Harrison Birtwistle est – avec Alexander Goehr, Sir Peter Maxwell Davies et Jonathan Harvey – l’un des représentants principaux de la génération de compositeurs britanniques nés dans les années trente qui ont contribué à créer collectivement une conception typiquement britannique du modernisme musical. Leur formation et leurs recherches dans les années cinquante les ont encouragés à regarder au-delà des modèles locaux dominants mais relativement conservateurs comme Ralph Vaughan Williams et Benjamin Britten et de puiser non seulement chez les grands pionniers du modernisme européen et américain – Schoenberg, Webern, Stravinsky, Ives, Varèse – mais aussi chez leurs plus jeunes successeurs : Messiaen, Nono, Xenakis, Boulez, Stockhausen.
Birtwistle est un compositeur « post-tonal » plutôt qu’« atonal » : alors qu’il évite les accords diatoniques et les relations fonctionnelles de la tonalité traditionnelle, ses matériaux compositionnels impliquent souvent différents degrés de hiérarchie, avec des éléments harmoniques centrés autour d’une seule hauteur ou d’un intervalle fondamental. Il utilise de surcroît copieusement les répétitions à la fois à petite et à grande échelle au sein de structures stratifiées qui renvoient souvent aux juxtapositions de contrastes que l’on retrouve chez certains de ses modèles, comme la Symphonie pour instruments à vent de Stravinsky ou les Oiseaux exotiques de Messiaen.
Avec son premier opéra Punch and Judy (1968), Birtwistle devient un acteur important de la scène musicale contemporaine en Grande-Bretagne : cette œuvre institue un idiome qui a depuis évolué mais pas fondamentalement changé. Y prédomine un ton puissant et abrasif, compensé par un lyrisme concentré qui tend vers le mélancolique et confère à sa musique – particulièrement lorsque son sujet est enraciné dans le folklore anglais – une aura pastorale mais non sentimentaliste. Dès les années quatre-vingt dix , Birtwistle développe des liens encore plus spécifiquement anglais, particulièrement avec le compositeur de pièces pour luth John Dowland (env. 1563-1626) : les compositions connexes The Shadow of Night (2001) et Night’s Black Bird (2004) font seulement une très courte référence à la musique de Dowland mais Semper Dowland, semper dolens (2009) présente un arrangement pour flûte, clarinettes et quatuor à cordes des pavanes des sept Lacrimae de Dowland jouées en alternance avec sept de ses lamentations vocales pour ténor dont l’accompagnement original pour luth est réarrangé pour harpe moderne. Birtwistle a fait au fil des ans produit d’autres arrangements de Machaut, Ockeghem et Bach. Ceux de Dowland sont de loin les plus conséquents mais il convient de noter que Semper Dowland, semper dolens a été à l’origine conçu pour précéder la représentation de The Corridor, une pièce scénique de 45 minutes sur un texte de David Harsent qui traite d’un thème archétypique cher à Birtwistle. Sans faire référence à Dowland, cette pièce examine la perte dévastatrice d’Eurydice par Orphée en guise de conclusion d’une représentation que le compositeur décrit comme « le théâtre de la mélancolie ».
Si l’idiome de Birtwistle a pu perdre en âpreté et en agressivité à partir des années quatre-vingt, ce n’est pas par adhésion aux déviances par rapport à la voie moderniste qui sont devenues dominantes dans le dernier tiers du siècle dernier : par exemple, son utilisation fréquente des ostinatos rythmiques et très différente de celle que l’on trouve chez les compositeurs minimalistes. Cependant il existe des liens importants entre la musique de Birtwistle et trois des facteurs qui ont contribué à la transformation du modernisme lui-même : le non-déterminisme, l’électroacoustique et le spectralisme. Dans certaines compositions, par exemple 26 Orpheus Elegies pour hautbois, harpe et contre-ténor (2004), les interprètes peuvent choisir un ordre pour les mouvements de la pièce différent de celui publié ou bien opérer une sélection ; et dans certains cas comme dans String Quartet: The Tree of Strings (2008), la parfaite coordination entre les exécutants n’est pas partout fixée. La composition purement électroacoustique n’a exercé que peu d’attrait sur Birtwistle : il existe quelques pièces de jeunesse avec des bandes préenregistrées comme Four Interludes for a Tragedy (1968) et Medusa (1969), mais une seule composition pour bande seule : Chronometer (1971-1972). Pour l’important matériau électronique utilisé dans The Mask of Orpheus (1973-1975, 1981-1983) Birtwistle a inventé des contours rythmiques qui ont été réalisés électroacoustiquement par Barry Anderson à l’Ircam. Enfin, le type de sonorités denses, composées d’accords très étendus, longtemps préféré par Birtwistle possède des points communs avec les éléments, enracinés dans une harmonie loin d’être traditionnellement triadique, que l’on retrouve dans la musique spectrale de Grisey, Murail ou Harvey. Cependant, il est probable que Birtwistle en soit arrivé à de tels éléments plus au travers de son intérêt pour Varèse et Messiaen, intérêt qu’il partage avec les compositeurs spectraux, qu’en désirant offrir une réponse directe aux œuvres de ces derniers.
Dès Punch and Judy et la « pastorale dramatique » Down by the Greenwood Side (1968-1969), Birtwistle développe un esprit de comédie légère et facétieuse qui trouve son expression dans des confrontations entre une puissance expressionniste et une réflexivité lyrique. Ces traits que s’approprie Birtwistle se démarquent toutefois de caractéristiques similaires que l’on peut retrouver chez son plus proche contemporain britannique, Sir Peter Maxwell Davies (né également en 1934). Si Schoenberg est la source principale de Davies, Stravinsky est celle de Birtwistle et il semble que ce soit en réponse au ballet Agon (1953-1957), et peut-être en relation avec d’autres œuvres stravinskiennes comme Oedipus rex et Orpheus, que ce dernier ait commencé à développer un intérêt, resté au cœur de son œuvre depuis les années soixante, pour les textes latins et grecs et pour les formes littéraires dramatiques. La qualité particulière du rituel stylisé et la possibilité de contrebalancer une écriture lyrique par des matériaux puissamment rythmiques dans le contexte de formes fortement découpées ont toujours joué un rôle important pour Birtwistle, que ses sources soient en anglais (Gawain) ou en grec (The Minotaur). Les thèmes mythiques profondément ancrés dans des traditions théâtrales ancestrales l’intéressent plus que les sujets plus réalistes et naturalistes.
The Mask of Orpheus, qualifié de « tragédie lyrique », est probablement l’œuvre majeure la plus radicale et la plus ambitieuse de Birtwistle, le traitement allusif et finement ciselé de la légende d’Orphée par Peter Zinovieff inspirant une musique d’une formidable densité texturale et également dotée d’un pouvoir expressif presque hypnotique. The Mask of Orpheus se conclut par une longue et lente dissolution qui traduit un sens profond d’inéluctabilité tragique ainsi qu’un sentiment d’aboutissement qui fait forte impression en dépit du fait que l’œuvre évite toute caractérisation opératique conventionnelle. Sa longue gestation (de 1973 à sa création en 1986) explique la création de plusieurs œuvres satellites en cours de route, comme les trois compositions pour voix Nenia: The Death of Orpheus (1970), The Fields of Sorrow (1971) et …agm… (1978-1979). Les œuvres orchestrales qui traitent les groupes instrumentaux comme des personnages dramatiques (comme Verses for Ensembles, 1968-1969) ou qui inventent des sortes de rituels processionnels pouvant être perçus comme les équivalents modernistes des marches funèbres symphoniques ont également joué un rôle important dans la conception d’ensemble des opéras de Birtwistle et dans son évolution à long terme ; ses contributions majeures à ce genre vont du Triumph of Time (1971-1972) au monumental Exody’23:59:59’ (1996-1997) et à The Shadow of Night, hanté par Dowland. Ces œuvres contrastent grandement avec la pièce moins introspective mais puissamment dynamique Earth Dances (1985-1986) souvent vue comme la « réponse » de Birtwistle au Sacre du printemps et qui est une composition pastorale dans sa conception mais radicalement différente des œuvres pastorales anglaises du début du vingtième siècle comme The Lark Ascending de Vaughan Williams, Egdon Heath de Holst ou le Concerto pour double orchestre de cordes de Sir Michael Tippett.
Le déploiement particulier d’un orchestre de chambre virtuose mis en œuvre dans Verses for Ensembles a pleinement mûri dans une série d’autres partitions pour orchestre de chambre comme Silbury Air et Carmen Arcadiae Mechanicae Perpetuum (toutes deux de 1977), Secret Theatre (1984) et Theseus Game (2002). Dans Secret Theatre, un dialogue continu entre mélodie et harmonie (souvent décrites comme « cantus » et « continuum ») acquiert une nouvelle clarté grâce à une chorégraphie scénique où les interprètes sont tour à tour solistes et rôles secondaires. Certains traits de Theseus Game, pour deux ensembles et deux chefs d’orchestre, sont clairement liés à l’opéra qui suit, The Minotaur, où Thésée est l’un des personnages principaux. À l’instar de Thésée qui n’aurait pas pu s’échapper du labyrinthe après avoir tué le Minotaure si Ariane ne lui avait donné un fil, dans Theseus Game, le fil d’une mélodie continue est divisé par une succession d’instruments qui se détachent temporairement des blocs du matériau des ensembles (et des différents tempi des chefs d’orchestre). Si la musique monolithique des ensembles représente l’horreur claustrophobe du labyrinthe, le fil mélodique offre un moyen d’évasion, une progression à travers le labyrinthe vers l’air libre. Par ailleurs, l’esprit de la musique n’est pas ici constamment empreint de mélancolie.
Birtwistle a occupé pendant huit ans (1975-1983) le poste de directeur musical du National Theatre de Londres et son amitié avec Peter Hall, le personnage le plus influent du théâtre britannique de l’époque, a été d’une grande importance, aussi bien sur le plan pratique que sur le plan philosophique : les relations de Hall avec Covent Garden et Glyndebourne ont permis d’élargir les perspectives de Birtwistle en tant que compositeur d’opéra alors que la dévotion de Hall aux idéaux du théâtre classique centré sur les mythes lui a assuré une participation étroite aux productions de The Oresteia (1981) et The Bacchae (2002) ainsi qu’à d’autres pièces et projets particuliers comme la pièce de théâtre musical Bow Down (1977).
S’il faut attendre The Minotaur (2005-2007) pour voir Birtwistle poursuivre le chemin de The Mask of Orpheus, mais avec un traitement moins détourné du mythe classique, tous ses opéras et pièces pour le théâtre entre Orpheus et The Minotaur – Yan Tan Tethera (1983-1984), Gawain (1989-1991, révisé en 1994), The Second Mrs Kong (1993-1994), The Last Supper (1998-1999), The Io Passion (2003) – traitent d’archétypes mythiques et démontrent l’imposante variété et la richesse avec laquelle Birtwistle a été capable de mettre en musique des livrets bien ficelés : il n’a jamais essayé de concevoir ses propres textes. En dépit du fait que ses œuvres dramatiques majeures n’aient pas été fréquemment reprises, elles demeurent la source principale de sa proéminence tout à fait justifiée dans la culture musicale britannique depuis 1980. Avec leur tissus orchestral foncièrement dense et leur écriture vocale qui va d’une déclamation laconique à une incantation ornée, les opéras de Birtwistle sont beaucoup plus intensément expressionnistes que ceux des précurseurs britanniques importants du genre que sont Britten et Tippett ; ils impressionnent par une foi indéfectible en leur dramaturgie musicale, insufflant véritablement une nouvelle vie aux genres de sujets souvent traités dans les opéras par le passé.
Au cours de ces dernières années, Birtwistle a fait preuve d’un engagement constant envers les genres consacrés de la musique de concert, confirmant leur importance pour l’univers contemporain du modernisme expressionniste. La série de pièces pour instrument solo et orchestre entamée avec Melencolia I pour clarinette, harpe et deux orchestres à cordes (1976), s’est poursuivie avec des pièces pour la trompette (Endless Parade, 1986-1987), le piano (Antiphonies, 1992), le tuba (The Cry of Anubis, 1994), le saxophone (Panic, 1995) et le violon (le Concerto pour violon et orchestre, 2011). Le titre conventionnel de cette dernière composition fait allusion aux liens étroits de la partie solo avec l’histoire virtuose du genre, mais il n’y a aucune dilution de l’immédiateté expressive qui rendait des titres comme Melencolia I et Panic si pertinents du point de vue programmatique.
Parmi les divers cycles de pièces séparées mais interconnectées de Birtwistle – des recueils aussi variés que les cinq Harrison’s Clocks pour piano (1997-1998) et les 26 Orpheus Elegies – l’un, Pulse Shadows, Meditations on Paul Celan (pour soprano, quatuor à cordes et ensemble, 1991-1995) se détache par l’impact cumulatif que crée la succession de ses dix-huit mouvements relativement courts (lors d’une exécution complète). La raison pour laquelle la partition éditée fait alterner neuf mouvements pour quatuor à cordes (quatre nommés « Frieze » et cinq « Fantasia ») avec neuf poèmes de Celan (dans la traduction anglaise de Paul Hamburger) mis en musique pour soprano et ensemble (deux clarinettes, alto, violoncelle, et contrebasse) vient d’une courte pièce sur Celan (White and Light, 1989) et d’un mouvement pour quatuor – également court et désormais appelé « Frieze 1 » – écrit en 1991 en guise d’hommage pour l’anniversaire de l’éditeur musical viennois Alfred Schlee. Une fois advenue la possibilité de mettre ensemble ces deux entités disparates, un champ de force s’est établi dont le potentiel labyrinthique a fortement séduit Birtwistle, peut être aussi parce qu’un des vers du poème de Celan – « lass es wandern » ; « laisse le dériver » – récapitule l’une des qualités essentielles de sa musique : la dérive comme principe ayant pour objectif de générer le sentiment d’une « stase en progrès » (suivant les mots de Günter Grass à propos de Melencolia I de Dürer, source d’inspiration pour la composition éponyme de Birtwistle).
Les dix-huit mouvements de Pulse Shadows partagent des processus qui soulignent puis brouillent des centres ou des contours de hauteurs particuliers, et qui utilisent des répétitions de schémas très courts (ostinatos) servant de stratégies à la construction de la forme et où les répétitions, exactes ou variées, des hauteurs comme des pulsations se suivent littéralement les unes à la suite des autres. Le seul moment où la poésie de Celan se fond avec le genre du quatuor à cordes se situe dans « Frieze 4 », affublé du titre du poème de Celan le plus explicitement hanté par les camps de la mort : « Todesfuge ». Birtwistle crée ici une sorte de forme fuguée très personnelle, rendant hommage à la « Grosse Fuge » de Beethoven (et la suivant de près), de la même manière que les mouvements de quatuor qu’il nomme « Fantasias » rendent hommage à la tradition de la musique anglaise pour cordes de la renaissance et du baroque (un lien qui deviendra encore plus fort dans ses œuvres sur Dowland).
Pulse Shadows tisse d’autres liens – avec le style chanté-parlé du Pierrot lunaire de Schoenberg et les cycles vocaux et instrumentaux imbriqués du Le Marteau sans maître de Boulez – mais reste une œuvre triomphalement et idiosyncratiquement personnelle, une œuvre profondément connectée à la culture de son temps, celle de l’après-guerre et de l’après-holocauste, mais qui pourtant reste résolument détachée des manifestations artistiques qui surexploitent ce phénomène. Ce sont ces qualités qui ont permis de donner à Birtwistle une présence tutélaire et pérenne sur la scène contemporaine. Une musique qui est d’emblée si intensément personnelle et qui entre si profondément en résonance avec ses conditions sociales et psychologiques fondamentales est rare de tout temps et on doit d’autant plus lui accorder une grande valeur à notre époque.
[traduit de l’anglais par Gilles Rico]