d'oiseaux criards s'animant du pointillisme à la strette. Nuages harmoniques. Venant du grave, accumulation d'êtres hybrides. Chaleur. Luminy, au pied du Mont Puget : insectes et oiseaux réels et imaginés.
II. Appel - comme une bouée à cloche animée par la mer. Agitation, flux, dérives, péripéties, mistral, tempête, feu de la terre, ou orage intérieur ?
III. Le profil de la mer, de plus en plus coloré : le bruit devient hauteur stridente. Hybrides animés. La grille harmonique se dévoile, excitée de toutes parts: pulsions programmées, raga d'oiseaux, vagues de la mer. Reflux: le bruit du ressac.
Jean-Claude Risset.