On dépeint souvent le Messiaen catholique, l’ornithologue passionné, le coloriste et sa synesthésie. On note son goût pour les modes rythmiques du Moyen Âge, de l’Inde, pour ses « rythmes non-rétrogradables », ses « modes à transpositions limitées ». Or, ces discours restent surtout ceux d’un musicologue célèbre : Messiaen lui-même. Peter Hill et Nigel Simeone remarquent en 2005 que « plus d’une décennie après sa mort, notre connaissance [de Messiaen] est toujours largement conditionnée par ce qu’il a dit de lui-même1 ».
De son époque, Messiaen tient peut-être comme un centre. Il semble s’arc-bouter sur la médiatrice entre tradition et modernité, passé et futur, à la fois musicien de « Jeune France » (groupe de compositeurs auquel il appartient, comme Jolivet, avant-guerre) et dévot « vieille France », capable d’écrire un Livre d’orgue (1951), tel un grimoire – certes sériel – encore au début des Trente Glorieuses.
Clarté de cristal
Comment le large public, méfiant envers la musique contemporaine2, fut-il parfois rassuré, jusqu’outre-Atlantique, par la musique de Messiaen ? Peut-être car ce dernier était aussi un célèbre professeur3 – d’harmonie, d’analyse puis de composition au Conservatoire de Paris entre 1941 et 1978. Or, cet enseignant eût été didactique jusque dans ses propres compositions qui prenaient, durant de longs passages, des allures de leçons de modernisme, comme préanalysées, simplifiées jusqu’à devenir, selon Michel Chion, des « squelettes4 ».
Cette clarté osseuse, minérale, tient d’une congruence rythmique. Plus que tout autre, surtout après-guerre, Messiaen goûte l’homorythmie, ou disons la « monorythmie » : un rythme à la fois. Ceci crée une verticalité, une écriture dite « chorale » (même à l’orchestre), ou soliste pure, et… limpide. C’est ce qu’on a pu appeler le « cristal5 ». On entend alors comme « une seule voix ». Celle du Père, si chère au catholique ? Ou celle de l’oiseau, adorée par l’ornithologue ? Or, cette univocité est rare chez les collègues, au sein d’une production contemporaine majoritairement polyphonique.
Un singulier référent vertical était Stravinsky, admiré, et certes parfois musicien homorythmique dans ses ostinati, ses répétitions, surtout celles du fameux accord du Sacre du printemps (1913). Mais, comparée à celle du Russe, l’unité de Messiaen est généralement plus lente, dans les longs passages chorals, ou au contraire plus rapide, dans l’agilité soliste du « style oiseau ». Finalement, à clarté comparable, le temps de Messiaen – discrète originalité – « encadre » celui de Stravinsky.
Il faudrait vérifier qu’à partir des années 1950 surtout, au moins une moitié du déroulement temporel des œuvres de Messiaen serait monorythmique.
Dès les 26 premières mesures de O sacrum convivium (1937), écrites par un jeune homme de 29 ans, l’homorythmie est claire. Un demi-siècle plus tard, Éclairs sur l’au-delà (1988-91), œuvre testamentaire d’un octogénaire, commence et s’achève avec de tels murs verticaux (de même, à l’époque, que l’inachevé Concert à quatre de 1990). Le finale, « Le Christ, lumière du paradis », est aussi homorythmique… en entier. Les 61 dernières mesures d’Un sourire (1989) le sont aussi…
Entre ces deux périodes – de jeunesse et de maturité – bien des passages de Couleurs de la cité céleste (1963) sont verticaux, comme presque toute la première partie d’Et exspecto resurrectionem mortuorum (1964). Le chant habituel de saint François d’Assise, durant les quatre heures de l’opéra éponyme (1975-1983), s’accompagne d’accords, un par syllabe du saint. De même, les chœurs de la Transfiguration de notre Seigneur Jésus-Christ (1965-1969) s’ordonnent en cette lente procession d’accords doublés par l’orchestre, notamment dans les dix longues minutes du finale.
Parfois Messiaen épure encore. Il ose de longues homophonies : unissons et octaves. Le cristal devient diamant. Au-delà de l’exception du chant grégorien, quel compositeur célèbre – toutes époques confondues – se sera permis de telles simplicités ? Ces dernières, en fait, viennent aux encoignures : à la fin des mouvements (ainsi du II-a du second « septénaire » de La Transfiguration).
Elles retentissent plus typiquement encore à leur début. C’est comme pour écrire les « gros titres », ainsi, des « Deux guerriers » (extrait de Poèmes pour Mi, 1936), des mouvements II et V de Visions de l’Amen (1943), du second mouvement des Trois petites liturgies de la présence divine (1943-1944), du quatrième des 5 rechants (1948), du « Regard de l’Esprit de joie » (dixième mouvement des Vingt regards sur l’enfant Jésus, 1944), de l’Acte II de Saint François d’Assise, de sept des neuf mouvements de Méditations sur le mystère de la sainte Trinité (1969).
L’intégralité du sixième mouvement du Quatuor pour la fin du temps (1940-1) se permet ces unissons purs et simples. L’œuvre est devenue célèbre. Un ouvrage entier s’y consacre6. C’est, sans doute, grâce à son effectif économique, à son pittoresque titre apocalyptique, aux circonstances épiques de sa composition – au Stalag VIIIA d’un camp allemand dont Messiaen est le prisonnier n°35333 – mais aussi grâce à l’eau claire de ce 6e mouvement. La sixième partie d’Éclairs sur l’au-delà, « Les sept anges aux sept trompettes », serait aussi en unissons, de bout en bout, si un contrepoint bruitiste de quelques percussions ne venait la troubler.
Les unissons s’invitent déjà, çà et là, lorsque l’influence impressionniste de Debussy (rythmiquement plus troublé) est encore nette, avant-guerre, par exemple au début du finale de L’Ascension (1932-1934) ou dans le tutti central de la seconde des Trois petites liturgies (1943-1944). Messiaen, à ces instants, semble oser clarifier son cher Debussy, coloriste familier, dont il partage la synesthésie.
Le cristal brille plus – de mieux en mieux taillé – à partir des années 1950. La hachure musicale y semble alors chirurgicale. Comment ? Aussi par la sécheresse accrue du timbre, typique de la période ascétique 1950-1965. Messiaen y renonce aux cordes. L’orchestre de Couleurs de la Cité céleste (1964) n’en comporte aucune. Et les percussions, renforcées, ne cherchent aucun vacarme expressionniste. Elles égrènent un pointillisme, précis, « mathématique », encouragé, à l’époque, par l’esthétique de Darmstadt, sérielle intégrale. Ce sont ces percussions nettes, typiques des avant-gardes européennes d’après-guerre, présentes ainsi dans l’emblématique Marteau sans maître (1954) de Boulez : maracas, vibraphone, xylophone, marimba. Mais ces instruments, chez Messiaen, poliront surtout le cristal. Ils créeront d’imparables monorythmes de bois, voire de brillants murs de métal.
Messiaen et ses petits ambassadeurs
Or, les années 1950 voient aussi l’essor du style oiseau. C’est l’occasion de réinventer une virtuosité pianistique. Ce style, ainsi pour moitié dévolu au piano, s’accompagne encore souvent d’une stricte synchronisation : d’une écriture des mains exactement à l’octave l’une de l’autre. Catalogue d’oiseaux (1956-1958), pour piano, incarne un défilé : son catalogage prévoit en soi de présenter un spécimen à la fois. Le Livre 7, qu’ouvre la buse variable (partie XI), est homorythmique et rapide durant les 31 premières mesures. Il le reste presque jusqu’à la fin. Le piano (intégré presque toujours aux grandes œuvres orchestrales après-guerre), surtout autour des années 1970, sera parfois seul – soliste stricto sensu : non accompagné) – à jouer ses monorythmes ornithologiques durant des pages entières. Voilà autant de quasi-concerti pour piano, créés par – et pour ? – la seconde épouse, Yvonne Loriod.
À l’opposé de toute verticalité, le style « poly-ornithologique » (et donc polyphonique), des tutti d’oiseaux, s’illustre non plus au piano mais à l’orchestre. Dans ce cas, les oiseaux tous ensemble peuvent embrouiller l’orchestre, ce qui culmine dans « Êpode » (extrait de Chronochromie, 1959-1960), une page « aventureuse à l’extrême7 », selon Boulez. C’est que les cordes s’essoufflent à vouloir ainsi pépier seules.
Historiquement, vient suppléer à ces « attaques imprécises » (des cordes) l’association marimba/xylophone. Ce dispositif de bois, plus « sauvage », puissant, crée bientôt une meilleure stylisation ornithologique. Dans Sept Haïkaï (1962), il prend place au centre de l’orchestre. Il y incarne le micra varna, puis le sanköchö au début des « Oiseaux de Karuizawa ». Il tient encore le cœur des Couleurs de la cité céleste, de La transfiguration puis Des Canyons. Dans Saint François, le prêche aux oiseaux commence avec lui. Enfin dans Éclairs sur l’au-delà, il incarne l’oiseau-lyre, soit la dernière muse du compositeur.
Que serait devenu Messiaen, après-guerre, sans ses « petits serviteurs de l’immatérielle joie8 » ? Le consulat ailé semble précieux pour force partitions. L’oiseau s’y fait gai ambassadeur de la modernité musicale, pas nécessairement celle de Messiaen lui-même. Ses roulades répétitives, ostinati, re-justifient Stravinsky. Ses intervalles dissonants avalisent Schönberg. Ses chant rauques, parfois, saluent les clusters de Varèse. Ses libertés poussent les formes ouvertes, improvisées, de Cage et Stockhausen. L’oiseau semble chanter que la musique contemporaine est chez elle en prairie, en forêt. Elle serait donc de nature.
Messiaen trouve aussi là son écologie, classique, à l’ancienne, véritable rousseauisme bien loin des scientismes courants de ses collègues. Il n’aura guère tenté l’expérience électroacoustique que dans Timbres-durées (1953).
L’oiseau engendre aussi force décalages – alliages et donc inventions – d’orchestration. Ceci culmine dans le « Prêche aux oiseaux » précité. Même les ondes Martenot y posent au volatile. Elles campent accidentellement quelque oiseau fouet, ce whip bird des jungles lointaines. Ou dès l’amorce de ces « Oiseaux de Karuizawa », l’uguisu se fait batterie de bois et tonitruante trompette synchrones. Quelle puissance ! On magnifie ainsi les bêtes ailées : petites mais… Et on réinvente les alliages d’orchestre.
Ailleurs, l’orchestration peut se faire archétype, symbole connoté à dessein, dans les cloches et le roulement de triangle – truismes populaires du XIXe siècle – à la fin de Saint François, l’éoliphone si ravélien – et devenant ainsi post-impressionniste – dans Des Canyons, ou encore ces cordes romantiques – pour figurer l’amour – centrales dans Turangalîla symphonie.
Violons « d’amour » et ondes
Les cordes ? Les voilà surtout avant 1950 et après 1965. Elles semblent romantique, juste pour leur aimable timbre, dans « Jardin du sommeil d’amour » (Turangalîla symphonie, VI). Les archets s’y tirent lentement, y résonnent, languides.
Dans cette célèbre symphonie, au chiffre 5 de « Chant d’amour 1 », les Ondes Martenot émergent de façon singulière. Ce n’était pas encore le cas en 1937 (année de composition de Fêtes des belles eaux, pour six ondes), ni vraiment dans les Trois petites liturgies (1943-1944). C’est quatre ans plus tard, dans Turangalîla, qu’elles magnifient leur jeu ruban. Voilà l’onctuosité hypnotique ! Messiaen modernise la séduction orchestrale du XIXe siècle : l’écho. La nuit romantique s’élargit même en cosmos futuriste. Yvette Grimaud rappelle que l’astronomie fascine Messiaen9.
Les années 1950, puis 1960 engendrent des œuvres orchestrales restées moins célèbres, malgré le nouveau style oiseau. Les cordes « traitées en longueur » en sont précisément absentes… Elles réapparaissent en 1965, dans La Transfiguration. C’est juste après le paroxysme de leur ellipse : Couleurs de la cité céleste, puis Et exspecto… n’en contiennent aucune. Jamais cependant elles ne retrouveront leur ancien « premier rôle », sauf à la fin, dans Éclairs sur l’au-delà. Car ce chant du cygne tient lieu de bilan sonore de la carrière en entier.
On note que ces Éclairs naissent en 1988. L’œuvre n’est certes pas postmoderne. Mais elle a considéré la postmodernité des années Reagan. Son numéro 5 semble avoir compris que pour « Demeurer dans l’amour » (son titre), il faudrait déjà, selon Messiaen, se (re)-consacrer aux seules cordes.
Ces effets de suspension du temps, associés à la promesse du paradis, parcouraient déjà l’œuvre. Ils ont souvent figuré le Christ, sa tendresse, non le Père, plus sévère, qui convoque davantage les cuivres. L’Ascension (1932-1934) en termine par ces lenteurs eschatologiques. « Sanglots longs, des violons » ? Mais sanglots extatiques et… oui : très longs. L’immobilisme constitue même un style harmonique du premier Messiaen (celui des années 1930) selon Sherlaw Johnson10.
Le Quatuor pour la fin du temps, comme son titre le prévoit, s’achèvera aussi par un engourdissement éternel (« Louange à l’immortalité de Jésus »), réservé aux seuls violon et piano. C’est une sélection, une épuration. Le finale d’Éclairs, de même, sélectionne les cordes. Puisqu’il s’agit du dernier mouvement achevé par Messiaen, en 1991, la langueur des violons semble ainsi « l’avoir finalement emporté ».
Or, ce sont déjà elles, ces humidités cordistes, dans le finale de L’Ascension, certes associées à une image pieuse, qui auraient attendri les Américains en 1947, et ainsi ensemencé la renommée mondiale.
L’Ascension de Messiaen et la dimension planétaire
Renommée ? Les plus célèbres œuvres – c’est curieux – sont des « pièces de guerre », le Quatuor pour la fin du temps (1940-1941), ce « chef-d’œuvre de la musique de chambre du XXe siècle11 », les Trois petites liturgies (1943-1944), les Vingt regards (1944). (Et Turangalîla, 1946-1948, suit immédiatement). Mise en loge sévère et féconde, forcée par l’histoire ? Ou enthousiasme12 réinsufflé par le Conservatoire où le compositeur est nommé professeur en mars 1941 ? Las, il semble que Messiaen, comme De Gaulle, soit sorti victorieux de la seconde guerre mondiale.
Car avant 1939, il passait encore surtout pour un compositeur d’orgue (qui deviendrait certes « le plus influent compositeur pour l’orgue au XXe siècle13 »). En réalité, la dimension planétaire viendra avec le succès américain. Un journaliste de France Soir apprend au compositeur en 1948 : « Votre réputation aux États-Unis (qui n’est égalée que par celle de Milhaud) s’est répandue comme une traînée de poudre depuis la Libération. Dans leurs premiers articles sur Paris libéré des Allemands, les reporters américains se hâtèrent de dire à leurs lecteurs que la Tour Eiffel était intacte, que Picasso peignait des femmes avec trois yeux […] et qu’un nouveau compositeur émergeait : Olivier Messiaen14 ».
L’Ascension (1932-1934), cet « aboutissement de la période de jeunesse15 », est certes celle du Christ, mais aussi du musicien. C’est un ascenseur social. Bien dirigée par Koussevitzky, elle est applaudie en 1947, par quinze mille personnes, à Tanglewood (Massachusetts). Elle mène directement à la commande, puis création, en décembre 1949, puis au succès – encore américains – de Turangalîla.
Or, ces réussites transatlantiques ont aussi préparé l’engouement pacifique : au Japon. Le critique Kuniharu Akiyama entend l’Ascension en 1948, dirigée par Stokowski, dans une émission de la radio d’occupation américaine. Puis il lit un compte rendu de la création de Turangalîla dans une revue nipponne. Il initie alors des créations nationales au sein du groupe Jikken-Kôbô (« atelier d’essai »), qu’il forme en 1951 avec Takemitsu et Yuasa alors âgés d’une vingtaine d’années. On crée d’abord des œuvres de chambre, le Quatuor, les Visions de l’Amen, les Huit préludes (1929)16. Suivra cette durable fascination mutuelle entre Messiaen et l’Empire du soleil levant.
Or, les succès qui suivent immédiatement sont aux antipodes. Il s’agit de ceux de Darmstadt. Messiaen y participe à l’essor du sérialisme intégral, bien loin des douceurs de Turangalîla, dans ses œuvres de 1949-1951, plus proches des sérieuses avant-gardes européennes, Mode de valeurs et d’intensités, le Livre d’orgue, les Quatre études de rythmes.
Suit une relative traversée du désert, celle des années 1950. Ces aridités semblent appeler l’idée – à nouveau populaire – du style oiseau. Enfin une consécration nationale point avec la commande d’État de Malraux, en 1963, qui engendrera Et exspecto…, pièce « la plus immédiatement assimilable par l’auditeur moyen depuis la Turangalîla symphonie17 ». Les félicitations de De Gaulle couronnent la première. Quant à la renommée internationale, partie des États-Unis, elle y revient durant la résidence dans l’Utah au début des années 1970 (ce qui engendrera Des Canyons aux étoiles, achevé en 1974). C’est alors qu’on va jusqu’à baptiser une cime de l’Utah… « Mont Messiaen ».
Quel autre musicien ou artiste de l’histoire aura eu ainsi sa cime ? Pour l’académicien François Cheng : « La beauté des œuvres de Messiaen […] est planétaire18 ». Comme Alain Louvier qui parle d’« esprit universel19 », Almut Rossler titre « l’universalité20 » du musicien. Ce dernier serait un « géant21 » pour Catherine Lechner-Reydellet, le « père glorieux de la nouvelle musique22 » pour Siegfried Borris, « le maître des maîtres23 » pour George Benjamin.
Surtout, déjà de son vivant, Messiaen eût été un « classique24 ».
« Subversion classique »
Quel autre musicien des avant-gardes de l’après-guerre aurait été, de son vivant même, classique ? Nombre contemporains, parmi les plus importants, parfois à peine plus jeunes que lui, se sont immédiatement inspirés de Messiaen. Dutilleux, de huit ans seulement son cadet, employait ses modes à transpositions limitées comme on use d’un outil bien connu, ancien, classique. Idem pour Britten. Takemitsu révérait Messiaen autant que Debussy, tel un prestigieux aîné. Pourtant le Japonais n’est mort que quatre ans après lui, en 1996. Couramment dès Des canyons (1971-4), un traitement diffus – post-impressionniste – des cordes, parfois, rappelle les debussysmes des Trois petites liturgies. Le Japonais s’en est-il inspiré dans son propre Takemitsu sound ?
Ce succès de Messiaen est aussi affaire d’amour. Ce mot, « amour », vient dans certains titres de mouvements. Quel autre moderniste, ainsi, se sera montré aussi « aimable » ? Il y a d’ailleurs transmission de cet « amour », puisque les musicologues, premiers récepteurs, affichent parfois « amour » dans leurs propres titres25, ou dans leurs résumés d’articles. Pierrette Mari, une ancienne élève, parlait pour Messiaen de « candeur », de « gentillesse foncière26 ».
Mais l’œuvre de ce soleil, si l’on oublie cette bienveillance éthique, ou écologique (ornithologique et presque jamais scientiste ni acousmatique), a sa violence. Le nom de la mère de Messiaen, « Sauvage », semble prédestiné. Les moyens de communication des anges, dit Messiaen, sont « presque effrayants27 », comme le pensait aussi Rilke. Ce sont les anges – certes ceux de l’Apocalypse – qui font le plus de bruit – cuivres et percussions – dans Éclairs sur l’au-delà. Voici, selon le compositeur, « l’Amen des étoiles » (Visions de l’Amen, II) : « Danse brutale et sauvage. Tournent violemment les étoiles, les soleils et Saturne ».
La dernière pièce écrite pour orgue, en 1984, le Livre du saint sacrement, s’achève par la partie intitulée « Offrande et alléluia final », qui en termine elle-même par des cristaux : homorythmies voire unissons. Puis c’est l’ultime amen, un agrégat total-chromatique (mi#-sol#-si-ré#-sol-la-si b-ré-mi-fa# + do# au pédalier). Bien interprété, ce quasi-cluster fait l’effet d’une décharge électrique, très brutale, longuement appuyée et sept fois répétée. Cette véhémence donne l’idée d’un « son magique » – quelque Verbe créateur qui eût fasciné un Scelsi – ainsi porté par le mot hébreu amen. De fait, ce mot, écrit Messiaen, semble issu d’une « langue surhumaine28 ».
C’est dire que Messiaen dépoussière son vieux culte chrétien. Ainsi, même si ses œuvres sont souvent à programme, donc disons visuelles, leur imagerie n’est pas mièvre. Elle s’oppose même à l’idée doucereuse que le XXe siècle, volontiers rationaliste, put se faire d’un catholique illuminé, voire « attardé », capable de déclarer qu’il ne « joue bien de l’orgue que le dimanche29 » ou qu’il compose « pour les anges30 ». Mais attention, prévient Messiaen : « je ne suis pas un farceur comme vous le pensez31 ».
Non car, que nous promet-il, continûment de 1940 à sa mort en 1992 ? C’est pire – ou mieux – que la fin du monde : la fin du temps, déjà dédicataire du Quatuor éponyme. « La catastrophe n’est peut-être pas imminente mais nous en approchons32 », confie le musicien à Claude Samuel. Le chapitre 21 de l’Apocalypse de Jean hante notre prophète toute sa vie. Il deviendra même le sujet de son testament, Éclairs sur l’au-delà. Nommé à l’Institut en 1968, Messiaen fait l’éloge rituel de son prédécesseur, Jean Lurçat, peintre et céramiste, dont il choisit de commenter… la Tapisserie de l’Apocalypse (1947).
Messiaen est donc cet allègre musicien solaire, gai héraut de… la destruction finale. Toujours sur la médiatrice, il passe en même temps pour le contraire : un conservateur. Mais, en plein siècle de Freud et de Marx, absolument à l’écart, il semble investi d’une mission, réconcilier sacré ancien et sacré nouveau, dévotion au génie et envers Dieu, avant-garde et public, diatonisme et chromatisme (dans ses modes à transpositions limitées), etc. C’est l’exception du centre. Sa musique, explique l’intéressé, en fait d’exception révélatrice, ne serait jamais liturgique mais toujours religieuse33. En tout cas, l’arrivée de ce « messie-en » plein siècle scientiste, engendra une petite mythologie dont Roland Barthes ou Jacques Lacan eussent aisément souligné la troublante légitimité étymologique.
1. Peter Hill et Nigel Simeone, Olivier Messiaen, New Haven, Londres, Yale University Press, 2005, p. 1.↩
2. Voir à ce sujet le rapport désabusé du sociologue Pierre-Michel Menger, La condition du compositeur et le marché de la musique contemporaine, Paris, La documentation Française, 1980.↩
3. Voir surtout Jean Boivin, La classe de Messiaen, Paris, Christian Bourgois, 1995.↩
4. Michel Chion, « Le silence chez Messiaen », in Accents, n° 34, janvier-mars 2008, p. 26.↩
5. Jacques Amblard, Vingt regards sur Messiaen, Aix-en-Provence, PUP, 2015, p. 129.↩
6. Rebecca Rishin, Et Messiaen composa. 1941. Stalag Görlitz. Genèse du Quatuor pour la fin du temps, Paris, Ramsay, 2006 (trad. Émilie Akoka et Guillaume Marlière de Messiaen quartet, Ithaca (NY), Cornell University Press, 2003).↩
7. Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleurs et d’ornithologie, tome I, Paris, Leduc, 1994, préface de Pierre Boulez, VI.↩
8. Expression de Messiaen citée par Harry Halbreich, Olivier Messiaen, Paris, Fayard/Sacem, 1980, p. 87.↩
9. Cité par Jean Boivin, « Messiaen’s teaching as the Paris Conservatoire », in Messiaen’s language of mystical love, Londres/New York, Garland Publishing, 1998, p. 27.↩
10. « Dans l’ensemble, L’ascension achève la période de jeunesse de Messiaen, en même temps qu’elle révèle la crise causée par l’incapacité de son langage harmonique à créer, de lui-même, des structures suffisamment dynamiques et étendues ». Robert Sherlaw Johnson, Messiaen, London, Dent and Sons, 1975, p. 31.↩
11. C’est l’une des thèses de Jerzy Stankiewicz, dans « Ile wykonań Kwartetnakoniec Czasu Oliviera Messiaenaodbyłosię w Stalagu VIII A w Gorlitz? Nowefakty i hipotezy 70 latpóźniej », in Resfacta nova: Teksty o muzycewspółczesnej, vol. 12, n° 21, 2011.↩
12. Messiaen aurait pu notamment bénéficier de l’esprit de corps du Conservatoire, dont les élèves, interprètes, compositeurs, chefs, défendront longtemps leur cher professeur. Voir à ce sujet Jacques Amblard, op. cit. (note 5), p. 59-66.↩
13. Jon Gillock, Performing Messiaen’s organ music: 66 masterclasses, Bloomington, Indiana University Press, 2010, début de l’introduction.↩
14. Robert de Saint-Jean, « C’est le merle et non le rossignol qui inspire Olivier Messiaen », in France Soir, n° 1138, 28-29 mars 1948, p. 2.↩
15. Op. cit. (note 10), p. 31.↩
16. Eiko Kasaba, « Notes sur la réception de la musique de Messiaen au Japon », in Revue internationale de musique française, n° 30, novembre 1989, p. 93-94.↩
17. Pascal Arnault et Nicolas Darbon, Messiaen ou les sons impalpables du rêve, Lillebonne, Millénaire III, 1999, p. 40-41.↩
18. Cité par Philippe Olivier, Olivier Messiaen ou la lumière, Paris, Hermann, 2008, p. 180-181.↩
19. Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleurs et d’ornithologie, tome I, Paris, Leduc, 1994, préface de Alain Louvier, VIII.↩
20. Almut Rössler, « Über die Universalitat der Musik Olivier Messiaens (10.12.1908 - 27.4.1992): Gedanken zum Bachfest 1992 in Braunschweig », in Der Kirchenmusiker, n° 43, vol. 4, 1992, p. 121-130.↩
21. Catherine Lechner-Reydellet, Messiaen. L’empreinte d’un géant, Biarritz, Atlantica, 2008.↩
22. Siegfried Borris, « Olivier Messiaen. Der pater gloriosus der Neuen Musik », Musica, n° 38, vol. 4, 1984, p. 331-335.↩
23. George Benjamin, « Olivier Messiaen. Le maître des maîtres », in Le monde de la musique, n° 156, juin 1992, p. 159-162.↩
24. Rodion Scedrin, « Über Olivier Messiaen », in Sinn und Form, n° 40, vol. 1, 1988, p. 155.↩
25. Siglind Bruhn (dir.), Messiaen’s language of mystical love, Londres/New York, Garland Publishing, 1998.↩
26. Cité par Jean Boivin, op. cit. (note 3), p. 169.↩
27. Cité par Andrew Shenton, « Speaking with the tongues of men and of angels: Messiaen’s ‘Langage communicable’ », in Messiaen’s language of mystical love, Londres/New York, Garland Publishing, 1998, p. 240.↩
28. « Textes d’Olivier Messiaen sur Visions de l’Amen », Bnf, microfilm, côte NLA 211, BOB31647.↩
29. Cité par Brigitte Massin, Messiaen. Une poétique du merveilleux, Paris, Alinéa, 1989, p. 66.↩
30. Idem, p. 114.↩
31. Cité par Brigitte Massin, op. cit. (note 29), p. 201.↩
32. Claude Samuel, Permanences d’Olivier Messiaen. Dialogues et commentaires, Arles, Actes Sud, 1999, p. 151.↩
33. Cité par Harry Halbreich, op. cit. (note 8), p. 56.↩