L’émancipation sonore du piano
Cowell apprit très tôt le violon et montra de tels dons qu’à l’âge de 9 ans, il maîtrisait suffisamment l’instrument pour que son père envisage de le faire jouer en public aux alentours de San Francisco. Il abandonna pourtant brutalement le maniement de l’archet pour pianoter librement sur les claviers du voisinage, avant d’acquérir, à l’âge de 13 ans, un vieux piano droit désaccordé. Il ne dompta pas ce piano, mais l’apprivoisa et le convertit en un formidable réservoir sonore. Les inventions pianistiques qui firent la célébrité de Cowell naquirent d’abord d’un besoin de satisfaire une exploration solitaire et ludique de l’instrument, sans avoir à se soucier de la bienséance musicale et des règles techniques conventionnelles. S’il est très difficile de reconstituer avec exactitude les dates de composition de ses innombrables et audacieuses œuvres composées dès l’adolescence, il est fort probable qu’un certain nombre d’entre elles découlaient d’improvisations et d’expérimentations au clavier qui furent retravaillées par la suite. Cette inventivité juvénile n’aurait pu s’exprimer aussi aisément dans un autre contexte que celui très particulier de Menlo Park, Californie, où il passa une enfance pauvre, mais jouissant d’une étonnante indépendance. L’éducation qu’il reçut de sa mère – une intellectuelle anarchiste réfractaire aux conventions et aux doctrines institutionnelles – fut un encouragement à rester libre, à bifurquer par des chemins de traverse chaque fois qu’un système de pensée risquait d’entraver cette liberté. Cowell eut épisodiquement quelques professeurs de piano, qui lui permirent de découvrir le grand répertoire pianistique européen. À l’automne 1916, il s’inscrivit à l’Institute of Musical Art de New York (ancêtre de la Juilliard School) dans le but d’étudier le piano, l’orchestration et le contrepoint, mais incapable de se plier aux méthodes d’enseignement et au conformisme de l’institut, il fut évincé en janvier 1917 et retourna dans sa Californie natale.
La musique pour piano, qui constituera jusqu’à la fin des années 1920 la plus grande partie de sa production, semble le miroir de ses émotions du moment. Elle trouve le plus souvent son inspiration dans un univers poétique que lui fournit l’environnement intellectuel de la communauté théosophique d’Halcyon, dans le comté de San Luis Obispo, Californie, qu’il fréquenta assidûment dans sa jeunesse. Beaucoup de ces pièces s’inspirent de mythes et de légendes irlandaises transmises par le poète mystique irlandais John Varian, pour lequel il composa la musique de The Building of Bamba, sorte d’opéra sur un mythe irlandais de la Création, terminé seulement en 1917. De cet événement ne subsiste que The Tides of Manaunaun (1912 ?), composé probablement cinq ans auparavant. Dès ce morceau apparaît une caractéristique de la musique de Cowell : la coexistence de la nouveauté, de l’audace et du commun, du conventionnel. De larges clusters joués dans le grave de l’instrument résonnant comme des cloches accompagnent une mélodie tonale très simple jouée en octaves. De même The Lilt of the Reel (1925) fait entendre de petits clusters chromatiques et de grands clusters diatoniques qui accompagnent une mélodie modale d’inspiration gaélique.
Cowell révolutionna l’approche du piano par l’utilisation de ses fameux clusters que le public californien put probablement entendre pour la première fois dans Adventures in Harmony (1913), lors de son premier concert professionnel, le 6 mars 1914, à San Francisco. Les techniques consistant à jouer avec la paume de la main, le poing ou l’avant-bras devinrent sa signature pianistique et lui ouvrirent les portes d’une carrière internationale de compositeur interprète qualifié d’extravagant par ses détracteurs et d’ultramoderne par ses défenseurs. Au-delà du parfum de scandale qui accompagnait ses performances atypiques nécessitant une forme nouvelle de virtuosité, Cowell s’imposa comme un artiste capable de proposer un répertoire authentiquement américain pouvant rivaliser d’audace avec les créations européennes les plus novatrices – un statut que seul son compatriote Leo Ornstein avait acquis avant lui. Dans des pièces hautement dissonantes et atonales, comme Dynamic Motion (1914) ou Tiger (1928), Cowell utilise une grande variété de clusters dont certains sont joués « silencieusement » afin de libérer les cordes des étouffoirs et laisser ainsi résonner les harmoniques. Les masses sonores puissantes qui parcourent les registres sur des rythmes martelés fortement syncopés ou répétés de façon motorique sont nettement d’inspiration futuriste. Le brouillage des hauteurs que provoque la saturation de l’espace sonore par les clusters introduit le bruit comme composante essentielle de la palette timbrique du piano. Seul Varèse, à l’époque, avait pris en compte le bruit en tant qu’élément musical.
Certaines œuvres pianistiques offrent des univers très variés comme les Nine Ings (1922), une série de miniatures évocatrices, où Cowell utilise notamment un contrepoint chromatique dans un rapport rythmique de 7:4 dans « Floating », la bitonalité dans « Frisking », une rudesse sonore bartókienne dans « Scooting », ou encore retrouve l’esprit des valses de Chopin dans « Fleeting ».
Si les pièces avec clusters sont considérées comme la quintessence de la musique pour piano de Cowell, elles ne doivent pas occulter l’autre apport majeur que fut le string piano, c’est-à-dire le jeu directement sur les cordes. Bien que la paternité en revienne probablement à Percy Grainger qui l’utilisa dès 1916 à la fin de la suite In a Nutshell, il revient à Cowell d’avoir largement exploité ce mode de jeu à partir de 1922. The Aeolian Harp (1923), comme son titre l’indique, utilise les cordes du piano comme une harpe. Le matériau, très simple, se compose d’enchaînements d’accords arpégés et des notes d’accords parfaits égrenées une à une. Une des pièces les plus novatrices pour l’époque est The Banshee (1925), sorte d’étude basée sur les propriétés timbriques des cordes du piano qui sont frottées et raclées. Les sonorités qui s’échappent de la table d’harmonie semblent parfois provenir d’instruments électroniques qui verront le jour bien des années plus tard. On ne peut passer sous silence une autre expérimentation : l’introduction d’objets sur ou entre les cordes du piano pour en modifier le son. Si Cowell n’exploita pas cette invention, elle inspira à John Cage le piano préparé qui devait voir le jour en 1938 avec Bacchanale.
La Dépression qui plongea l’Amérique dans le désastre économique fut fatale à la carrière pianistique de Cowell. À partir de 1933, les opportunités de se produire en concert devinrent de plus en plus rares. Le « phénomène » du piano moderne qui avait déclenché des réactions et des avis aussi opposés que passionnés, n’intéressait plus le public. Sa production pianistique s’étiola alors considérablement au profit d’une abondante floraison d’œuvres de musique de chambre ou pour diverses formations orchestrales. Les inventions pianistiques de Cowell eurent cependant un impact important sur la jeune génération de compositeurs américains. George Crumb fut sans doute un de ceux qui les explora et les développa le plus, notamment dans ses Makrokosmos.
Le théoricien visionnaire des « nouvelles ressources musicales »
Cowell prit rapidement conscience de la nécessité de donner un cadre théorique à l’exploration de l’univers sonore du piano. Le théoricien Charles Seeger, dont il suivit l’enseignement en composition à l’Université de Californie à Berkeley (1914-1917),l’encouragea à rationaliser ses idées guidées jusqu’alors par l’intuition et l’empirisme. Seeger lui enseigna l’art du « contrepoint dissonant », qui consiste à inverser les règles d’harmonie conventionnelles en considérant les intervalles dissonants (secondes, septième et triton) comme étant la norme, et les intervalles consonants (quatre, quinte et octave) comme étant l’exception, et à éviter les divisions binaires du temps. Cowell mit cette technique en application dès avril 1916 dans l’Andante sostenuto de son Quatuor à cordes n° 1 (« Quartet Pedantic») qui présente un fort degré de dissonance intervallique tant au niveau horizontal que vertical. D’autres œuvres témoignent de l’influence de Seeger parmi lesquelles Ensemble (1924), pour quintette à cordes, ou encore Polyphonica (1925), pour orchestre de chambre, qui mettent en dissonance divers types d’écriture (mélodique, harmonique et contrapuntique).
Cowell développa aussi son intérêt pour les sciences et les phénomènes vibratoires au contact du fils de John Varian, Russell, qui lui confia ses recherches sur l’audio bulb, un instrument pouvant produire des intonations justes et des quarts de ton. Il est probable que Cowell eut aussi accès à une traduction anglaise de l’ouvrage de Hermann von Helmholtz Die Lehre von den Tonempfindungen (1896) (On the Sensations of Tone as a Physiological Basis for the Theory of Music), ainsi qu’à Sound and Music (1873) de Sedley Taylor qui utilise des sirènes comme génératrices de hauteurs pour mesurer le phénomène acoustique – une expérience que Cowell reprit lui-même à Berkeley. Plus tard, en 1926, la visite à Prague du Département de musique en quarts de ton d’Aloïs Hába, ou celle, en 1929 à Moscou, du Département d’État pour la science et la musique, qui travaillait alors sur les harmoniques du son, lui permirent d’enrichir ses connaissances et d’étoffer ses théories.
Avec une stupéfiante maturité, Cowell entreprit la rédaction de son propre ouvrage théorique, dont l’écriture s’étendit principalement entre 1916 à 1919. Il ne fut édité cependant qu’en 1930 sous le titre New Musical Resources. Pour Cowell, la musique moderne ne pouvait plus se satisfaire de règles anciennes et obsolètes, et une approche systématisée des matériaux mis en relation les uns avec les autres s’imposait désormais. La solution se trouvait pour lui dans les lois immuables de l’acoustique et, plus précisément, dans les relations arithmétiques entre les composantes de la série des harmoniques.
Dans la première partie de l’ouvrage, « Tone Combinations » (« Combinaisons de sons »), Cowell inscrit ses concepts dans une perspective historique en montrant que les grandes étapes de l’évolution de l’harmonie ont été marquées par un compositeur de génie qui a imposé un niveau de dissonance jusqu’alors rejeté. Il analyse ensuite les rapports d’intervalles et de fréquences qui serviront de base à son exploration du rythme. S’appuyant probablement sur les expériences de Nikolaï Garbusov à l’Institut de musicologie de Moscou, il établit un tableau des harmoniques inférieures, comme reflet inversé des harmoniques supérieures. À partir de ces données, Cowell aborde la polyharmonie qu’il envisage comme un moyen de dépasser l’harmonie. Les notes d’un accord parfait majeur (qui correspondent aux première, troisième et cinquième harmoniques d’un son fondamental) sont considérées chacune à leur tour comme une fondamentale potentielle qui fournit, elle aussi, un accord parfait majeur. Une opération semblable est menée avec les harmoniques inférieures qui produiront une polyharmonie d’accords mineurs. L’étape suivante consiste à produire une nouvelle polyharmonie par la combinaison des harmoniques supérieures et inférieures, donc des tonalités majeures et mineures. Cowell ne mettra en application que rarement et très approximativement son concept de polyharmonie. On en trouve des exemples dans Maestoso (1926), Two Woofs (1928), pour piano, ou encore dans certains passages de Synchrony, pour orchestre (1929-1930), qui utilisent notamment les harmoniques inférieures pour constituer les accords.
La partie centrale de l’ouvrage « Rhythm » (« Rythme ») est de loin la plus révolutionnaire. Cowell considère que le domaine du rythme a été négligé par le passé et n’a pas été théorisé depuis le Moyen Âge. Il se propose d’y remédier en établissant un lien entre rythme et harmonie grâce aux rapports de fréquences des harmoniques. Ainsi, un accord dont les composantes vibrent dans un rapport de 4:5:6 peut être exprimé par des valeurs rythmiques correspondantes : quatre doubles croches, quintolet, sextolet. Les vitesses des différentes lignes mélodiques peuvent ainsi être définies par les rapports de fréquence des notes d’un accord, ce qui permet une nouvelle approche conjointe de la polyphonie et de la polyrythmie. Cowell avait mis en application ces concepts dans le Quartet « Romantic », pour deux flûtes, violon et alto (1915-1917) et le Quartet « Euphometric » (1916-1919), pour quatuor à cordes, d’une redoutable difficulté d’exécution. Le système traditionnel de notation des durées à partir de la division binaire de la ronde n’étant plus pertinent, Cowell établit une nouvelle notation des divisions de la « note entière » (la valeur la plus longue) en tiers, cinquième, septième et treizième de note qu’il utilisera dès 1917 dans Fabric, pour piano.
Pour jouer les rythmes très complexes générés par cette nouvelle conception, Cowell suggère de recourir au pianola. Conlon Nancarrow, qui fut très influencé par New Musical Resources, adopta cette solution pour pouvoir réaliser ses Études rythmiques à partir de 1950. Cowell collabora aussi avec Lev Theremin à la mise au point du Rhythmicon, un instrument permettant de jouer des polyrythmes complexes pour lequel il composa en 1931 son Concerto for Rhythmicon and Orchestra (Rhythmicana). Cependant, déçu par les possibilités trop restreintes de cet instrument, il ne poursuivit pas son exploitation et s’éloigna des recherches technologiques.
Dans la troisième et dernière partie « Chord-Formation » (« Formation d’accord »), Cowell traite de la construction d’accord à partir de différents intervalles, puis tente de donner une justification théorique à son utilisation précoce des clusters. Il se concentre cependant moins sur la génération du matériau que sur l’écriture, en proposant une notation utilisée encore aujourd’hui consistant à noircir les zones de la portée occupées par les clusters.
Les idées novatrices contenues dans New Musical Resources n’eurent que peu d’impact à l’époque, ni sur les compositeurs américains de la génération suivante, sans doute en raison de la faible diffusion de l’ouvrage qui ne fut réédité qu’en 1958, mais aussi parce qu’elles ne donnèrent pas naissance à suffisamment d’œuvres majeures de Cowell pour attirer l’attention. Après la sortie de l’ouvrage, il délaissa assez rapidement la voie qu’il venait de tracer pour adopter un langage musical beaucoup moins avant-gardiste.
Cowell n’en continua pas moins d’innover. Dans la première moitié des années 1930, il s’intéressa particulièrement à la danse. Son travail avec des chorégraphes l’amena à envisager différemment les rapports entre musique et danse – un travail qui sera poursuivi par John Cage et Merce Cunningham. En collaboration avec Martha Graham, il composa les Six Casual Developments (1933), pour clarinette et piano, bâtis sur une relation contrapuntique de la musique et de la danse, évitant le risque d’asservissement de l’une sur l’autre. Ainsi, lorsque la musique atteint son point le plus élevé d’intérêt, la danse se fait calme et discrète. Au contraire, lorsque celle-ci attire davantage l’attention du spectateur, la musique se met en retrait. Cowell conçut également un type de musique capable de s’adapter à des chorégraphies de durée variable, grâce au concept de « forme élastique » qui consiste en un ensemble de phrases musicales dont la longueur peut être étendue ou au contraire réduite en augmentant ou en diminuant la durée de certaines notes clés en fonction des besoins.
Avec son Mosaic Quartet (1935), Cowell anticipa le concept d’œuvre ouverte exploré en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Dans ce quatuor à cordes, il laisse le soin aux instrumentistes de décider de l’ordre des mouvements. Les 26 Simultaneous Mosaics (1963), pour violon, clarinette, violoncelle, percussion et piano, reprendront cette idée en y ajoutant la possibilité pour les musiciens de commencer et de s’arrêter où ils le souhaitent.
Vers une autre approche de la musique
Comme la plupart des compositeurs d’avant-garde, les conséquences de la crise qui secouait le pays au début des années 1930 ébranlèrent les convictions de Cowell. À la question de savoir s’il était possible de continuer à composer une musique savante « ultramoderne » et « élitiste » qui ne correspondait pas aux besoins accrus de divertissement d’un peuple en proie au désespoir, il répondit par une évolution vers la simplification qu’il se défendit toujours d’être une forme d’appauvrissement de sa pensée musicale ou un rejet du modernisme. Les raisons de cette évolution sont multiples et ne peuvent être réduites à une hypothétique incapacité à dominer ses propres concepts visionnaires pour les mettre en application dans des compositions. Il convient de prendre en compte ses sympathies pour les idées socialistes, réactivées par le séjour à Moscou en 1929, qui le conduisirent à adhérer au Pierre Degeyter Club, branche de la Workers Music League proche du Parti communiste qui, sur le modèle russe, encourageait la composition de musiques moins sophistiquées pouvant plaire aux travailleurs. Cette évolution vers la simplification s’explique aussi par son amour des musiques folkloriques et des musiques populaires américaines et étrangères, qu’il ne cessa d’explorer et qui devinrent une source essentielle d’inspiration. Enfin, les années d’emprisonnement à Saint Quentin de 1936 à 1940, pour une affaire de mœurs, le privèrent de la possibilité de poursuivre son rôle d’acteur majeur de l’avant-garde musicale et l’amenèrent à se tourner vers d’autres voies et d’autres manières de penser la composition musicale.
Pour Cowell, la simplification impliquait une prise en compte accrue de la mélodie que la musique occidentale avait jusqu’alors négligée au profit de l’harmonie. Les lignes mélodiques devaient s’inspirer du parlé et éviter les trop grands intervalles qui ne sont pas naturels. S’appuyant sur sa connaissance des musiques non occidentales, il conceptualisa son approche dans le manuel The Nature of Melody (1937, inédit) et dans l’article « Towards Neo-Primitivism » (1933), dans lequel il envisage une musique dominée par la mélodie et le rythme. Dans ce même article, il affirme que « primitif » ne signifie pas nécessairement sauvage et brutal. Selon lui, il convient de réagir contre la trop grande complexité de la musique moderne de la génération antérieure, mais non contre l’expérimentation qui peut s’appuyer sur des matériaux primaires utilisés depuis toujours. Ces concepts se nourrirent de l’expérience croissante de Cowell des musiques non occidentales.
Dans son enfance, Cowell vécut à San Francisco sur Laguna Street, situé entre les districts japonais et chinois. Ses camarades de jeu asiatiques lui apprirent à chanter sur leurs gammes. Il entendit de la musique de koto, mais aussi des musiques indiennes jouées par des réfugiés politiques. Dans Chinatown, il assista à des opéras traditionnels chinois bien avant de voir une représentation d’opéra occidental. À la maison, il pouvait entendre les songs du Tennessee de sa mère et les mélodies irlandaises de son père. Ce brassage de musiques fit naître chez lui la conviction qu’il n’existait pas de supériorité qualitative de la musique occidentale. Plus tard, en 1926, un voyage dans des contrées reculées de Tchécoslovaquie lui fit prendre conscience de la richesse et de la grande différence de culture musicale entre des villages pourtant géographiquement proches. En 1927, il commença à étudier le raga et le système des talas de l’Inde du Nord, ainsi que la musique arabe. L’année suivante, il étudia les percussions à Yale avec un étudiant ougandais. Il apprit également à jouer du shakuhachi.
La conscience de l’immense diversité des musiques du monde et le besoin de mieux les comprendre amenèrent Cowell à travailler un an, en 1931-1932, aux Archives phonographiques de l’Université de Berlin où il put puiser dans les milliers de cylindres de musiques du monde. Durant ce séjour, il étudia aussi la musique javanaise. Les échanges avec Béla Bartók, qu’il rencontra pour la première fois en 1923, furent également une source de réflexion importante sur le folklore. Toutes ses expériences, auxquelles il faut ajouter le grand voyage d’études d’un an qu’il effectua en 1955-1956 à travers une grande partie de l’Asie, nourrirent la musique de Cowell.
Il fut sans doute le premier compositeur américain à introduire des instruments non occidentaux dans une œuvre savante et servit de modèle à Lou Harrison.Ensemble (1924), pour quintette à cordes, nécessite l’utilisation de bâtons de tonnerre (thundersticks) d’Indiens d’Amérique. Dans Ostinato Pianissimo (1934), pour piano et quatre percussions, ou dans le second mouvement « Presto » de Set of Five (1952), pour violon, piano et percussion, Cowell utilise le jalatarang indien (ensemble de bols accordés). Il composa également deux concertos pour koto (Concerto n° 1 1961-1962 et Concerto n° 2 1965). Les phénomènes d’hybridation culturelle qu’il put étudier au cours de ses voyages l’incitèrent à mélanger les idiomes comme dans Homage to Iran (1957), initialement pour violon, piano et tambour perse, et Persian Set (1956-1957), pour orchestre de chambre, qui mélangent les langages musicaux occidental et perse. En 1957, il composa la pièce orchestrale Ongaku qui imite deux styles de musique japonaise : le gagaku et le sankyoku. Le folklore irlandais fut aussi une source d’inspiration importante et donna naissance à de nombreuses pièces comme Irish Suite (1928-1929), pour string piano et orchestre de chambre, ou Celtic Set (1938), pour ensemble. Dans une attitude que l’on pourrait qualifier de postmoderne, Cowell se tourna aussi vers le passé musical de son pays en composant, entre 1944 et 1964, dix-huit Hymns and Fuguing Tunes pour diverses formations, qui s’inspirent du style de William Billings et de William Walker, eux-mêmes fortement influencés par les musiques populaires américaines.
Cowell apporta une contribution majeure à la connaissance et à la diffusion des musiques du monde en organisant un grand nombre de concerts, de concerts-lecture, de conférences et de cours à la New School for Social Research de New York et dans plusieurs universités américaines, en publiant de nombreux articles ou encore en collaborant à l’édition de collections d’enregistrements sous le titre Music of The World’s Peoples pour le label Folkways Records (1951-1961).
Cowell fut le premier Américain à travailler véritablement à partir de la matière brute du son, ouvrant la voie à des compositeurs comme John Cage, La Monte Young, Terry Riley, Harry Partch ou Alvin Lucier. En proposant une théorie unifiant le traitement du rythme et de la hauteur, il anticipa de plusieurs décennies les travaux de Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen ou Milton Babbitt. Il fut aussi le premier compositeur américain à ouvrir la musique savante aux musiques du monde dans un esprit non colonialiste. L’exceptionnelle variété de sa production, qui va d’une grande complexité à la plus élémentaire simplicité, a souvent déconcerté les commentateurs. Mais elle a montré aux générations suivantes qu’il était possible de faire tomber les hiérarchies pour développer de nouvelles formes de musicalité. John Cage, Lou Harrison, Henry Brant, Peter Garland et bien d’autres de ses disciples ont su en tirer, chacun à leur façon, les riches enseignements.