La musique de Michael Nyman est sans doute, de tous les compositeurs contemporains, celle qui est la plus familière aux oreilles du « grand public ». Ce succès, il le doit avant tout aux partitions qu’il a composées pour le cinéma : pour les films de Peter Greenaway, avec lequel le lia un compagnonnage de près de 25 ans (et 13 films) ; et plus encore pour La Leçon depiano, qui valut à la réalisatrice Jane Campion la Palme d’or au Festival de Cannes en 1993, et dont la pièce phare semble être devenue, au même titre que leFür Elise de Beethoven, l’un des « standards » de tout apprenti pianiste. C’est peut-être de Philip Glass, autre compositeur à succès, que Michael Nyman se rapproche le plus. Non pas tant simplement en raison de cette prédilection pour la tonalité, la pulsation et la répétition finalement commune à beaucoup de ces héritiers de la « musique expérimentale » dont Nyman a été l’un des hérauts. Mais plutôt pour leur pratique assidue de la musique de films, conjuguée à un intérêt pour les genres canoniques (symphonie, concerto, quatuor à cordes, opéra…) ; pour leurs accointances respectives avec la musique populaire (autour notamment de la figure de Brian Eno) ; ou encore pour leur tendance à « recycler » leurs propres pièces. Au-delà de ces points communs, la trajectoire de Michael Nyman, comme sa manière de se situer dans la tradition européenne dont il descend, n’en demeure pas moins fortement singulière, qui se déploie entre deux pôles : une intime fréquentation des œuvres du passé et un intérêt sincère pour les musiques populaires et pour l’expérimentation. Le fait qu’elle ait débuté par un long (et fécond) parcours de critique musical et qu’elle se soit révélée par le biais du cinéma ajoute à la singularité d’une trajectoire qui incite à faire de Nyman le parangon du compositeur postmoderne.
Si elle reste problématique et difficile à circonscrire1, et si aucun compositeur ne s’en est revendiqué explicitement, la notion de postmodernisme semble en effet particulièrement opérante pour appréhender l’œuvre de Michael Nyman. Chez lui en effet, plus encore que chez un Glass, plus que chez un Arvo Pärt – avec qui il partage une même volonté de remonter aux sources préclassiques de la musique occidentale, mais chez lequel on ne trouve nulle trace de cette « ironie » et de cette dimension ludique qui sont l’un des traits saillants du postmodernisme –, se manifeste d’une part ce désir de « revisiter le passé » théorisé par Umberto Eco : l’intertextualité, notion éminemment postmoderne, est la caractéristique essentielle d’une œuvre qui s’appuie, selon les mots du compositeur lui-même, sur « la reconstruction, la rénovation, la renarration, le recentrement, la revitalisation, le réarrangement ou simplement la réécriture intégrale » de musiques préexistantes, qu’elles soient les œuvres de compositeurs du passé ou les siennes propres2. D’autre part, chez Nyman plus que chez quiconque également, les frontières entre high art et low art, entre « haute » et « basse » cultures, mais aussi celles qui séparent les disciplines – puisque le compositeur s’affirme de plus en plus lui-même, depuis les années 2010, en tant que cinéaste – semblent particulièrement poreuses.
Ce sont ces deux aspects qui seront ici successivement examinés plus en détails, non sans avoir évoqué au préalable les huit années durant lesquelles Nyman s’adonna presque exclusivement à son activité de critique : une période fondatrice en effet, qui, en l’amenant à se situer sur la scène musicale, va le mener à la composition. Et à une musique qui, si elle est repose sur des œuvres préexistantes, ne ressemble toutefois à aucune autre : car il y a bien un « style » Michael Nyman, certes fait d’emprunts, mais caractérisé surtout par un penchant pour la mélodie, par sa vitalité (poly)rythmique et son dynamisme quasi constant, et enfin, derrière son apparente linéarité et sa pulsation régulière, par de foisonnants changements d’accentuations, de textures et d’harmonie, parfois à la limite du kitsch. Conjugués à un amour des listes, des collections et des jeux conceptuels (autant de traits plutôt « modernistes ») et à un goût très sûr pour l’humour et l’ironie – Nyman a consacré un opéra au dadaïste Kurt Schwitters et une pièce à l’artiste Fluxus George Brecht –, ces éléments ont fini par former une sorte de minimalisme romantique3, ou de postminimalisme « avec tradition ».
Du critique musical au musicien
A l’instar des cinéastes français de la Nouvelle Vague, Michael Nyman a commencé par peaufiner son art en écrivant sur celui des autres. Après avoir étudié le piano et la composition – auprès d’Alan Bush, proche de Brecht, Eisler et Weill, admirateur de Hindemith et Chostakovitch, et dont les propres œuvres se réfèrent fréquemment aux structures formelles des XVIIe et XVIIIe siècles – à la Royal Academy of Music, puis la musicologie au King’s College avec Thurston Dart, il ne se sent pas prêt à embrasser la carrière de compositeur. Après un premier article – au sujet de la Turangalîla-Symphonie de Messiaen, pour The Spectator –, il se lance dans une activité de critique musical qui va s’avérer des plus fécondes. Non seulement parce qu’elle fait de lui le premier à avoir appliqué (en 1968, au sujet du compositeur danois Henning Christiansen) le terme de « minimalisme » à la musique, ou le premier Européen à avoir interviewé Steve Reich (en 1970), mais surtout parce qu’elle va lui permettre de préciser ses positions, et sa situation sur cette scène musicale alors dominée par l’avant-garde darmstadtienne. Perplexe face au dogme et à la complexité sériels, il oppose aux « compositeurs d’art européen », représentés par les figures de Boulez et Stockhausen, les « expérimentateurs », plus ouverts par nature à des éléments exogènes à la tradition écrite occidentale, pour lesquels il va dès lors prendre fait et cause : dans le sillage de John Cage, ce sont par exemple La Monte Young aux Etats-Unis ou, au Royaume-Uni, Cornelius Cardew, dont l’œuvreThe Great Learning (1971) le marque à vie. Une musique qu’il juge à la fois plus généreuse, plus neuve et plus politique, qui envisage la musique en tant que phénomène « socialement construit » et remet en cause les conceptions instituées depuis le début XIXe siècle, à commencer par l’autonomisation de l’œuvre d’art, ce que Lydia Goehr a appelé le « paradigme beethovénien ». A ses débuts, Nyman était proche du New Music Manchester Group, fondé notamment par Harrison Birtwistle et Peter Maxwell Davies, tous deux d’ailleurs très enclins à la reprise et la paraphrase des musiques d’avant la Renaissance. Au début des années 1970, il va intégrer deux ensembles, le Scratch Orchestra de Cornelius Cardew et le Portsmouth Sinfonia de Gavin Bryars, au sein desquels il côtoie des musiciens tels que Christopher Hobbs, Howard Skempton ou Brian Eno, et surtout expérimente des manières inédites de jouer et de composer la musique, et de déjouer le mode de fonctionnement pyramidal de l’orchestre, le clivage entre musiciens professionnels et amateurs. À la même période, il expérimente également au synthétiseur et sur bandes magnétiques.
En 1974, un ouvrage, le passionnant Experimental Music4, viendra regrouper et synthétiser les réflexions de Michael Nyman. En 1980, ce dernier enfoncera le clou dans l’un de ses derniers articles, au titre sans appel : « Against Complexity in Music5 ». Il y oppose « d’un côté, une avant-garde dont la complexité intellectuelle de la musique s’appuie sur […] des techniques et des concepts de composition traditionnels et, de l’autre, la musique expérimentale, dans laquelle la franchise et l’absence de complexité apparentes dans la notation découlent de principes qui sont étrangers à la musique européenne, au moins depuis 1600. »
Cette activité critique constitue ainsi le passionnant et nécessaire « pré-texte » des œuvres à venir de Michael Nyman. La première parution discographique de ce dernier, 1-100, publié en 1976 sur le label Obscure dirigé par Brian Eno, semble d’ailleurs faire écho aux pièces expérimentales qu’il a défendues : c’est une partition de près d’une heure pour quatre pianistes jouant la même suite descendante de cent accords modulant suivant le système des tons voisins caractéristique de l’époque baroque, mais chacun à son rythme (chaque accord doit être joué lorsque la résonance du précédent s’est évanouie) ; le résultat est étrangement hypnotique, une musique de la stase dont l’effet évoque les pièces de Morton Feldman. 1-100 avait à l’origine été composé (mais non utilisé) pour le court-métrage du même titre d’un jeune cinéaste de deux ans son aîné, avec lequel Michael Nyman collaborait occasionnellement depuis 1966 : Peter Greenaway.
Un compositeur de l’intertextualité
L’année 1976 marque pour Michael Nyman, selon ses propres termes, l’année de sa « renaissance » en tant que compositeur. Cette année-là , il est en effet chargé par Harrison Birtwistle, alors directeur musical du National Theater, de composer des arrangements de chants populaires vénitiens pour la pièce Il Ciampello de Carlo Goldoni. Ce travail va susciter la création d’un ensemble, le Ciampello Band, bientôt rebaptisé le Michael Nyman Band, mêlant instruments anciens (rebec, sacqueboute, chalumeau) et moderne (banjo, saxophone), avec lequel le compositeur va pouvoir s’adonner à de multiples expérimentations. La première composition « originale » qu’il réalise pour cette formation,In Re Don Giovanni, a valeur de manifeste : cette petite pièce d’à peine trois minutes repose sur une séquence de 15 mesures de l’Air du Catalogue du Don Giovanni de Mozart, reprise à un tempo enlevé et dans une optique presque « pop », rappelant les arrangements de Wendy Carlos pour le film Orange mécanique de Stanley Kubrick. La même année, The Otherwise Very Beautiful Blue Danube Waltz (1976) reprend un procédé cumulatif déjà expérimenté par Frederic Rzewski pour sa pièce Les Moutons de Panurge (1969), en l’appliquant aux 32 premières mesures du Beau Danube bleu de Johann Strauss. En 1981, Five Orchestral Pieces for Opus Tree revisite la musique composée par Nyman pour le court métrage Tree de Peter Greenaway (1966), et basée sur les Cinq Pièces pour orchestre op. 10 d’Anton Webern. L’année suivante enfin, le premier long métrage de Greenaway, The Draughtman’s Contract (Meurtre dans un jardin anglais) révélera Michael Nyman au grand public. Mettant à profit ses recherches musicologiques de la fin des années 1960, autour notamment des archives de Purcell et de Haendel, le compositeur prend appui sur les basses obstinées de l’époque baroque (Henry Purcell, mais aussi Philippe van Wicchel) pour les traiter suivant une optique « minimaliste » et quasi « pop » : « Les basses obstinées sont les mieux adaptées aux structures harmoniques susceptibles d’être répétées à l’infini, variables, recyclables et empilables sur lesquelles je travaille habituellement**», explique-t-il dans le livret du CD.
Nyman reviendra régulièrement à la musique baroque : Purcell pour la musique du film Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant de Greenaway (1989) ou pour son Concerto pour trombone (1995), Biber pour Monsieur Hire de Patrice Leconte (1989), John Bull pour son Quatuor à cordes n° 1 (1985). Mais, on l’a vu, les musiques des siècles suivants l’inspirent tout autant : Chopin (combiné à des airs folkloriques écossais) pour La Leçon de piano, Brahms (Monsieur Hire encore), Schönberg (Quatuor n° 1)… L’œuvre de Mozart, enfin, servira de matériau pour plusieurs œuvres. On citera en particulier la musique de Drowning by Numbers de Peter Greenaway (1988), entièrement dérivée de l’Andante de la Symphonie concertante K 364, et notamment le morceau d’ouverture, Trysting Fields (pour lequel Nyman a relevé toutes les appoggiatures de la partition, chacune étant successivement répétée trois fois). La Symphonie concertante avait déjà été utilisée pour la musique du film The Falls de Peter Greenaway (1979) : là , Michael Nyman avait prélevé la suite de cinq accords des mesures 58 à 62 qui, ainsi isolés, prennent, selon ses propres termes, une coloration presque « doo-wop »…
Ce dernier exemple illustre bien la manière dont Michael Nyman use de la musique du passé. Le plus souvent, il isole un motif, un « échantillon », un fragment dont il dégage une particularité (la symétrie, le staccato…) et qu’il transforme en une boucle dont la répétition en ostinato, tout en conservant son assise tonale, transforme peu à peu le matériau et la syntaxe originels, par le biais des changements et des décalages rythmiques, des métamorphoses texturales ou harmoniques. Derrière son apparente simplicité, la musique de Nyman met en jeu une grande hétérogénéité de techniques compositionnelles. Les emprunts tiennent tantôt de l’intégration, tantôt de la confrontation, mais ils peuvent également revêtir une signification « dramaturgique » et non plus seulement structurelle : que l’on songe au lied de Schumann Ich grolle nicht , repris dans l’opéra L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, inspiré au livre éponyme du neurologie Oliver Sacks, dont Nyman déconstruit progressivement les relations tonales pour épouser la désagrégation psychique du protagoniste. Nyman procède d’une manière également métaphorique dans son opéra Love Counts (2005) avec les 371 chorals de J. S. Bach harmonisés par Riemenschneider, les fragmentant, les accélérant, les ralentissant, les superposant afin de traduire la psychologie de son héroïne. On peut encore songer à la manière dont il utilise, dans sa pièce multimédia War Work: 8 Songs with Film (2014), les pièces de Gibbons, Bull, Chopin, Franck ou Schubert pour mettre en musique des poèmes de guerre.
Quoi qu’il en soit, on est ici loin des procédés de citation et de collage employés par certains compositeurs des années 1960 (Berio, Schnittke, le Pärt de la première période), loin également des pastiches « néoclassicisants ». Certains ont vu dans la musique de Nyman une manière de combiner des éléments de logique structurelle modernistes à une liberté « postmoderne », aux acquis de Cage, du minimalisme et de la British Expérimental Music (Nyman est bel et bien un homme du paradoxe, ou du syncrétisme). Mais c’est aussi une manière, pour ce compositeur qui déclarait un jour : « Toutes mes impulsions et mes idées musicales me sont venus de la tradition symphonique européenne6 », d’affirmer son héritage. Selon Jean-Pierre Dambricourt, la musique de Michael Nyman « fait de ses modèles les signifiants d’un objet perdu dont elle met en scène tout à la fois le désir et le deuil », elle « prend acte, non sans nostalgie, de l’éloignement irrémédiable de tout référentiel stable », parmi lesquels le « sens de l’histoire7 ». Une analyse qui fait écho à celle de Maarten Beirens, selon lequel son œuvre peut être lue comme « un Who’s who de l’histoire de la musique occidentale », comme « un dialogue continuel avec l’histoire de la musique » par lequel Nyman affirme son identité et ses racines européennes, son lien avec la tradition8. On songe à cette scène de l’opéra télévisé Letters, Riddles and Writs (1991), ouvrage loufoque autant que programmatique composé pour le bicentenaire de la mort de Mozart (incarné par la mezzo-soprano Ute Lemper) : un buste de Mozart répond au musicologue Hans Georg Nägeli (1773-1836), qui venait de faire allusion aux principes de Carl Czerny : « Ce qu’a fait M. Nyman, c’est tout simplement projeter ces modèles deux cents ans dans l’avenir. » Les emprunts de Michael Nyman sont ainsi une manière, en isolant certains détails inédits, voire anodins, d’éclairer la musique du passé sous un jour nouveau, et de revendiquer sa place dans cette lignée.
Il faut souligner que cette intertextualité concerne également les propres œuvres de Michael Nyman, très souvent dérivées d’œuvres antérieures. La Leçon de piano fournira par exemple la matière de son Concerto pour piano (1994). Plusieurs pièces de La Traversée de Paris – ample partition composée en 1989 pour une exposition à la Grande Arche de La Défense commémorant le bicentenaire de la Révolution française – seront reprises en 1991 pour la musique du film Prospero’s Books et pour Noises, Sounds & Sweet Airs, opéra-ballet inspiré, comme le film de Greenaway, deLa Tempêtede Shakespeare, créé avec la chorégraphe Karine Saporta. L’opéra Facing Goya (2000) découle deVital Statistics, autre opéra de 1987 autour de la question de la physiognomonie. La Symphonie n° 11 «**Hillsborough Memorial » (2014), composée en hommage aux 96 personnes tuées dans la catastrophe du stade d’Hillsborough à Sheffield en 1999, reprend Memorial, marche funèbre écrite par Nyman en 1985 suite à la tragédie du stade du Heysel à Bruxelles… L’œuvre de Nyman est un éternel processus de reprise et de dérivation, où rares sont les partitions authentiquement autonomes – c’est le cas du Quatuor à cordes n° 5 (2011), le premier à ne pas reposer sur un matériau musical préexistant. Nyman est bien ce « gardien des choses oubliées » dont parle Robert Worby dans l’avant-propos du livre de Pwyll ap Siôn.
Michael Nyman, artiste pop
Si aujourd’hui les passerelles semblent de plus en plus nombreuses entre musiques savante et populaire, il faut par ailleurs rendre grâce à Michael Nyman d’avoir été l’un des premiers à manifester une authentique sensibilité pour la seconde. A cet égard, le fait d’avoir choisi le qualificatif de « Band » pour nommer son ensemble paraît révélateur. Produit par David Cunningham pour son label Piano Records, l’album Michael Nyman, paru en 1981, second disque enregistré avec le Michael Nyman Band, est l’exemple le plus manifeste de la sensibilité pop de ce compositeur dont l’inspiration mélodique et le sens du « groove » font ici merveille. On y trouve entre autres plusieurs pièces composées pour des films de Peter Greenaway, en particulier Bird List Song (accompagnant en 1980 le faux documentaire The Falls), aux allures de tube rock : ce titre sera d’ailleurs repris l’année suivante, sous le titre Hands 2 Take, par les Flying Lizards, groupe de pop conceptuelle fondé par Cunningham, où évoluent des musiciens phares de la scène expérimentale britannique tels que Steve Beresford ou David Toop. On y retrouve également In Re Don Giovanni : une pièce dont l’idée était venue à Nyman en jouant au piano l’Air du Catalogue de Don Giovanni « à la manière de Jerry Lee Lewis » ; une pièce qui avait à l’origine – fait rarissime dans le cas d’un compositeur « savant » – été publiée sous forme de 45 tours, par le très branché label bruxellois Les Disques du Crépuscule, incluant en phase B un détournement de Webern. Sur cet album figurent également certaines figures phares de la scène free jazz, comme les saxophonistes Peter Brötzmann et Evan Parker… Il n’est guère étonnant que les premiers fans de Michael Nyman aient été issus, plutôt que des cercles classiques, de la mouvance new-wave et expérimentale qui se développait à l’époque. En 2004, Nyman dédiera d’ailleurs son trio avec piano The Photography of Chance à la mémoire de John Peel, mythique animateur de la BBC qui fut l’un des grands passeurs de la new-wave.
De manière générale, la sensibilité pop de Michael Nyman se retrouve dans l’usage récurrent de la basse électrique, qui transfigure la musique de Meurtre dans un jardin anglais tout autant que celle de La Traversée de Paris, ou encore le recours à l’amplification (pour ses trois premiers Quatuors à cordes notamment). Tout naturellement, il a collaboré régulièrement avec des musiciens issus de la scène « pop » au sens le plus large du terme, de Damon Albarn à Alva Noto en passant par Sting, mais aussi avec de nombreux artistes des musiques traditionnelles de tous les continents. Le folklore roumain – qu’il avait passé une année à étudier et collecter, en 1965 – irrigue par exemple plusieurs de ses pièces, notamment ses Quatuors n° 1 et n° 3 (1990), ou encore la bande originale de A Zed & Two**Noughtsde Greenaway (1985). Mais c’est le cas aussi des musiques traditionnelles indiennes, qui lui inspireront son*Quatuor n° 2(1988) autant que Three Ways of Describing Rain (avec les chanteurs Rajan et Sajan Mishra,* 2003). Si le terme n’était aujourd’hui si galvaudé, Nyman pourrait bien être l’un des pères du « crossover ».
Epilogue : un musicien cinéaste
Et si, après avoir composé sur des images (façon de parler, puisque s’agissant de Greenaway en tout cas, il a toujours conçu sa musique sans avoir rien vu du film concerné), Nyman était en train de devenir un compositeur d’images ? Lui qui, au sujet de La Leçon de piano, disait avoir voulu créer une « scénographie acoustique » laisse de plus en plus s’épanouir en effet, depuis les années 2010 – et notamment le film NYman with a Movie Camera, en référence à L’Homme à la caméra, révolutionnaire film muet de Dziga Vertov (1929), pour lequel il avait déjà en 2002 composé une bande-son –, ses talents de cinéaste, de photographe, de collecteur d’images d’archives et de monteur, au fil d’installations multimédia associant musique et images de sa composition, et intégrant toujours de nombreuses citations cinématographiques. Au sujet de War Work: 8 Songs with Film, qui en 2014 associait images d’archives (toujours les « objets trouvés », les ready-made), vidéos de son cru et musique, Michael Nyman déclarait en 2017 : « Après avoir terminé War Work, je me suis dit : si je meurs, c’est de ça que j’aimerais que les gens se souviennent. Je crois avoir écrit ma plus grande œuvre9. »
« Rien de ce que je fais en tant que compositeur ne me semble aussi excitant que trouver et capturer – et surtout monter mes films. Je crois que c’est la chose la plus créative que je fais », ajoutait le musicien, qui au siècle dernier citait l’opéra comme sa forme d’élection, et qui semble avoir trouvé dans cette sorte d’art total matière à régénérer complètement son art. Au printemps 2020, à Berlin, n’était la pandémie du Covid-19 et les annulations qu’elle a occasionnées, il aurait dû présenter son travail cinématographique, et notamment For John, Merce & Tacita From Michael, où Michael Nyman se filme (et se met en abîme) en train d’explorer, le lendemain de la mort de Merce Cunningham, une installation multi-écrans de la plasticienne Tacita Dean dans laquelle celle-ci dirige le danseur et chorégraphe dans une interprétation du*4’33’’* de John Cage… Et si, en fin de compte, c’était en termes cinématographiques qu’il convenait d’appréhender la musique de Michael Nyman – comme un art du cadrage (attirant l’attention sur des fragments, des détails de la mémoire musicale européenne), du mouvement et, surtout, du montage ?
- A ce sujet, on se reportera à « Y a-t-il un postmodernisme musical ? », leçon prononcée par Karol Beffa – selon qui Michael Nyman est « à classer résolument parmi les postmodernes » – au Collège de France en 2016, et librement accessible en ligne : https://books.openedition.org/cdf/4131?lang=fr . Voir également Jonathan D. Kramer, « The Nature and Origins of Musical Postmodernism », in Current Musicology n° 66, New York, Columbia University, 1999.
- L’intertextualité est au centre de l’ouvrage du musicologue gallois Pwyll ap Siôn, à ce jour l’unique monographie consacrée au compositeur : Pwyll ap Siôn, The Music of Michael Nyman: Texts, Contexts and Intertexts, Ashgate, Aldershot and Burlington, 2007.
- Pour reprendre le titre de la thèse de Michael O’Shaughnessy, « Romantic Minimalist**»: meaning and emotion in the film music of Michael Nyman, The University of Western Australia, 2010, cité in Keith Potter, Kyle Gann (éd.),The Ashgate Research Companion to Minimalist and Postminimalist Music, Routledge, 2013, p. 192.
- Michael Nyman, Experimental Music, Cage et au-delà , traduit de l’anglais par Nathalie Gentili, Paris, Allia, 2005.
- Pwyll ap Siôn (éd.), Michael Nyman, Collected Writings, Farnham: Ashgate, 2013.
- Cité par Pwyll ap Siôn, ibid.
- Jean-Pierre Dambricourt, 1998 : « L’épuisement de la musique/La saturation des pseudo-universaux dans les œuvres de Michael Nyman », in Costin Miereanu & Xavier Hascher (dir.), Les universaux en musique, Publications de la Sorbonne, Paris, 1998, pp. 307-321.
- Maartejn Beirens, The Identity of European Minimal Music, these de doctorat, Université de Louvain, Belgique, 2005, cité in Pwyll ap Siôn, The Music of Michael Nyman: Texts, Contexts and Intertexts, op. cit., p. xvi.
- Michael Nyman, entretien avec Chris Meigh-Andrews, mai 2017, consultable en ligne : https://www.meigh-andrews.com/writings/interviews/michael-nyman