L’appréhension de l’œuvre d’Unsuk Chin est un parcours sinueux et passionnant que la compositrice a voulu délibérément ludique, semé de pièges, de faux-semblants et de tiroirs multiples.
Premier piège : sa nationalité. Si elle est née à Séoul, la nationalité sud-coréenne d’Unsuk Chin ne transparait que très peu, sinon pas du tout, dans sa musique. La tradition musicale coréenne elle-même est du reste aujourd’hui plus ou moins perdue — interrompue par l’occupation japonaise en 1910 — et la compositrice n’y a eu accès que de très loin. Son enfance est plutôt baignée de musiques occidentales. Son père, pasteur presbytérien de son état, lui enseigne très tôt les fondamentaux de la lecture musicale et du piano — même si cette formation première reste assez informelle. Et même lorsqu’une pièce semble vouloir ressusciter une forme de tradition culturelle coréenne, ce n’est pas la musique mais, à l’instar de Gougalon pour ensemble (2009), les petits théâtres de rue et autres bonimenteurs qui animaient certains quartiers de Seoul dans les années 1960.
Unsuk Chin n’en nourrit pas moins une authentique fascination pour les musiques extra-européennes — et notamment le Gamelan de la musique balinaise qui irrigue son œuvre de couleurs moirées et fluides, sans cesse changeantes. C’est du Gamelan qu’elle s’inspire dans ses œuvres pour ensemble ou orchestre (Concerto pour violon (2001), Akrostichon-Wortspiel (1993), par exemple) dans l’élaboration de certains ostinatos mélodiques, où la répétition plus ou moins variée de petites cellules devient une manière d’esquisser un geste harmonique aux structures complexes et iridescentes.
Mais cette fascination non plus ne doit pas nous tromper : si elle s’approprie certains éléments musicaux glanés ça et là, c’est toujours avec la plus grande circonspection. Et quand la référence est évidente, reconnaissable ou identifiable, c’est sans doute qu’elle est ironique, ou sarcastique, même si, là encore, Unsuk Chin n’use du post-modernisme qu’avec une multitude de précautions : l’introduction d’éléments extérieurs doit répondre à une réelle nécessité esthétique, ou avoir fait l’objet d’un long mûrissement, menant à son appropriation totale au sein d’un langage personnel.
Ou alors c’est le projet de la pièce : dans Miroir des Temps (2001), elle trouve dans la musique du haut moyen-âge et de la Renaissance un nouveau souffle — comme nombre de ses aînés, de Stravinsky à Ligeti en passant par les tenants de l’École de Vienne, ont pu le faire avant elle — : elle reprend notamment un Virelai chypriote, une Ballata de Johannes Ciconia et compose des hommages à Pérotin et Guillaume Machaut. Depuis la fin des années 2010, la musique d’orchestre devient pour elle un terrain d’exploration pour expérimenter diverses manières de raconter l’histoire de la musique dans ce qui s’apparenterait, selon ses propres mots, à un « time lapse » sonore — à l’instar des « time lapse » vidéos, qui consistent en une succession d’images fixes d’un même objet (ou d’un même angle de vue) à différents moments. Ainsi de Frontispiece for orchestra (2019) qui enchaîne les fragments empruntés à Bruckner, Webern, Strauss, Prokofiev, Scriabine ou Stravinsky. En outre les gestes des uns sont revus à la sauce des autres : l’harmonie brahmsienne est passée au crible d’Ives, et un matériau repris chez Tchaïkovski est présenté à la manière de Boulez… De même, dans subito con forza (2020), composée pour les 250 ans de Beethoven, elle se fait compositrice de « gestes » beethovéniens (ou plutôt de gestes symphoniques d’héritage beethovenien, puisque l’on retrouve là bien d’autres compositeurs), pour constituer une miniature puissante et haute en couleurs. Un dialogue malicieux avec ses aînés, là encore, mais sublimé pour dépasser l’exercice : un fil rouge compositionnel guide en effet le discours (un accord, un type d’expression) — pour constituer un tout cohérent, un peu comme une mosaïque. Elle affirme à ce sujet « tenter d’innover à chaque nouvelle pièce, mais sans jamais rompre le lien avec la tradition 1 ».
De même que, dans Miroir des Temps, Frontispiece ou subito con forza, l’écriture orchestrale élabore comme un « méta-langage », l’orchestre lui-même devient dans son Concerto pour orchestre SPIRA un « méta-orchestre », en jouant sur cet instrument caméléon : s’inspirant des processus biologique de croissance et de métamorphose à partir d’une simple graine, SPIRA considère tour à tour le symphonique comme une entité unique, un « super-orchestre », comme un assemblage de sections instrumentales ou d’individus musiciens que le discours met en avant, ou même comme un ensemble concertant du type « concerto grosso », au sein duquel tous les membres d’une même section endosseraient un rôle de soliste 2.
Une approche scientifique de la composition
Autre piège, biographique également : le parcours de la compositrice, à commencer par son long apprentissage auprès de György Ligeti. Si l’influence du maître est littéralement palpable dans certaines partitions d’Unsuk Chin — citons parmi d’autres les Études pour piano (2003), que l’on peut considérer comme un exercice de composition en hommage aux Études de Ligeti, en même temps qu’aux héros de celui-ci (on entend un lointain souvenir des dérèglements rythmiques de Conlon Nancarrow dans l’Étude no. 4 Scalen, ou de l’imagerie colorée de Debussy dans l’Étude no. 6 Grains) —, la voix de l’élève n’a que peu en commun avec celle du maître.
Lorsqu’elle quitte la Corée pour s’installer en Europe, Unsuk Chin est déjà lauréate de quelques prix internationaux, mais la première réaction de Ligeti face aux quelques partitions qu’elle a écrites jusque là sera un froid : « Ce n’est pas réellement de vous 3 ». Décontenancée, Unsuk Chin les mettra toutes à la poubelle, et cessera de composer pendant trois ans. Une interruption nécessaire pour trouver les prémices d’un langage qui lui est propre. Plus qu’une influence musicale — qui se traduirait par l’emprunt de procédés d’écriture propres au maître —, c’est l’approche ligetiste de l’écriture, sa manière si singulière d’envisager la composition, qu’elle s’approprie : cette capacité qu’il a eue, d’un bout à l’autre de sa carrière, de changer radicalement son style et de l’élargir inlassablement, ainsi que le regard quasi scientifique qu’il pose sur la composition. S’emparer d’un concept et l’épuiser, avant de passer au suivant.
Parmi les passions qu’elle partage avec Ligeti, citons-en une, non des moindres : celle pour les objets mathématiques — formidable réservoir de modèles qu’elle peut à sa guise transposer à l’écriture. L’exemple de Rocaná pour orchestre (2008) est éloquent : travaillant par auto-ressemblance, Unsuk Chin fait l’expérience d’une forme musicale « fractale » : « La musique dans Rocaná est en flux continu, écrit-elle. L’impression d’ensemble et la structure générale forment une unité, une sculpture sonore, que l’on peut cependant observer sous les angles les plus divers, car les structures internes sont en mutation perpétuelle. Même si la musique donne parfois une impression d’immobilité, de subtiles impulsions, interactions et réactions continuent à exister. Certains éléments reviennent de façon récurrente mais toujours sous une forme variée. Ils ne sont pas développés mais s’enchaînent sans interruption et se fondent, créant de nouvelles interactions et de nouveaux processus. Des structures ordonnées entrent abruptement dans des phases de turbulences et inversement. Des structures pointillistes se diluent dans des nuées sonores et inversement.4 » Le résultat de ce procédé, au reste, n’est pas sans présenter quelques similitudes avec le kaléidoscope sonore déjà mentionné du Gamelan balinais.
Derrière cette forme auto-générative et stochastique se développe une écriture inspirée, non pas des mathématiques à proprement parler, mais de modèles mathématiques appliqués aux sciences physiques. Exploitant les similitudes de nature entre le son et la lumière, dans son aspect ondulatoire, Unsuk Chin cherche à « traduire » en musique, par des moyens compositionnels, les phénomènes bien connus de la lumière : déviations, décompositions et autres réflexions. C’est le sens du titre : « Rocanà », en sanskrit, signifie « espace de lumière ».
Ouvroir de Musique Potentielle
Tout comme chez Ligeti, cette fascination pour les mathématiques va de pair avec un goût prononcé pour le jeu. Au moyen de parodies ou d’imitations, de jeux de mots ou de jeux de contraintes, Unsuk Chin poursuit, dans le domaine musical, le travail ouvert par les littérateurs de l’Oulipo.
Le jeu (de mot ou de son) apparaît parfois ouvertement dans le titre des œuvres — Akrostichon-Wortspiel (1993), en référence à l’acrostiche (pièce dont les vers sont disposés de telle manière que la lecture des premières lettres de chacun d’eux, effectuée de haut en bas, révèle un nom, une devise, une sentence, en rapport avec l’auteur, le dédicataire, le sujet du poème, etc.). Dans Miroir des Temps pour solistes et orchestre (2001), c’est l’idée — hautement oulipienne — du palindrome qui génère non seulement la forme, mais fournit jusqu’au point de départ de la pièce, en suggérant un regard en arrière, sur l’histoire de la musique. Le goût de la compositrice pour la contrainte s’affirme plus encore dans les œuvres où elle a recours à des procédés théâtraux, quelles que soient leurs destinations (la scène ou le concert). Ainsi de Allegro ma non troppo pour percussion solo et bande (1998), dont le matériau de base est composé de bruits de papiers de soie, de montres, de gouttelettes d’eau et autres percussions, ou de Double Bind? pour violon et électronique (2007). Dans cette dernière, dont le titre évoque une « double contrainte » (une situation paradoxale a priori insoluble), la compositrice se propose d’offrir « un regard fabulé, manipulé, altéré de la relation entre le musicien et l’instrument ainsi que de la vie « dans les coulisses » du musicien.5 ». C’est en réalité un jeu d’autoréférentialité et de miroir dans laquelle elle se lance, avec une réinterprétation toute musicale de la mise en abyme théâtrale, et un dévoilement des processus en jeu. Le travail de l’électronique, développé à l’Ircam avec Benoît Meudic, va dans le même sens : enchevêtrement ludique entre le son « naturel » acoustique et le son « artificiel », l’électronique live est ce grain de sable qui vient se glisser dans la mécanique apparemment impeccable formée par le violoniste et son instrument.
Cantatrix Sopranica pour deux sopranos, contre-ténor et ensemble (2005) est sans doute l’œuvre la plus emblématique de cette veine d’inspiration ludico-artistique. S’inspirant de l’ouvrage éponyme de Georges Perec, parodie de publication scientifique faisant compte rendu d’une série d’expériences de lancers de tomates sur des sopranos, Unsuk Chin propose quant à elle une « exploration de l’acte de chanter », comme un chant à propos du chant.
Là encore, toutefois, le titre est trompeur : la compositrice s’éloigne délibérément du texte de Perec. Au reste, seul le quatrième mouvement (construit en « boule de neige ») utilise un texte strictement oulipien (d’Harry Matthews). Empruntant tantôt à Gertrude Stein, tantôt au poète berlinois Arno Holz, et même à un texte chinois datant de la dynastie Tang, Unsuk Chin adopte la même attitude vis-à-vis de la musique que les oulipiens vis-à-vis de la littérature : elle la creuse de l’intérieur, se joue de ses règles en s’en inventant de nouvelles, met en évidence ses tics et ses tocs. Bref, c’est là encore l’autoréflexivité : la musique écrit sur elle-même.
Et, comme chez les oulipiens, la contrainte est le lieu de la liberté. Dans la rigidité de son cadre, elle laisse s’exprimer une fantaisie délicate et foisonnante, souvent imprévisible : c’est dans l’équilibre entre perfection formelle et volubilité ludique qu’Unsuk Chin trouve son ton — un ton dont la légèreté, bien que réelle et intentionnelle, n’est qu’apparente : il ne tient qu’à l’auditeur d’ouvrir les divers tiroirs aménagés ça et là. C’est entre les lignes — ou, plutôt, immanente, dissimulée derrière le discours musical, comme en tâche de fond — qu’est la véritable émotion, faite de pudeur et de fantastique.
Jouer pour mieux rêver
Eu égard à son goût pour l’autoréférence, l’absurde, les jeux mathématiques et autres jeux de contraintes, on ne s’étonnera pas de l’attirance d’Unsuk Chin pour Alice au pays des merveilles. C’est en effet le chef-d’œuvre de Lewis Carroll qui lui a inspiré son unique opéra à ce jour (composé entre 2004 et 2007 et créé à Munich en 2007) — Alice de l’autre côté du miroir lui avait au reste déjà en partie inspiré Akrostichon-Wortspiel (1991). Mais c’est moins le « conte » — malgré la fascination qu’il exerce sur tous les publics, sans distinction d’âge, d’éducation, de profession ou de nationalité — qui l’attire que l’absence d’intrigue (au sens conventionnel du terme), de morale, ou même d’émotion. « Le récit, remarque Unsuk Chin, est une suite de jeux de mots, de situations absurdes et de « nonsense ». Leur logique tordue brosse un tableau d’un univers alternatif, régi par des règles physiques différentes des nôtres. Pour moi, Lewis Carroll est le premier surréaliste — dans son œuvre, tout est rêve. »
La création d’Alice marque de surcroit l’émergence d’un nouveau barycentre dans l’œuvre d’Unsuk Chin ou, plutôt, l’émergence d’une nouvelle approche d’un tropisme déjà existant : le littéraire et la dramaturgie qu’elle sous-tend. Depuis Alice en effet, les références littéraires se multiplient, tous azimuts — la tragédie grecque, Franz Kafka ou Samuel Beckett pour cosmigimmicks pour ensemble (2012), James Joyce pour Le silence des Sirènes pour soprano et ocrhestre (2014), Octavio Paz, Giuseppe Ungaretti, Fernando Pessoa, William Blake et Percy Shelley pour Le Chant des Enfants des Étoiles pour chœur d’enfants, chœur mixte, orgue et orchestre (2016) — et ce sont de moins en moins, comme cela pouvait l’être auparavant, des sources d’inspiration lointaine, et de plus en plus des supports à la composition, avec un souci évident de théâtralité.
Le théâtre est ainsi le sujet principal de Gougalon pour ensemble (2009), qui trouve sa source dans une expérience on ne peut plus proustienne : lors d’un voyage en Chine, ses promenades dans les quartiers déshérités de Hong Kong ou de Guangzhou ont replongé la compositrice en enfance dans le Seoul des années 1960 encore marqué des stigmates de la guerre. Et dans cette image remontée de si loin, s’est dessinée la silhouette d’une troupe d’artistes de rue — de ces spectacles amateurs laborieux, aux scénarios tous identiques, qui étaient le plus souvent prétexte à refourguer quelques potions thérapeutiques à l’efficacité douteuse. Leur présence dans un quartier attirait alors toute une foule bigarrée de bonimenteurs, nécromanciens et autres vendeurs de perruques artisanales — dont Unsuk Chin recrée l’affairement, dans un geste qui n’est pas sans évoquer le début de Petrouchka de Stravinsky. Dans cosmigimmicks pour ensemble (2012), elle avoue s’être surprise à retracer, à son insu, comme une histoire de la pantomime, du théâtre de marionnettes ou du théâtre de masques, depuis l’antiquité grecque jusqu’à Marcel Marceau (dans un nouvel hommage — masqué — à son maître Ligeti). Quant à Mannequin – Tableaux vivants for orchestra (2015), c’est plutôt un hommage à la danse, via une référence assez distante à la nouvelle fantastique L’Homme au sable de E.T.A. Hoffman. Une œuvre dans laquelle la fine frontière entre rêve et réalité est franchie de manière totalement surréelle.
Ce qui nous ramène au « Rêve » : sans doute l’un des mots clefs les plus importants pour pénétrer l’univers d’Unsuk Chin, et l’un des aspects qu’elle travaille le plus assidument. « Si Lewis Carroll a compris ce que la psyché enfantine suggère d’un univers onirique élargi, ce sont justement ces petits aperçus de l’onirisme — qui sont le royaume de l’imagination — que j’essaie d’exprimer dans ma musique. » C’est au travers du prisme de l’onirisme qu’il faut comprendre ces titres aux allures à la fois fantasmatiques et mystérieuses — même ils sont souvent choisis pour leurs qualités musicales et sonores, et éventuellement pour jeu de mot qu’ils véhiculent — : Fanfare chimérique (2010), Fantaisie mécanique (1997), ou même Spectres-speculaires (2000) (pièce retirée depuis du catalogue). Et si l’orchestre est pour elle une « machine à illusions » qu’elle utiliserait comme un potier son tour, sa musique devient quant à elle un reflet de ses rêves. À cet égard, sa musique est comme le fameux chat du Cheshire, d’Alice : elle semble toujours nous échapper, en laissant flotter dans l’air un sourire énigmatique — car l’humour, non plus, n’est jamais très loin.
« J’essaie de reproduire dans ma musique les visions de lumières aveuglantes et d’iridescences incroyables et magnifiques qui émaillent mes rêves, un jeu de clair-obscur et de couleurs flottant dans la pièce, formant en même temps une sculpture sonore fluide. Sa beauté est abstraite et lointaine, mais c’est grâce à ces qualités mêmes qu’elle éveille les émotions et peut donner joie et chaleur. »
C’est sans doute dans cette restitution des atmosphères et couleurs de ses rêves que s’épanouit à plein sa maîtrise de l’écriture instrumentale ainsi que son talent pour le travail électroacoustique — travail initié à l’Université Technique à Berlin, et poursuivi dans d’autres institutions spécialisées, comme le studio électronique de la WDR à Cologne ou l’Ircam à Paris. Unsuk Chin y recherche une forme de fusion entre électronique et acoustique, fusion nullement univoque, qui ouvre au contraire un large horizon de métamorphoses musicales, fluides et mobiles.
Et c’est peut-être pour susciter ce sentiment constant d’incertitude et d’inattendu des rêves, qu’elle ménage ainsi dans son œuvre tant de surprises et de fausses pistes, de tours et d’imprévisibles.
1. In Benjamin Poore, “I need solitude”: Unsuk Chin on literature, creativity and being an individual, bachtrack.com, 20 mars 2018. ↩
2. Unsuk Chin, notice d’œuvre SPIRA ↩
3. Unsuk Chin, lors d’un entretien par l’auteur (non publié) ↩
4. Unsuk Chin, Notice d’œuvre Rocaná ↩
5. Unsuk Chin, Notice d’œuvre Double Bind? ↩