Parcours de l'œuvre de James Dillon

par Pierre Rigaudière

James Dillon a tôt mis en avant son statut d’autodidacte. On cherchera vainement en effet, dans l’historique de sa formation plutôt atypique, un rapport de disciple avec un professeur de composition. Un tel contournement de la voie académique se révèlera déterminant, et sa revendication apparaît dès l’origine comme un désir de se poser en outsider. Outsider, l’Écossais Dillon l’est déjà par son origine géographique. Il a grandi dans l’environnement musical des ensembles de cornemuses, du Ceòl Mór (littéralement « grande musique », répertoire classique pour cornemuse des Highlands écossais, musique d’art par opposition à la musique de danse Ceòl beag) et a été bercé par le Puirt a beul (« musique de bouche ») de sa grand-mère. De cette immersion dans la tradition musicale écossaise il est tentant de pister les résurgences stylisées dans ses œuvres, même si le risque de surinterprétation des indices n’est pas mince.

Outsider, James Dillon l’est aussi par une position esthétique qui dissuade l’observateur de voir en lui le continuateur d’une tradition anglaise ayant culminé avec Britten. Le proverbe selon lequel « nul n’est prophète en son pays » lui va comme un gant : reconnu en Europe depuis les années quatre-vingt, il est resté longtemps ignoré au Royaume-Uni où, devant l’insistance de musicologues et de critiques convaincus, on commence depuis une quinzaine d’années à l’envisager comme l’un des compositeurs les plus marquants de sa génération. En dépit de ses efforts pour affirmer son indépendance, Dillon a vite été assimilé au courant de la « New Complexity », dont il s’est toutefois tôt démarqué, et auquel il n’est plus pertinent aujourd’hui de l’associer. Certaines similitudes entre les parcours de Brian Ferneyhough et de James Dillon suggèrent, du reste, un terreau commun : la découverte de la musique via les pratiques populaires, fanfares et brass bands pour le premier, folklore et rock pour le second. Mais les démarches diffèrent nettement, comme l’a pointé Célestin Deliège en distinguant entre la complexité « par vocation » de Ferneyhough et celle motivée par une recherche de nature ésotérique chez Dillon, en même temps qu’il pointe chez le second un discours théorique moins consistant et riche en « métaphores poético-scientistes1 ». On peut voir dans ce « scientisme » l’influence de Varèse et de Xenakis, volontiers évoquée par le compositeur lui-même. Comme le premier, il s’intéresse à l’alchimie, alors qu’il est sensible comme le second, bien que dans une mesure moindre, aux modèles scientifiques. Son implication au début des années soixante-dix en tant que technicien de laboratoire à l’Imperial College, où l’on travaille à l’analyse de résultats expérimentaux produits par les accélérateurs de particules du CERN, au moment de la découverte du quark, alimentera sa réflexion sur les rapports entre nature et culture, ainsi que son désir de faire cohabiter le structuralisme et la métaphysique, tant il est manifeste que pour lui, l’investigation scientifique déborde le cadre des considérations sur la matière.

Densités

Les premières œuvres de Dillon attestent de la prédilection du compositeur pour les soli instrumentaux. D’entrée de jeu, le court Dillug-Kefitsah pour piano (1976) – dont le titre se réfère directement au Livre de la combinaison, où Abraham Abulafia traite au XIIIe siècle « du saut et du bond », méthode de passage par des règles souples d’un concept à un autre –, témoigne de l’intérêt du compositeur pour les traditions hermétiques et numérologiques juives de la Kabbale – auxquelles il a été sensibilisé par le peintre Robert Lenkiewicz – en même temps qu’il peut passer pour la revendication sécessionniste d’un jeune compositeur. Une relation y est instaurée entre une idée ou un concept et sa transposition musicale, ici une dizaine de changements de cap vers des matériaux chaque fois distincts. Viendront Crossing Over pour clarinette (1978), allusion au phénomène génétique de croisement et donc de recombinaison des gènes dans un chromosome, puis Ti.re-Ti.ke-Dha (1979) pour batterie solo. Là, bien que le titre renvoie sans équivoque aux onomatopées rythmiques du bol de la musique hindoustanie étudiée en 1972 avec la sitariste Punita Gupta, c’est le matériau du rock qui domine à travers des formules rythmiques idiomatiques de l’instrument, mais utilisées comme à contre-emploi, à l’encontre de toute pulsation régulière, dans un discours fragmenté et imprévisible.

Alors que Parjanya-Vata pour violoncelle (1981) confirme l’intérêt pour la civilisation de l’Inde, mais aussi le scientisme déjà évoqué, dont la coloration ésotérique transparaît dans l’évocation des éléments, …Once Upon a Time (1980) témoigne de la perméabilité du compositeur à l’influence du jazz ; une section initiale laisse se déployer sur tenues de cuivres une intervention de la contrebasse, une cadence de la flûte et un passage avec cor solo qui présente lui aussi des inflexions jazzy, comme si chacun de ces instruments jouait à tour de rôle son chorus. S’y fait jour la prédilection de Dillon pour une flûte soliste, exploitée plus avant dans Sgothan et son pendant pour piccolo, Diffraction, deux pièces composées en 1984, où il est tentant, sur la base de leur forte exigence de virtuosité, de voir l’empreinte laissée par Unity Capsule, Cassandra’s Dream Song et la coïncidence avec l’exact contemporain Carceri d’Invenzione IIb de Ferneyhough. En même temps que s’y manifeste la double influence de Varèse et de Xenakis – même si Dillon se montre circonspect sur l’aspect par trop gestuel de sa musique des années soixante-dix – se cristallisent dans Once Upon a Time certains traits qui peuvent être considérés comme les constantes du langage de Dillon : la stratification rythmique, obtenue par superposition de divisions complexes du temps, sert une polyphonie intégrant le quart de ton et prenant souvent l’aspect d’un tissu à la fois dense et mouvant, matériau privilégié par le compositeur. À la même époque, dans la partie vocale de Come live with me (1981), étant donné l’environnement textuel de dix versets du Cantique des Cantiques chantés en hébreu, la présence de glissandi micro-intervalliques peut évoquer tout à la fois la cantillation hébraïque et la musique gaélique. Quel que soit l’effectif, de l’instrument solo jusqu’à la grande formation orchestrale, transparaît une pensée largement contrapuntique dans laquelle prime l’essor individuel des lignes, même lorsque celles-ci ont des contours très abrupts – pensée tendue néanmoins vers la construction d’une « qualité de son » globale.

La conception formelle de la musique de Dillon, depuis le Quatuor à cordes (1983), privilégie un discours non linéaire dont les éléments constitutifs se recouvrent et tissent un réseau complexe d’interactions et de recouvrements partiels, résultat d’une scrupuleuse élaboration pré-compositionnelle. Pour Dillon, l’intégrité de l’œuvre doit être justifiable – c’est ce que Richard Toop identifie comme le fondement « éthique » de sa musique2. Si l’on peut supposer qu’elle a entre autres vertus celle de légitimer aux yeux du compositeur son exigence de virtuosité à l’égard des interprètes, elle semble être avant tout être la condition première de la densité dont Dillon entend doter sa musique : « La densité d’un événement musical est directement proportionnelle à la densité de son organisation3. »

Cycles

Attiré par les constructions de grande envergure mais contraint par les commandes qu’il reçoit à des œuvres relativement restreintes en durée, Dillon a trouvé avec la conception de cycles un compromis satisfaisant. Le « triptyque allemand » est sous-tendu et unifié par l’analogie alchimique de la transmutation. Emprunt sibyllin à Rilke (« Und er gehorcht, indem er überschreitet» : « Et il obéit en ce qu’il transgresse »), le titre d’Überschreiten pour ensemble (1985-1986) renvoie à la notion de transgression, conçue par le poète comme une invitation à transcender l’immédiat, mais qui aussi doit ici être comprise comme l’expression d’une dualité ordre/chaos. L’ancrage spectral du début de la pièce est évident, même si Dillon affirme n’avoir guère été intéressé par la découverte de ce courant français : on en trouve la manifestation dans l’accord initial sur un mi enrichi de ses partiels harmoniques, puis dans la tension obtenue par ajout de partiels inharmoniques, et plus généralement, dans la transposition de la pensée électronique dans l’écriture orchestrale. Le compositeur emprunte à Xenakis le principe d’une architecture d’ensemble, mais refuse de sacrifier le détail de la ligne à la globalité de la texture. Le dessin de l’enveloppe des blocs (micro)polyphoniques aux cordes n’est pas non plus sans rappeler le Ligeti des années soixante. Inspiré par la traduction hölderlinienne de l’Antigone de Sophocle, Helle Nacht (1986-1987) est directement lié par son matériau à Überschreiten mais amplifie à l’orchestre les finesses d’une orchestration destinée à l’entourer d’une aura comparable, selon les termes du compositeur, à celle d’une « braise noire » ou d’une « matière si incroyablement dense qu’elle luit4 ». La complexité des textures et la forte individuation des voix vient de l’imbrication de strates entre lesquelles le compositeur cherche à induire un régime de « flux et reflux5 » né de la concurrence d’un premier plan en transition continue avec un arrière-plan ayant la régularité d’une grille. Ce phénomène engendre en quelque sorte un méta-rythme que Dillon distingue de la « modulation métrique » cartérienne puisque le processus ne se limite pas au mètre mais conserve une relation fonctionnelle avec les autres paramètres, séparément ou simultanément. Le troisième volet, Blitzschlag (1988-1996), combine les textures denses avec la virtuosité de la flûte soliste. Bien qu’autonome, Ignis noster pour grand orchestre (1991-1992) s’inscrit dans la sphère de ces trois œuvres. Son foisonnement ne laisse aucune place au vide et l’auditeur est invité, dans cette abondance d’information, à se constituer un parcours sélectif, déterminé par son degré d’attention et de disponibilité ; une telle forme de complexité, qui a non seulement à voir avec l’idée de profondeur conceptuelle mais présuppose aussi une écoute attentive, est la critique en même temps qu’une forme revendiquée de résistance à l’approche consumériste de la musique. Cette œuvre, issue d’une commande des « BBC Proms » atteste en même temps de la reconnaissance de son compositeur par l’establishment musical britannique.

Plus qu’un cycle, Nine Rivers, qui repose sur l’idée de relation complexe entre différentes œuvres, constitue une constellation de pièces (neuf dans le projet initial, étendu actuellement à onze) présentant des « symétries internes ». L’idée unificatrice du flux, liée là encore aux éléments naturels, emprunte la métaphore de la rivière, qui englobe aussi une réflexion sur le temps. Le compositeur cherche à y resserrer « la correspondance entre matière et énergie6 ». Élément fédérateur d’effectifs très variables, allant de six percussionnistes (East 11th St NY 10003) à un orchestre avec seize voix solistes et électronique (Oceanos), l’électronique est introduite à partir de La coupure (VI, 1989-2000), malgré les réticences formulées dans l’essai « Les instruments spéculatifs7 » quant à la possibilité d’une théorie du timbre et de la maîtrise de celui-ci par le calcul. Introitus pour cordes et électronique (VIII, 1989-1990), réalisé à l’Ircam, repose indirectement sur la théorie du chaos. En effet, Dillon y vise l’idéal d’une musique suspendue entre ordre et désordre, et la complexité de son écriture, qui sur le plan instrumental ou vocal se traduit par une grande virtuosité, n’est que le moyen d’une extrême mobilité, d’un état de non repos qui pourrait être comparé aux phénomènes locaux de turbulences qui caractérisent les flux dans le domaine de la physique. C’est par le cumul de tous les effectifs qu’Oceanos (1996) clôt l’ensemble.

Considéré par Dillon comme un « palimpseste » hautement virtuose de la pièce pour violon solo Del cuarto elemento (1988), Vernal Showers (1992) pour violon solo et ensemble de chambre doit son titre au poème The Nightingale de Samuel Taylor Coleridge, auteur auquel Dillon s’intéressait surtout pour son travail sur la notion de « structures réticulaires » (c’est-à-dire en réseau) alors qu’il composait le diptyque. Même si le matériau source, segmenté, amplifié et démultiplié, y est à peine reconnaissable, l’idée de sa réutilisation inaugure chez le compositeur un type de lien entre les œuvres qui relève davantage de la réécriture que du cycle. De conception cyclique justement, les trois livres de Traumwerk (1995, 2001, 2002) représentent un ensemble de trente mouvements où se mêlent des éléments hétérogènes représentant une réalité distordue par le rêve. Les cinq volumes du Book of elements pour piano (1999-2002) multiplient les références stylistiques et gestuelles à l’histoire du piano des XIXe et XXe siècle ; leurs pièces brèves, parfois aphoristiques qui seraient hétérogènes si elles n’avaient pas en commun les « fragments génétiques » du premier volume et n’étaient pas reliées par des parentés et des symétries de rapports proportionnels. Dans ce cycle, il s’agit de maintenir une directionnalité globale (telos), mais cependant « un réseau labyrinthique de références croisées est utilisé pour permettre l’émergence de multiples réflexions8. »
L’évolution des œuvres depuis 1995 permet d’observer le recours fréquent aux ostinatos, souvent entremêlés, aux éléments de répétition et de polarisation tonale, à l’homorythmie ainsi qu’à une pulsation plus explicite. Outre les œuvres déjà mentionnées, on vérifie aisément cette tendance dans Hyades (1998), The Soadie waste (2003), Philomela (2004, « Music/Theatre » en cinq actes) ou encore Andromeda (2005), qui renvoie lui aussi à l’archétype romantique du concerto pour piano tout en émaillant le discours, à la façon d’un montage cinématographique non linéaire, d’allusions stylistiques qui constituent autant de fausses pistes. Il est cependant important de préciser que cet aspect référentiel ne relève pas de la pratique du collage et qu’il n’est pas toujours prémédité. « Souvent, rappelle le compositeur, dans le processus de travail du matériau, des surprises apparaissent, peut-être des coïncidences qui ressemblent à quelque chose de familier, que je peux soit rejeter, soit accepter. J’essaie de ne pas les exclure si elles sont porteuses d’une certaine traçabilité, si elles peuvent s’inscrire de façon organique dans un flux9. »
Le Concerto pour violon (2000) suggère un lien entre certaines de ces caractéristiques et les allusions au folklore écossais (pulsation explicite, bourdon, doubles cordes idiomatiques du fiddle et ouverture de la structure), déjà sensible dans A roaring flame (1982) ou Siorram (1992). La navette (2001) fait partie des rares œuvres – les autres sont plus tardives – qui comportent effectivement des citations. Via Sacra (1999) apparaît comme un tournant, mettant un terme à une série de pièces orchestrales particulièrement complexes. Le compositeur y revient à une écriture plus traditionnelle de l’orchestre à laquelle l’influence du Stravinsky de Petrouchka, plus exactement sa technique de stratification orchestrale, n’est pas étrangère. La relative simplification du discours y répond à l’idée d’organiser chaque mouvement selon la prédominance d’une idée simple (par exemple installer une pulsation ou faire évoluer une note polaire dans différents registres), qui n’implique évidemment pas une écriture simpliste.

Ses œuvres récentes confirment le goût de James Dillon pour les grandes formes articulées en polyptiques. « En travaillant principalement en cycles, séries et triptyques, explique-t-il, j’ai tenté de me confronter au format fatigué du concert, et ce sans recourir à des gadgets10. » Si le compositeur se réfère explicitement aux grands retables de la Renaissance, ce n’est « pas dans un sens illustratif » mais plutôt pour poser un « cadre d’écoute11 ». Pourtant, outre ce cadre, la référence picturale suggère également une réflexion sur l’articulation, le montage, ainsi que sur une forme de simultanéité, bien que le concept semble a priori hors-champ lorsqu’il est appliqué à la musique, et sur la continuité qui peut s’établir dans la discontinuité. Bien qu’il relève de la catégorie du diptyque, le couple de pièces Physis I & II (2007) n’en porte pas explicitement la mention dans son titre, et le compositeur semble avoir hésité à autoriser l’exécution du premier volet. Le second est autonome, et on y note l’utilisation d’un ample effectif orchestral comme un réservoir permettant de multiplier les combinaisons et les teintes. Même si Physis II comporte des sections contrastantes faites d’incises instrumentales rapides et fragmentées, son socle est essentiellement constitué de blocs harmoniques qui, dans leur minéralité, évoquent l’univers musical d’un Hugues Dufourt. Le titre, qui renvoie pour le compositeur aux philosophes présocratiques, est à interpréter dans le sens d’un processus qui relève de l’avènement, de l’accession à un état d’existence physique, donnant lieu musicalement à une série de variations d’un objet qui pourtant n’est jamais clairement établi, l’accent étant mis sur l’émergence et la transformation dans la répétition12.
La série des triptyques est majoritairement consacrée à la formation de l’ensemble de chambre et présente comme point commun une tendance au morcellement du discours en sections souvent assez brèves et clairement délimitées par des césures. The Leuven Triptych (2009) est sous-tendu par la vision artistique de Rogier van der Weyden, qui se manifeste par des fragments de textes chuchotés puis parlés en latin, et de façon marginale en français. L’effectif inclut une guitare électrique qui se voit confier une brève intervention à la connotation rock, ainsi qu’un clavier électronique. Au-delà d’une brève allusion à la polyphonie franco-flamande motivée par le sujet de la pièce, on note là encore de fréquents changements de caractère, qui vont de pair avec un jeu sur la transformation d’éléments récurrents. Concomitant au Oslo/Triptych (2011), The New York Triptych (2011-2012) implique un effectif plus léger (3 cordes, trois vents, piano et percussion) propice à un discours musical très mobile, parfois proche d’un style pointilliste qui n’exclut cependant pas, à la fin de la pièce, la répétition en boucle d’un motif. C’est cependant avec Tanz/haus: triptych 2017 que culmine cette série. L’une des idées forces de ce triptyque est celle d’un axe entre stase et mouvement qui permette non seulement de passer graduellement d’un état à l’autre, mais d’instaurer, sinon des paradoxes musicaux, tout du moins une ambiguïté entre une stase innervée, faite en l’occurrence de tremblements, et des textures en mouvement d’apparence statique, « comme les rayons d’une roue qui tourne13 ». Une ambiguïté de même nature concerne la polyrythmie mise en place, qui peut être perçue comme la caractéristique globale d’une texture mais aussi, lorsque des voix émergent, comme le support d’une écriture contrapuntique. La fluidité de l’écriture rythmique peut rappeler la « modulation métrique » d’Elliott Carter, mais elle s’en distingue fondamentalement en ce qu’elle est organiquement associée au travail sur la texture et la dynamique. Par extension, le compositeur préfère construire une pièce à partir d’un réseau d’éléments interagissant les uns avec les autres plutôt que suivre une construction linéaire, et ce dans le but de produire un discours musical plurivoque. La présence de quarts de tons vise à déstabiliser la hiérarchie des relations d’intervalles mais peut aussi apparaître dans des configurations telles que des modes non tempérés. Elle n’est pas sans liens avec la présence de bourdons, qui a des précédents dans les œuvres antérieures mais est ici exacerbée. L’une des sources de cet attrait pour le bourdon est probablement l’intérêt du compositeur pour la musique indienne, devenu explicite dans certaines œuvres des années 1970 et 1980, mais ses expériences, antérieures, dans la musique de cornemuse écossaise constituent assurément un ancrage plus profond encore, cette double influence n’étant pas nécessairement consciente. Cependant, l’aspect référentiel du bourdon en tant que caractéristique forte de nombreuses musiques de tradition orale peut sembler secondaire, ce qui motive avant tout sa mise en œuvre étant la manière de « maintenir certains points de référence ou centres harmoniques et, d’autre part, l’instabilité subtile que l’on peut affecter à toute pédale ou tout bourdon14. » Quant à la partie électronique de Tanz/Haus, elle consiste essentiellement en du matériau enregistré, notamment la voix de Heidegger prononçant en 1952 une conférence sur les dangers de la technologie. Dillon considère que les sons préenregistrés « entrent dans deux catégories de base, “symbolique” et/ou “sonore” ; ils sont choisis soit pour leur trace référentielle, soit pour leur potentiel mnémonique15. »

Son dispositif plus léger oriente The Freiburg Diptych (2019) vers une virtuosité plus ostensible, qui semble cependant mise en scène par sa stylisation. Alternent les doubles cordes idiomatiques du violon et une mélodie aussi volatile que sinueuse, deux gestes dont le contraste compte pour beaucoup dans la dynamique de la pièce. Dans la seconde partie du diptyque, le jeu est volontairement hésitant et évolue vers intonation trouble. L’électronique installe un bourdon qui renforce le premier harmonique de la corde grave et se charge de sons pré-enregistrés, notamment de voix parlées. Domine, dans une forme qui intègre la répétition explicite, un mouvement de simplification et de stabilisation progressives.
Le compagnonnage avec le quatuor Arditti – Irvine Arditti est d’ailleurs le créateur et dédicataire du Diptych – a stimulé une impressionnante série de quatuors à cordes, le String Quartet No 4 (2005) étant le seul à avoir été créé par d’autres interprètes, en l’occurrence le Quatuor Diotima. Si le compositeur semble trouver son format de prédilection dans une durée comprise entre 10 et 20 minutes, le String Quartet No 6 (2010) s’inscrit dans la temporalité étendue qu’affectionne de plus en plus le compositeur. D’une écriture plus aride que celle des pièces orchestrales de la même période, chacun des trois mouvements prend la forme d’une mosaïque de brèves sections isolées par des silences intercalaires. La densité du flux est très variable, le discours étant articulé par une constante modulation de textures. Dès le String Quartet No 7 (2013), Dillon revient au format plus habituel mais conserve, entre autres caractéristiques saillantes, le morcellement du matériau, dont on observe cependant que sous son apparence hautement instable, il est organisé de façon duelle entre des éléments affirmés de polarisation, avec l’effet de bourdon qu’on a déjà signalé à plusieurs reprises, et de sporadiques et brefs mouvements mélodiques. Par comparaison au String Quartet No 8 (2017) le String Quartet No 9 (2018) paraît, au moins dans un premier temps, rythmé par une moindre diversification des textures. Dans les deux cas, une légère présence de microtonalité côtoie des passages à tendance diatonique ou modale. Assez proches par leur esprit autant que par leur matériau, les quatuors 7 à 9 forment une série homogène.

Genre assez peu pratiqué – présent notamment chez Lachenmann, Rihm et Dusapin –, le quatuor à cordes avec orchestre produit chez James Dillon, dans The Gates (2016), la rencontre de deux écritures. Celle de l’orchestre, plus opulente, présente des sections d’une consistance harmonique qui pourra évoquer, par bribes, Boulez, Messiaen, ou encore la façon dont Scelsi se focalise sur un pôle, les nuages de pizzicatos de Xenakis, les textures radiantes de Sibelius. Bourdons, fluctuations microtonales, pseudo-citations fantômes ou effluves de traditions folkloriques participent à de nombreux changements de climat sans pour autant compromettre une unité stylistique patente. Cette forme qui tient en quelque sorte de la frise historiée tend à brouiller au cours de sa progression le souvenir précis que l’on conserve de ses détails tout en suggérant l’organicité du fil qui les relie.
Sans qu’il soit aisé de déterminer si la conjonction d’une temporalité plus large et d’un recours accru à la polarisation tonale en est la cause ou l’effet, une musique plus sereine émane des œuvres récentes. On pourra notamment être frappé, au début de Stabat Mater Dolorosa (2014), par la façon dont une suite de poses harmoniques en relais d’accords évoque le climat extatique que cultivait Nono dans ses œuvres tardives. La guitare électrique y apparait principalement en tant qu’instrument de résonance et de continuum, assez proche en cela de l’usage du vibraphone. Des passages plus incisifs apportent le contraste et avec lui la dynamique formelle. À la différence de nombreuses figures dont les récurrences finissent par instaurer la perception d’un principe cyclique, la citation de l’œuvre de Pergolèse à laquelle se réfère le titre ne survient qu’une fois.
Projet emblématique de l’évolution récente du compositeur, Pharmakeia (2020) a d’abord existé sous forme de Circe (2017), son actuelle troisième partie, les autres mouvements ayant été développés dans un second temps. Le premier mouvement, Temenos, qui est aussi le plus long, multiplie avec une densité qui dépasse celles des pièces précédentes les gestes musicaux potentiellement évocateurs d’œuvres de contemporains ou de prédécesseurs, de genres et de styles émanant aussi bien des musiques de tradition orale qu’écrite, de musiques acoustiques ou électriques. La diversité et le nombre des idées musicales fait que leur cumul détermine progressivement une somme d’individus qui, en dépit de leur singularité, forment un groupe en mesure d’acquérir sa propre cohérence. Pour le compositeur, il s’agit avant tout de l’idée d’un flux caractérisé par « la densité et le rythme du changement16. » Il précise que « Temenos est initialement organisé en vingt-deux moments imbriqués, des segments de temps définis par la texture, le mouvement et la pulsation, caractérisés par l’angularité, le flux ou l’atmosphère17. » Le mouvement, comme l’ensemble de la pièce, consiste en des « constellations de matériaux, des vecteurs marqués par des intermèdes, des effacements, des fragments, des allusions qui viennent s’y nicher. La façon dont ils sont structurellement arrangés et réarrangés peut impliquer de travailler contre l’audibilité et la transparence, contre quelque chose de policé. C’est un terrain regorgeant de connexions cachées, d’impasses, de surprises et d’obscurités qui affleure18. » Circe est sans doute le mouvement qui propose la plus grande variété de situations harmoniques, et aussi le plus d’harmonies polarisées. C’est aussi là que le compositeur concentre une microtonalité qui vient brouiller l’intonation. L’ensemble de Pharmakeia gravite autour d’un pôle principal (Si bémol) et de pôles secondaires que le compositeur dit ne pas avoir planifiés, mais plutôt avoir senti se révéler et commencer à dominer certains aspects du matériau. L’orchestration reflète une volonté de clarté, une prédilection pour la vivacité des teintes et pour une forme de fauvisme sonore. Dillon n’utilise qu’avec parcimonie les techniques de jeu dites étendues, invoquant une certaine « lassitude face à l’orthodoxie du non-orthodoxe » et préférant le plus souvent rester « dans l’orbite de la résonance maximale19 ».

La forte charge référentielle de la musique de James Dillon, qui est particulièrement perceptible dans Pharmakeia, constitue une caractéristique forte de l’ensemble de sa musique. Si, comme on l’a déjà suggéré, elle ne relève pas du collage mais plutôt d’une ramification et d’une grande versatilité du discours, elle est évidemment traitée de façon consciente par le compositeur. Celui-ci considère qu’il est « très difficile d’échapper à la tyrannie de la mémoire culturelle, dans la mesure où aujourd’hui, la plupart des choses nous rappellent quelque chose d’autre, la contamination croisée des œuvres musicales étant une conséquence inévitable de la surcharge d’informations. » La question est donc selon lui de savoir « combien on laisse passer20 ». À ce titre, sa musique résulte de la jonction, et non de la synthèse, « entre différentes influences musicales vécues21 ». Il semble judicieux, aujourd’hui, de cesser d’associer le compositeur à une esthétique de la complexité. Les œuvres de Dillon sont complexes certes, car stratifiées et plurivoques, mais leur complexité n’est que la manifestation d’une exigence de l’écriture, et non une finalité en tant que telle. Le compositeur se définit comme un musicien instinctif, soucieux de laisser de la place dans le processus de composition à ce qui n’est pas délibéré. S’il invoque volontiers un certain « érotisme » du matériau, qui interagit avec une « comédie rythmique », c’est qu’il considère comme indispensable le pouvoir d’attraction qu’exerce la sensualité de ce matériau sur l’auditeur, condition d’une écoute impliquée, et par là même plus profonde. Il plaide en quelque sorte pour un réenchantement de la musique.


1. Célestin DELIÈGE, Cinquante ans de modernité musicale : de Darmstadt à l’Ircam, Mardaga, 2003, p. 830.
2. Richard TOOP, “James Dillon,” Grove Music Online, Oxford University Press, 2007. 
3. « Les instruments spéculatifs », dans J.-B. BARRIÈRE (éd.), Le timbre, métaphore pour la composition, Bourgois/Ircam, 1991, p. 292.
4. Cité dans Michael J. ALEXANDER, “The Changing States of James Dillon,” Contemporary Music Review 13, no. 1, (1995): 76, DOI:10.1080/07494469500640291. 
5. Cité dans ALEXANDER, “The Changing States of James Dillon,” 77. 
6. Keith POTTER, « A conversation with James Dillon », dans Peter O’Hagan (éd.), Aspects of British Music of the 1990s, Aldershot, 2003.
7. « Les instruments spéculatifs », dans J.-B. BARRIÈRE (éd.), Le timbre, métaphore pour la composition, Bourgois/Ircam, 1991, p. 292.
8. James Dillon, entretien écrit avec l’auteur, inédit, février 2019.
9. Ibid. 
10. Ibid. 
11. Ibid. 
12. Aby BLISS, « Discussions with Dillon », entretien réalisé dans le cadre du Huddersfield Contemporary Music Festival en 2014. Entretien accessible en ligne : https://issuu.com/hcmf/docs/james-dillon-interview (lien vérifié le 2 janvier 2024).] 
13. James Dillon, entretien avec l’auteur, inédit, février 2019. 
14. Ibid. 
15. Ibid. 
16. James Dillon, entretien avec l’auteur, inédit, Mai 2021. 
17. Ibid. 
18. James Dillon, entretien écrit avec l’auteur, partiellement publié dans le magazine de l’Ensemble Intercontemporain (https://www.ensembleintercontemporain.com/fr/2021/09/charmes-et-envoutements-entretien-avec-james-dillon-compositeur/).
19. James Dillon, entretien écrit avec l’auteur, inédit, mai 2021.
20. Ibid.
21. Ibid.

© Ircam-Centre Pompidou, 2012

sources

Texte révisé par l’auteur en 2022.



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