Janus l’insatiable, ou les conciliations impossibles

par Max Noubel

Construction

L’enfance de Bernstein se déroule dans un milieu familial peu intéressé par la musique classique. Ce n’est qu’à l’âge de 14 ans qu’il assiste à un concert symphonique. Son univers musical est alors très hétéroclite. Il comprend aussi bien les jingles, les songs populaires et les musiques de danse diffusés à la radio que les chants en hébreu entendus à la synagogue. Toutes les musiques l’attirent, que ce soient les Rhapsodies hongroises de Liszt, qu’il commence à jouer à l’âge de 13 ans, les airs d’opéras de Bellini, le folklore tzigane ou des musiques plus triviales comme « Barney Google » de Billy Rose qu’il écoute sur un gramophone. Si la musique classique lui procure un réel bonheur qui ne cessera de s’accroître au fil des ans, il est tout autant attiré par le jazz qu’il pratique intensément dans de petits groupes amateurs.

À la différence de la plupart de ses ainés, Bernstein ne ressent pas l’impérieuse nécessité de parfaire sa formation musicale en Europe après ses études musicales à Harvard et au Curtis Institute de Philadelphie. Il renonce sans état d’âme à faire le pèlerinage à Paris pour suivre l’enseignement, pourtant très prisé, de Nadia Boulanger qui, pour Carter, Copland et bien d’autres, a joué un rôle si déterminant dans leur compréhension de l’art des grands maîtres du passé. C’est dans son propre pays qu’il poursuit sa construction musicale sans jamais ressentir le sentiment d’infériorité face aux figures intimidantes de la vieille Europe qui avait animé tant de compositeurs américains avant lui. C’est George Gershwin, dont il a découvert à l’adolescence Rhapsody in Blue dans un arrangement pour piano, qui s’impose d’emblée comme objet d’admiration. Rhapsody in Bluequi, à sa création en 1924 avait fait scandale en « dévoyant » la grande musique par l’intrusion d’éléments jazzy, deviendra, avec leConcerto en sol de Ravel, une de ses œuvres préférées qu’il jouera et dirigera du piano à maintes occasions.

La rencontre à l’automne 1937 avec Aaron Copland, dont il admire les Variations pour piano, lui ouvre d’autres horizons musicaux. Gershwin venant de disparaître prématurément, Bernstein trouve en Copland un modèle idéal de substitution qui va jouer le rôle de second père, de confident, d’ami intime et de conseiller. Les carrières des deux hommes seront dès lors étroitement liées. Copland aidera le jeune homme à trouver son style dans un paysage musical américain marqué par son propre apport, mais aussi par celui de figures imposantes comme celles de Roy Harris, Roger Sessions ou Virgil Thomson. Les rythmes latinos d’El Salón México (qu’il décrit comme le « Boléro américain ») donnent une saveur particulière à West Side Story. Les audaces rythmiques du Concerto pour piano se retrouvent dans maintes partitions. Mais ce sont surtout les ballets de Copland qui marquent considérablement Bernstein et lui révèlent ses propres dons pour ce genre. L’examen approfondi deBilly the Kid, RodeoetAppalachian spring l’incitent à composer une musique savante d’essence réellement américaine, accessible à un large public.

Bernstein commence à conceptualiser son approche de la musique américaine dans sa thèse de master écrite entre décembre 1938 et mars 1939 intitulée The Absorption of Race Elements into American Music dans laquelle il montre l’échec des anciennes générations de compositeurs pour intégrer des sources et des matériaux indigènes dans leur musique. Il leur oppose les réussites de Gershwin et de Copland qui sont parvenus à créer une musique authentiquement américaine en intégrant des éléments de jazz et de musique latino. Mais pour Bernstein, la nouvelle musique américaine ne doit pas simplement trouver son identité dans l’usage d’un matériau folklorique, mais dans la recherche d’un « esprit américain » que l’artiste doit être capable de trouver autour de lui, en écoutant ce qui « sonne américain » et en le transformant en termes musicaux. Cette approche subjective prendra corps dans l’univers sonore et la vitalité de la ville de New York que le composteur célèbrera dans des œuvres comme Fancy Free, On the Town, Wonderful Town, On the Waterfront et, bien sûr, West Side Story.

L’attirance pour les musiques populaires ne détourne pas Bernstein d’un art musical plus sophistiqué. Il compose notamment les recueils de mélodies plein d’humour I Hate music (1943) etLa Bonne Cuisine (1947), ou encore une Sonate pour clarinette et piano (1941-42). Malgré sa volonté affichée de dépasser les clivages entre le populaire et le savant, Bernstein est alors persuadé que sa place dans l’histoire de la musique du vingtième siècle ne peut être conquise que par la composition de musique « sérieuse », c’est-à-dire, avant toute chose, de musique symphonique.

L’univers symphonique

Bernstein s’est déjà imposé comme un chef d’orchestre au talent très prometteur lorsqu’il termine sa Symphonie n°1, Jeremiahen 1943. Dans cette œuvre à programme qui utilise des textes du Livre des lamentations de la Bible Hébraïque, il s’identifie au peuple juif et au sort terrible qu’il a connu en Europe sous le régime nazi. Cette empreinte de l’identité juive du compositeur transparaît dans toute l’œuvre et, plus particulièrement, dans le troisième mouvement « Lamentation » (avec mezzo-soprano solo), qui évoque le désespoir du prophète Jérémie devant la destruction de sa Jérusalem bien aimée. Bien que le compositeur ait affirmé de ne pas avoir utilisé de matériaux thématiques authentiques, les mélodies semblent dériver de chants pratiqués dans les synagogues. Mais, pour Bernstein, ce matériau aurait été choisi avant tout pour son pouvoir émotionnel et non pour sa portée purement religieuse. Déjà, dans cette approche, apparaît une constance de la musique symphonique de Bernstein : l’expression d’une spiritualité qui dépasse le cadre strict d’une religion et qui est véhiculée par un lyrisme intense d’essence romantique.

Composée entre 1945 et 1949, la Symphonie n°2, The Age of Anxiety, pour piano et orchestre, se réfère au poème éponyme de W. H. Auden, dont elle ne cherche pas à suivre la signification mais plutôt la forme générale, même si le compositeur a trouvé a posteriori des liens programmatiques. Cette attitude vis-à-vis d’un modèle littéraire, qui se manifestera pour d’autres œuvres programmatiques (par exemple Serenade (1954), d’après Le banquet de Platon) témoigne d’une certaine ambivalence à l’égard du sens véhiculé par la musique. Bernstein manifestera souvent son attachement au point de vue distancié de Stravinsky, pour qui la musique ne signifiait qu’elle-même, et montrera en même temps une forte inclination pour la vision romantique d’une musique porteuse d’un message. « The Age of Anxiety » est moins une symphonie qu’un concerto pour piano — un genre que Bernstein pratiquera par la suite sans le nommer avec la Serenade, pour violon solo, cordes, harpe et percussions et Halil (1981), « nocturne » pour flûte solo avec piccolo, flûte alto, percussions, harpe et cordes. Beaucoup moins unifiée d’un point de vue stylistique que « Jeremiah », « The Age of Anxiety » trouve son inspiration aussi bien chez Brahms et Rachmaninov (l’écriture concertante), que chez Hindemith (l’écriture fuguée) ou Britten.

La spiritualité visant à l’universel, mais inspirée initialement par la culture juive, que l’on trouvait dans « Jeremiah », est aussi au cœur de la Symphonie n°3, Kaddish, pour voix, chœur et orchestre (1963). L’œuvre s’apparente à un requiem (bien que la mort ne soit jamais explicitement nommée) — un Kaddish étant une prière de deuil récitée sur la tombe d’un défunt. La symphonie est un voyage spirituel en trois mouvements enchaînés, passant de l’ombre à la lumière en exprimant successivement l’inquiétude et le doute, la paix puis la jubilation. L’intensité expressive de la musique et sa théâtralité la rapproche de Jeanne au Bucher d’Honegger.

L’adhésion de Bernstein à la musique « sérieuse » trouve sa manifestation la plus exigeante et la plus austère, tant sur le plan spirituel qu’artistique, avec le ballet Dybbuk d’après l’ouvrage éponyme de Shalom Ansky. Composée en 1974, l’œuvre utilise des anagrammes quelque peu mystérieux ainsi que la numérologie comme un prolongement du potentiel métaphysique de la Kabbale. Ainsi, la technique sérielle (à laquelle Bernstein s’est essayé à diverses reprises malgré son peu d’attirance pour cet outil) est abordée d’une manière originale en traduisant des symboles kabbalistiques en nombres eux-mêmes reliés aux notes. En dépit de son programme, Dybbuk reste une œuvre abstraite, « spéculative » pourrait-on dire, qui témoigne, ici encore, d’une conception ambivalente du sens de la musique.

Le divertissant Concerto pour orchestre (1989), initialement intitulé « Jubilee Game » (1986), composé pour le cinquantième anniversaire de l’Orchestre Philharmonique d’Israël, constitue le dernier apport significatif de Bernstein à la musique d’orchestre. L’œuvre contient aussi un traitement « kabbalistique » du matériau auquel s’ajoute des procédés étonnamment audacieux de la part d’un compositeur qui n’a jamais caché son hostilité à la musique expérimentale. Il incorpore en effet des éléments aléatoires ainsi que de l’improvisation, et demande aux musiciens de crier ou de murmurer en hébreu le nombre 50.

Sur les planches

C’est au théâtre que le jeune Bernstein, alors étudiant à Harvard, trouve un moyen d’expression idéal. Il monte en 1935 une parodie de Carmen et une production amateur de The Mikado et, l’année suivante, de H.M.S. Pinafore de Gilbert et Sullivan. Il compose également la musique de scène d’une production des Oiseaux d’Aristophane. Après avoir assisté en 1938 à une représentation de The Cradle Will Rock de Marc Blitzstein — une œuvre fortement engagée, véritable plaidoyer pour le syndicalisme — qui le marque profondément, il décide de produire à son tour cette comédie musicale. Après Copland, Blitzstein a été la rencontre la plus importante des années de construction de Bernstein. Il reprendra à son compte dans ses œuvres scéniques certaines particularités de The Cradle Will Rock : l’utilisation d’une langue américaine dénuée de tout artifice et portée par des mélodies simples, l’art de la parodie des styles et des compositeurs du passé qui sera, par exemple, au cœur de l’opérette Candide, et une atténuation de la frontière entre expression populaire et savante.

En juin 1939, Bernstein s’installe à New York. Il y mène une vie d’artiste bohème, plus séduit par l’effervescence de Greenwich Village, la vie nocturne de Harlem et l’exubérance de la jeunesse de Time Square que par l’atmosphère plus intellectuelle d’Upper West Side où réside Copland. Il se lie d’amitié avec les membres de la troupe The Rewiers (composée d’Adolf Green, Judy Holliday et Betty Comden) dont les spectacles, qui connaissent un franc succès au Village Vanguard Club, le fascinent. En 1943, il fait également une rencontre décisive en la personne du danseur et chorégraphie Jerome Robbins, alors membre de l’American Ballet Theatre. La collaboration étroite avec Green, Comden et Robbins, a été un facteur déterminant de la réussite exceptionnelle de Bernstein dans le domaine de la danse et de la comédie musicale.

Ballets et comédies musicales

Fancy Free (1944), première collaboration de Bernstein et de Robbins, renouvelle le genre du ballet non seulement grâce l’originalité de l’argument (trois marins en permission à terre pour 24 heures cherchent à séduire trois filles par une chaude nuit d’été new-yorkaise), mais aussi grâce à la vitalité de la chorégraphie et de la musique. Bernstein se détache du modèle coplandien en supprimant toute référence à l’Ouest américain. Il adopte au contraire un style musical délibérément urbain où tout sentimentalisme est écarté au profit d’une expression directe de la joie de vivre et du désir, traduits notamment par une écriture rythmique particulièrement tranchante. Composé deux ans plus tard, Facsimile (1946) reprend les ingrédients qui avaient permis le succès exceptionnel de Fancy Free, tout en abandonnant le ton de l’insouciance en faveur d’un climat plus sombre traduisant la difficulté des relations entre hommes et femmes.

Les qualités musicales, dramaturgiques et chorégraphiques de Fancy Free se retrouvent dans la comédie musicale On the Town (1944) (livret et lyrics de Comden et Green) qui explore à nouveau le thème des trois marins en permission conçu par Robbins. Le raffinement de l’écriture musicale, le charme naturel des songs et le caractère dansant insufflé par le jazz qui innerve toute l’œuvre, donnent une nouvelle fraîcheur à un genre alors en déclin. Bien que la réussite de On the Town ait été unanimement saluée par la critique, il faut attendre neuf ans avant que Bernstein ne revienne vers ce genre. Wonderful Town (1953) (lyrics de Comden et Green) d’après My Sister Eileen de Ruth McKenney, précédemment adapté avec succès au théâtre (deux sœurs qui ont quitté leur Ohio natal s’installent à New York et décident de conquérir la ville), parvient à un équilibre parfait entre un langage « vernaculaire » fait de mélodies simples, élégantes et facilement mémorisables et un langage plus sophistiqué utilisant abondamment des rythmes irréguliers. Si le critique Olin Downes a dit lors de sa sortie que l’inépuisable pulsation de Wonderful Town « est caractéristique de son époque agitée et de son environnement nerveux »1, ce jugement peut aussi s’appliquer à West Side Story (1957) (livret d’Arthur Laurents, lyrics de Stephen Sondheim), le chef-d’œuvre incontesté de Bernstein. Mais dans cette transposition moderne de Romeo et Juliette imaginée par Robbins, où s’affrontent deux bandes rivales des bas-quartiers de New York (des Portoricains, les « Sharks », contre des « Blancs », les « Jets »), l’énergie rythmique traduit désormais la tension des relations amour-haine et une violence à peine contenue. En portant la comédie musicale au niveau du drame shakespearien, Bernstein transcende le genre et lui donne une dimension opératique inconcevable jusqu’alors. Considérée à l’époque de sa création comme une œuvre audacieuse tant par sa critique sociale que part son mélange de genres musicaux, West Side Story est aujourd’hui un classique joué dans le monde entier au même titre que Carmen ou La Traviata. En 1976, pour célébrer à sa façon le bicentenaire des États-Unis, Bernstein revient à la comédie musicale avec 1600 Pennsylvania Avenue (le sujet est la Maison Blanche et ses occupants de 1800 à 1900 vus principalement à travers les relations raciales). Sans les collaborateurs qui lui avaient assuré ses plus grands succès, Bernstein ne parvient pas à conquérir le public et subit un des plus gros échecs de sa carrière.

Opéra / opérette

La quête de légitimité a inévitablement conduit Bernstein à s’attaquer au genre noble par excellence : l’opéra. Ici encore, la position du compositeur est ambivalente. Trouble in Tahiti (1951), sur un livret de Bernstein, est un drame amer et ironique qui, à la manière d’une pièce de Strindberg, met en scène un couple désenchanté de la « middle class » américaine qui ne se comprend plus et n’arrive plus à retrouver le bonheur passé. Au lieu d’élever les personnages au rang d’archétypes, Bernstein les maintient dans leur condition de gens ordinaires en leur faisant parler le langage de tous les jours, et en les plongeant dans un univers musical hétérogène où la légèreté divertissante de Broadway vient contrebalancer l’intensité dramatique propre à l’opéra. En 1983, Bernstein compose une suite avec A Quiet Place, sur une livret de Stephen Wadsworth qui sera habilement révisée pour insérer Trouble in Tahiti sous la forme d’un flashback placé au second acte.

Candide, d’après Voltaire (1954-56), qui se veut une opérette comique, est en réalité une parodie hautement sophistiquée d’opéra. Le fameux air de Cunégonde « Glitter and Be Gay » fait référence à l’air des bijoux de Faust, tandis que les commentaires du chœur pendant l’air de la syphilis « Dear Boy » de Pangloss sonnent comme du Gilbert et Sullivan. Les nombreuses danses venues d’Europe (gavotte, polka, valse, écossaise…) qui parcourent l’œuvre atténuent l’« américanité » de l’ouvrage marquée, ici encore, par l’influence de Broadway. Mais Candide est aussi une œuvre subversive conçue par Bernstein et sa librettiste Lillian Hellman comme une riposte à la politique jugée hypocrite et complaisante d’Eisenhower, et surtout aux dérives totalitaires du maccarthysme. La scène de l’Autodafé est clairement une allusion aux interrogatoires menés par les commissions d’enquête anti-communistes qui avaient inquiété tant d’artistes américains, notamment entre 1950 et 1954.

L’éclectisme œcuménique

Depuis ses années d’études à Harvard et sa rencontre déterminante avec Marc Blitzstein, Bernstein a toujours été un artiste engagé. Outre sa dénonciation du maccarthysme, il a soutenu les droits civiques aux côtés de la gauche américaine et pris clairement la défense des Black Panthers. Avec Mass (1970-71) sous titrée « une pièce de théâtre pour chanteurs, acteurs et danseurs », qui tient plus de l’oratorio mis en scène que de la messe, il manifeste son opposition à la poursuite de la guerre au Vietnam. Le message pacifiste passe ici par une tentative de fusion, non seulement des différentes traditions religieuses (catholique et juive), mais aussi des différents styles et genres musicaux allant de la musique classique tonale au rock, en passant inévitablement par Broadway. Comme dans la Symphonie n°3, Kaddish, dont Mass se veut un prolongement, le doute envers l’action positive du Dieu est fortement exprimé avant que ne s’opère, une « réconciliation » finale par la foi retrouvée. L’éclectisme musical, que Bernstein a toujours revendiqué comme étant non seulement la marque de son propre style, mais également une caractéristique de la musique américaine, se veut ici un moyen de faire tomber les frontières tant géographiques que culturelles dans une communion collective où le recueillement et l’exaltation jubilatoire finissent par vaincre la douleur et les craintes.

Si Mass a été critiquée à sa création — œuvre blasphématoire pour les catholiques et trop traditionnelle pour les défenseurs de la musique d’avant-garde radicale —, elle s’est s’imposée par la suite comme une œuvre « œcuménique » tant sur le plan religieux que musical, tout en restant, paradoxalement, représentative des manifestations artistiques quelque peu iconoclastes de l’ère post-Woodstock aux côtés d’œuvres comme Hair ou Jesus Christ Super Star.

Le chef d’orchestre

Tout a été dit, ou presque, sur la prodigieuse carrière de celui qui fut le premier chef américain à prendre la direction d’une des grandes phalanges du pays (l’Orchestre Philharmonique de New York de 1958 à 1969) — un privilège réservé jusqu’alors à de prestigieuses figures venues du Vieux continent. Les innombrables enregistrements faits avec le Philharmonique de New York pour CBS, puis les vidéos des concerts avec le Philharmonique de Vienne pour Deutsch Grammophon témoignent d’un engagement artistique total qui envoûtait autant les musiciens que l’auditoire. Ses interprétations passionnées des symphonies de Mahler, pour ne citer qu’elles, ont marqué l’histoire de la direction.

Comme pour Gustav Mahler ou Pierre Boulez, le chef d’orchestre a servi le compositeur autant que le compositeur a servi le chef d’orchestre. Bernstein disait d’ailleurs que lorsqu’il dirigeait, il s’imaginait en train de composer l’œuvre qu’il avait en face de lui. On rend cependant moins souvent hommage au serviteur de la musique de son temps. Bernstein ne cachait pas ses préférences et donna une large place aux compositeurs américains qui partageaient ses choix esthétiques. Copland, en premier, mais aussi tous les grands compositeurs américains n’ayant pas renoncé à la tonalité. Marc Blitzstein, Roy Harris, Virgil Thomson figurèrent ainsi souvent dans les programmes du New York Philharmonique et furent souvent joués dans les tournées à l’étranger. La jeune génération ne fut pas non plus délaissée. Bernstein joua aussi un rôle fondamental dans la redécouverte des pionniers de la musique américaine et, tout particulièrement, de Charles Ives dont il créa la Symphonie n° 2 en 1951. Mais il programma aussi des œuvres de compositeurs américains d’avant-garde comme John Cage ou Milton Babbitt. La musique moderne européenne fut traitée de la même façon. Dans le vieil affrontement artistique qui opposait les partisans de Schoenberg à ceux de Stravinsky, Bernstein prit le partie du Russe dont il admirait Le sacre du printemps. Il fit un sort favorable aux compositeurs qui l’avait influencé ou avec lesquels il se sentait des affinités comme Britten, Poulenc, Sibelius ou encore Chostakovitch. Durant sa longue carrière, il assura un nombre non négligeable de créations mondiales parmi lesquelles figurent des chefs-d’œuvre de la musique de la seconde partie du vingtième siècle telles que, entre autres, la Turangalîla-Symphonied’Olivier Messiaen en 1949, ou le Concerto pour orchestre d’Elliott Carter, en 1970.

Le pédagogue

Bernstein considérait que les différentes activités musicales qu’il menait de front avaient toutes une portée pédagogique. Cet intérêt pour la transmission des émotions comme des savoirs musicaux s’accompagnait d’un sens inné de la communication et d’un charisme exceptionnel dont témoignent, outre les répétitions avec les orchestres, ses nombreuses émissions musicales pour la télévision : les 7 programmes musicaux Omnibus (1952-1961), puis la série des 53 concert-lectures, réalisés avec la complicité de l’Orchestre Philharmonique de New York et d’invités prestigieux, intitulés The Young People’s Concerts (1958-1972), diffusés par CBS depuis le Lincoln Center à partir de 1962. Grâce à ces émissions qui connurent un énorme succès, Bernstein permit à des millions de personnes, non seulement de découvrir un répertoire musical jusqu’alors réservé à un public bourgeois, mais également de comprendre l’esthétique des compositeurs et les courants et genres musicaux à différentes périodes de l’histoire. L’ambition d’élever les esprits en les confrontant au génie musical apparaît par exemple dans l’Omnibus « Bernstein Explains Beethoven’s Fifth » (14 novembre 1954) où il montre le processus créatif du premier mouvement de la Cinquième symphonie de Beethoven à partir des esquisses du compositeur.

Mais toutes ces prestations télévisées ont été aussi pour Bernstein une tribune pour la diffusion de ses propres orientations esthétiques et pour la défense de ses convictions. La question du sens de la musique est abordée dès le premier épisode « What Does Music Mean ? », (18 janvier 1958) de The Young People’s Concerts et celle de l’identité de la musique américaine dans l’épisode suivant « What is American Music ? » (1er février 1958). Dans l’Omnibus « The American Musical Comedy », il établit un pont entre musique populaire et musique savante en rapprochant la comédie musicale du Singspiel mozartien, en se référent tout particulièrement à La Flûte enchantée. L’importance primordiale qu’il accorde au jazz dans sa musique se manifeste clairement dans l’Omnibus « The World of Jazz » (16 octobre 1955) à la fin duquel il crée, avec Benny Goodman en soliste, sa pièce Prelude, Fugue and Riffs initialement composée pour Woody Herman en 1949.

Les six « Norton Conferences » données par Bernstein à Havard en 1973, et éditée sous le titre The Unanswered Question, furent l’occasion pour Bernstein de revendiquer son attachement à la tonalité dont, selon lui, l’indéniable suprématie sur les autres systèmes, et notamment sur le système dodécaphonique, tenaient à son caractère universel et à son édification à partir de lois naturelles. Bernstein construit son argumentation en se référant aux travaux de Chomsky sur la linguistique et en tentant de démontrer qu’il y aurait une grammaire musicale innée comparable à celle permettant à tout être humain d’utiliser un langage.

Janus

Toute sa vie Bernstein a lutté sans relâche pour concilier des désirs et des aspirations contradictoires. Alors que tout lui réussissait dans le domaine de la musique de divertissement, il n’a cessé de chercher la reconnaissance dans le domaine de la musique savante qui pouvait lui assurer le respect de ses pairs. La volonté de conquérir un large public en restant dans des modes d’expression populaires et le souhait de répondre à des exigences plus élitistes, et donc inévitablement plus marginales, ont transformé Bernstein en un Janus infatigable et insatiable dont chacune des deux têtes regarde avidement d’un côté de l’Atlantique. L’une, au visage dionysiaque, s’enivre des rythmes frénétiques du jazz et de l’énergie optimiste des musicals de Broadway. L’autre, aux traits apolliniens, cède à l’envoûtement des grandes œuvres romantiques. Bernstein n’a jamais su ni même voulu choisir entre sa carrière de chef d’orchestre et celle de compositeur. Avec une détermination sans faille, il est parvenu à égaler et même dépasser Dimitri Mitropoulos et Serge Koussevitski, ses maîtres vénérés. Avec la même détermination, il a su s’inscrire dans la lignée des George Gershwin et Aaron Copland et à atteindre leur immense notoriété. Il s’est identifié à Gustav Mahler, adulant le compositeur autant que chef d’orchestre et, tout comme lui, a conquis New York l’aventureuse et Vienne la conservatrice. La carrière de compositeur de Bernstein n’a jamais été rectiligne, mais au contraire sinueuse, faites de volte-face, de choix apparemment contradictoires, de périodes d’intense activité créatrice alternant avec des moments de mise au second plan de la composition au profit de la carrière du chef d’orchestre. Il se dégage pourtant de cette œuvre prolifique une authenticité et une puissance expressive qui a su toucher un large public.


  1. Cité dans Joan PEYSER, Leonard Bernstein, Bantam Book, Transworld Publish, 1988, p. 192.
© Ircam-Centre Pompidou, 2015


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