« La musique de Gavin Bryars n’appartient à aucune catégorie. Elle est une bâtarde, pleine de sensualité, d’esprit et (…) profondément émouvante. Gavin Bryars nous permet d’être les témoins de nouveaux miracles dans les sons qui nous entourent en les abordant sous une perspective complètement différente. Avec une troisième oreille, par exemple. » Cette phrase de son ami, le romancier canadien Michael Ondaatje, figure en exergue du site Internet de Gavin Bryars. Elle résume la situation parfaitement insaisissable du compositeur (et contrebassiste) sur la scène musicale contemporaine. Certes, cette situation est le fruit d’une généalogie à la fois claire et complexe, qu’il est possible de retracer — après des débuts sur la scène free-jazz, elle rejoint la scène expérimentale britannique dans le sillage de Cornelius Cardew, en passant par les écoles d’art, pour se rapprocher du minimalisme. Certes, la musique de Gavin Bryars évolue dans un cadre tonal qu’elle ne transgresse qu’épisodiquement, par surprise, et se laisse rattacher au « postminimalisme ». Mais son œuvre, profuse et protéiforme, reste difficile à saisir, à résumer et plus encore à étiqueter1.
Est-ce ce qui explique l’étonnant vide bibliographique concernant cet artiste, qui n’a jusqu’à présent fait l’objet que d’un seul ouvrage monographique — un recueil d’entretiens, en français, par Jean-Louis Tallon, paru récemment2 ? Gavin Bryars est pourtant l’auteur, avec The Sinking of The Titanic et Jesus’ Blood Never Failed Me Yet, de deux authentiques « tubes » de la musique contemporaine, et il est régulièrement sollicité et interprété sur tous les continents. Mais il est justement frappant de constater combien ces deux pièces — un peu à l’instar du Boléro et de la Pavane pour une infante défunte dans le cas de Maurice Ravel — obstruent presque totalement le reste de sa production. Elles sont le sujet de la quasi-totalité des entretiens et articles de presse consacrés au compositeur. Or, ce sont des œuvres de « jeunesse » : datant respectivement de 1969 et 1971, elles constituent parmi les tous premiers opus d’un catalogue qui en compte aujourd’hui plus de deux cents, dans tous les répertoires… Elles restent néanmoins de palpitants et éclairants prolégomènes d’une œuvre que n’a jamais cessé d’irriguer un certain esprit expérimental, hérité autant des écoles d’art que d’une curiosité poussée pour les figures excentriques : Marcel Duchamp, Erik Satie, Lord Berners, Percy Grainger ou Raymond Roussel…
Artiste passionnant et prolifique, pataphysicien patenté, Gavin Bryars est d’abord un « honnête homme » dont la culture panoramique et l’amour du collectif n’ont jamais cessé de régénérer l’inspiration et la pratique. Avant d’être postmoderne (par son recours fréquent à la citation notamment), sa musique est iconoclaste, au sens où elle semble ne rien s’interdire, pas même de s’acoquiner avec des musiciens de la scène rock ; la dimension collaborative — l’art de la rencontre — est d’ailleurs un aspect déterminant du travail de Bryars. Cette musique de la lenteur est d’une trompeuse simplicité, dont les harmonies fluctuantes procèdent d’une rigueur interne qui de plus en plus s’est appuyée sur le texte, les mots et la voix. Elle semble libre, cette musique, de vagabonder entre ces deux pôles : entre les systèmes et les sentiments, le lyrisme et l’abstraction, le cérébral et le sentimental — entre l’expérimentation et l’expérience, Fluxus et le flux pourrait-on dire. Toutes les œuvres de Bryars possèdent en tout cas en commun un côté « direct », une force immédiate dont il va s’agir ici de percer une partie du mystère.
Une généalogie de la liberté
Il est nécessaire de s’attarder un moment sur les deux premières décennies du parcours de Gavin Bryars, tant la riche période qui s’écoule du début des années 1960 à celui des années 1980 contient en germe tout ce qui s’épanouira, d’une manière différente, dans ses œuvres ultérieures, comme le pressentait le musicologue Keith Potter3. Tant elle illustre ainsi le caractère fondamentalement atypique du parcours de Bryars.
Atypique, en premier lieu, parce qu’il commence véritablement par le jazz et la pratique de l’improvisation. Très rapidement, Bryars va, du côté de Sheffield, et aux côtés du guitariste Derek Bailey, du batteur Tony Oxley et du pianiste Gerry Rollinson, s’illustrer sur la scène free-jazz européenne naissante. Très rapidement, mais aussi très brièvement, puisque trois années seulement s’écoulent entre le moment où il débute l’apprentissage de la contrebasse et ce mois de novembre 1966 où il remise son instrument pour 15 ans et rompt avec le jazz, pour se tourner vers cette musique écrite dont il dévore les partitions, de Christian Wolff à Karlheinz Stockhausen, de Cage à Messiaen. Il reproche alors à l’improvisation d’être un étalage de trucs et de tics (« tricks »), et surtout son excessive personnification4.
Symboliquement, c’est à Bill Evans que Gavin Bryars consacrera en 1978 My First Homage, pièce pour deux pianos inaugurant une série de compositions ouvertement référencées, et exorcisant « l’aversion fulgurante et pathologique5 » qu’il avait éprouvée pour le jazz à la fin de la décennie précédente. L’influence de cette musique transparaît régulièrement dans sa production ultérieure – voir By The Vaar, composé en 1987 pour petit ensemble et la contrebasse de Charpie Haden, ou 11th Floor (2015), pour une chorégraphie d’Edouard Lock, qui cite les bandes originales des films noirs américains –, production dans laquelle les pièces pour saxophone occupent d’ailleurs une place de choix : on pense notamment à Alaric I or II (1989), trio de saxophones figurant sur le disque After The Requiem publié en 1991 par le label ECM. Un album où apparaissent de nombreux musiciens de jazz, tels que les saxophonistes du groupe de Kenny Wheeler (dont Evan Parker) ou, sur la pièce-titre, le guitariste Bill Frisell, auquel échoit une longue partie improvisée. Son récent concerto pour clavecin, Liverpool (2023), prévoit lui aussi des passages improvisés qui doivent au moins autant au jazz qu’à l’écriture aléatoire d’un John Cage… Au cours des années 1970, Gavin Bryars n’a par ailleurs pas cessé travailler avec Derek Bailey, que l’on retrouve, aux côtés de Fred Frith, Brian Eno et de Bryars lui-même, sur l’enregistrement de The Squirrel And The Ricketty Racketty Bridge, pièce pour 8 guitares électriques de 1978. Durant cette même décennie, tout en participant aux créations pour plusieurs pianos de ses amis Christopher Hobbs et John White, Gavin Bryars joue occasionnellement — des percussions — au sein de la Music Improvisation Company initiée par John Tilbury… Cette activité d’instrumentiste, qu’il reprendra dès 1983 avec le Gavin Bryars Ensemble, est essentielle pour appréhender une œuvre qui attache une grande importance à la communication directe avec le public : car « il y a une autre manière de faire de la musique : en touchant les existences et les sentiments des gens ordinaires », comme l’a déclaré un jour Bryars. Elle explique également la tonalité chambriste d’une bonne partie de ses partitions, à commencer par ses concertos, dans lesquels le soliste délaisse généralement les habituels traits de virtuosité au profit d’un dialogue fusionnel avec l’orchestre.
Atypique, le parcours de Gavin Bryars l’est en second lieu parce que largement « autodidacte » selon les critères académiques en vigueur : son impressionnant métier, sa connaissance approfondie des techniques de la musique savante occidentale, Bryars ne les a pas acquis dans un conservatoire, mais d’abord sur le terrain, et une nouvelle fois grâce aux rencontres : aux côtés de Ben Johnston et surtout de John Cage, avec lesquels il travaille durant son séjour à l’université de l’Illinois en 1968 ; puis, à son retour, au contact de Cornelius Cardew et de ses jeunes collègues de la scène expérimentale britannique. À l’instar des minimalistes aux Etats-Unis, ceux-ci cherchent alors dans le sillage de Cage à continuer d’écrire une autre histoire de la musique, débarrassée de la conception linéaire, univoque, et des ambitions « progressistes » de l’avant-garde. Le compagnonnage avec leurs cousins américains va d’ailleurs s’intensifier à partir de 1970 : cette année-là, c’est dans la grande maison qu’il partageait au nord-ouest de Londres avec Evan Parker et Christopher Hobbs que Gavin Bryars invite Steve Reich à venir présenter la première londonienne de Four Organs ; deux ans plus tard, Bryars fait partie des 4 musiciens anglais qui accompagnent Reich dans la tournée de sa pièce Drumming ; au Holland Festival comme au Festival d’Automne, ses œuvres sont données en compagnie de celles de Terry Riley, La Monte Young, Ingram Marshall, Charlemagne Palestine ou John Adams… Et de fait, on retrouve fréquemment dans sa production ultérieure — voir par exemple Adnan Songbook (1996) ou Winestead (2017), pour voix et ensemble — des motifs pulsés en ostinato qui évoquent la musique répétitive américaine.
Face à la mainmise de l’avant-garde sur les institutions musicales, les écoles d’art offrent alors aux compositeurs expérimentaux anglais un refuge bienvenu. C’est là le troisième trait caractéristique de ses débuts de compositeur — et peut-être le plus important : le fait que, plus encore que ceux de John Tilbury ou de Howard Skempton qui y enseignaient également, ceux-ci se soient produits dans le milieu des écoles d’art. À Portsmouth plus précisément, où Bryars commence d’enseigner à la fin des années 1960. C’est pour une exposition d’étudiant qu’il composera en 1969 le fameux The Sinking of the Titanic, dont la partition se limite à l’origine à une page de texte… Et c’est là qu’il donnera naissance au Portsmouth Sinfonia, orchestre ouvert aux non-musiciens dans l’esprit du Scratch Orchestra de Cardew. À cette période, les pièces de Bryars sont généralement des œuvres « à protocole », « plus proches de ce que l’on appelle aujourd’hui performance que de la composition musicale traditionnelle » (Keith Potter) : des dispositifs de jeu dont les titres à rallonge — Marvellous Aphorisms Are Scattered Richly Throughout These Pages (1969), The Ride Cymbal and the Band that Caused the Fire in the Sycamore Trees, ou encore Serenely Beaming and Leaning on a Five-barred Gate (1970), où 64 magnétophones sont reliés à 64 exécutants — sont souvent aussi importants que le résultat musical. Ces pièces que Daniel Caux — qui fut avec le Festival d’Automne à Paris parmi les premiers défenseurs de la musique de Bryars — a appelé des « ready-made ‘aidés’6 », dans lesquelles les manipulations de bandes tiennent souvent une place centrale, doivent beaucoup aux réalisations loufoques de Fluxus. On citera par exemple la série Private Music (1969), destiné à être jouée simultanément à l’exécution d’autres œuvres, dont découle 1-2, 1-2-3-4 (1971), où chaque instrumentiste accompagne les standards pop ou jazz qu’il entend diffusés dans un casque depuis des magnétophones tournant chacun à des vitesses variables. Ce type de pièces inclassables continuera à jalonner, à intervalles réguliers, les décennies suivantes, depuis A Man In A Room, Gambling (1992), pièce radiophonique pour quatuor à cordes et bandes conçue avec le plasticien Juan Muñoz autour des tours de cartes, jusqu’aux pièces pataphysiques des années 2018-19 (Le Ha Ha platonique, The Pataphysical Calender), en passant par The Stopping Train (2016), nouvelle collaboration avec le poète Blake Morrison destinée à être diffusée au casque dans le train reliant Goole, sa ville natale, à Hull. Sans parler des nombreuses installations sonores, éphémères ou pérennes, qu’il a conçues pour l’ouverture de la Tate Liverpool en 1988 (Invention of Tradition, avec les artistes Bruce McLean et David Ward et le regretté réalisateur sonore Bill Cadman) ou pour les salles du château d’Oiron (Chambre d’écoute, 1993).
Cette immersion dans le monde des arts visuels explique largement le fait que toutes les pièces des deux premières décennies créatives de Gavin Bryars obéissent à un principe conceptuel, ce que Keith Potter a appelé la « justification » : chaque élément musical doit pouvoir être expliqué, justifié. The Sinking of The Titanic en est un bon exemple, œuvre avec laquelle Gavin Bryars, prenant appui sur trois années de recherches documentaires sur le naufrage du navire, « recompose, à travers une série de variations d’un thème joué lors du naufrage, la transformation acoustique de l’environnement sonore inhérente à l’immersion progressive du transatlantique7 ». À l’instar de Jesus’ Blood Never Failed Me Yet (1971), série de variations orchestrales autour de l’enregistrement mis en boucle du chant d’un sans-abri, cette pièce, au-delà de son aspect répétitif très « minimaliste », se déploie avec une lenteur, mais aussi une richesse climatique et chromatique propre à la plupart des œuvres de Bryars à venir. On rappellera qu’à leur création en 1972, les deux œuvres suscitèrent l’incompréhension du public, et que c’est à leurs enregistrements discographiques — pour le label Obscure de Brian Eno dès 1975, puis à la décennie suivante pour le label bruxellois Les Disques du Crépuscule — qu’elles devront la postérité impressionnante — atypique, là encore — qui est la leur. Elles ont par la suite fait l’objet de nombreuses reprises et réadaptations. Ainsi en 2014, pour Pneuma, chorégraphie de Carolyn Carlson sur The Sinking of the Titanic, Gavin Bryars invitait-il son compatriote Philip Jeck, éminent poète de la musique électronique, à improviser des interludes entre chacune des sept sections du ballet. De même, la durée de Jesus’ Blood Never Failed Me Yet a varié avec le temps : de 25 minutes à l’origine (la durée d’une face de vinyle), elle est passée à 60 (pour une cassette éditée en 1990 par Les Disques du Crépuscule), puis à 74 minutes pour la publication en CD par Point Music d’un enregistrement faisant intervenir Tom Waits, qui a achevé de populariser la pièce ; elle a même donné lieu à une version de 12 heures à la Tate Modern de Londres en 2019 !
Cette prédisposition conceptuelle, Gavin Bryars l’a cultivée dans les années 1970 par sa fréquentation intime des œuvres d’un certain nombre de figures artistiques « marginales » qui le passionnent : féru des livres de Jules Verne, des aventures de Sherlock Holmes et des romans policiers en général, passionnée par les philosophes du langage tels que Wittgentstein, Austin et Searle, il va étudier en profondeur les œuvres de Marcel Duchamp, Henri Rousseau, Alfred Jarry, Raymond Roussel, Erik Satie, Lord Berners, auquel il consacre alors séminaires, articles et même projets biographiques, au point de mettre de côté sa « carrière » de compositeur… et d’être admis au Collège de ‘Pataphysique. (On soulignera d’ailleurs au passage combien l’activité créatrice de Bryars s’est en permanence doublée d’un travail de « passeur » : enseignant pendant plusieurs décennies, il s’est constamment engagé en faveur de la diffusion de la musique de son temps, que ce soit en reprenant l’intendance du Experimental Music Catalogue de Christopher Hobbs, en tant qu’interprète ou encore comme conseiller artistique, pour Obscure Records à partir de 1975 puis pour le théâtre de Leicester dans les années 1980.) Bryars se sent profondément attaché à ces figures qui ont en commun de s’être illustrées dans plusieurs domaines artistiques et d’être essentiellement… autodidactes : « [Lord Berners, Henri Rousseau et Erik Satie] avaient tous trois en commun de n’avoir été que peu formés à l’art pour lequel ils sont les plus connus, et leur œuvre est pourtant d’une originalité si surprenante que ce facteur est peut-être en lui-même une explication en soi8 », soulignait-il en 1976 dans un numéro de la revue d’art Studio Magazine, et l’on serait tenté d’y lire une profession de foi.
L’étude de l’œuvre Duchamp comme la lecture des livres des Raymond Roussel vont le mener vers de nouveaux principes de compositions : des contraintes ludiques que l’on peut rapprocher des expérimentations langagières de l’OuLiPo, et qui n’ont d’autre but que de créer différentes strates de compréhension au sein de ses œuvres. Ainsi ses pièces de la seconde moitié des années 1970 multiplient-elles les niveaux de lecture et les clins d’œil, à l’extérieur comme à l’intérieur de la partition. The Cross-Channel Ferry (1979), allusion à Jean Ferry, exégète de Raymond Roussel, cite Erik Satie tout en se limitant à un ensemble d’instruments dont les noms se terminent par « a » — tuba, marimba, quijada, alto (viola en anglais) ; White’s SS, pièce pour deux pianos de 1977, est un clin d’œil à son collègue John White, qui affirmait que les deux axes de son travail étaient « les systèmes et la sentimentalité »…
À ces noms, il faut ajouter ceux de ces « mavericks » et autres laissés-pour-compte de la musique savante que sont, outre Satie et Lord Berners, des compositeurs aussi divers que Percy Grainger, Charles Ives, Ferruccio Busoni, Gustav Holst, Siegfried Karg-Elert ou Kaikhosru Shapurji Sorabji. Poggioli in Zaleski’s Gazebo (1975) et Out of Zaleski’s Gazebo (1977) citent l’une et l’autre les Valses bourgeoises de Lord Berners (1919) et les Interludes pour orgue de Siegfried Karg-Elert, tout en rendant hommage à deux personnages de romans policiers (Poggioli et Zaleski). Publié en novembre 1981 par Les Disques du Crépuscule, l’album Hommages multiplie les révérences à Busoni et Gustav Holst (The English Mail-Coach — dont le titre renvoie à Thomas de Quincey —, The Vespertine Park) ou Percy Grainger (Hi-Tremolo)… L’étude de la musique de ces figures marginales mais essentielles va considérablement enrichir et transformer la palette du compositeur. L’influence de Percy Grainger et de Charles Ives n’est pas étrangère, par exemple, au goût de Bryars pour les percussions, en particulier les percussions « accordées », dont témoignent aussi bien The English Mail-Coach (1980), One Last Bar That Joe Can Sing (1994) ou Extra-Time (2018), pour vibraphone avec archet et guitare électrique, que son opéra Medea (1984). Quant à Busoni, autre amoureux de la musique du passé et adversaire des règles en matière artistique, il reste une figure tutélaire, depuis Allegrasco (1983), pour saxophone et orchestre à cordes (dont le titre salue le clarinettiste Edmondo Allegra, créateur de l’Elégie pour clarinette et piano) à The Solway Canal (1990), concerto pour piano qui, comme celui de son aîné, fait intervenir un chœur.
Sans se départir de leur rigueur conceptuelle, les œuvres de la seconde moitié des années 1970 marquent ainsi une évolution que les quatre décennies suivante ne font faire qu’amplifier tout en l’assouplissant : la « justification » bryarsienne devient de plus en plus interne, intrinsèque au matériau musical lui-même ; si le goût de Bryars pour les jeux d’esprit, sa culture et sa curiosité boulimique pour de nombreux domaines de l’art et de la science continuent de tisser entre les pièces de son catalogue un labyrinthique réseau de références, le musicien, l’expérience venant, va de plus en plus laisser s’épanouir cette préoccupation « pour un discours tonal simple, parfois d’apparence naïve, souvent à travers l’emploi d’un matériau classique ou populaire familier », que relevait Keith Potter dès 19819.
Trompeuse simplicité
Créé en 1984 à Lyon, l’opéra Medea a marqué un point de bascule dans le parcours de Gavin Bryars. Non pas seulement parce que cet ouvrage de cinq heures, écrit pour le metteur en scène Bob Wilson, l’a fait entrer dans un autre monde et accéder à une notoriété qui lui vaudra d’être sollicité par les plus prestigieux musiciens, mais surtout parce qu’il a ouvert un nouveau champ de références et de techniques à un compositeur contraint d’apprendre le métier sur le tas, et en accéléré. Bryars se découvre alors une passion pour les grandes œuvres lyriques du romantisme tardif — Wagner, Strauss, Busoni, Zemlinsky, Scriabine — dans lesquelles il s’immerge corps et âme deux années durant. « C’est alors que j’ai commencé à considérer de plus en plus les modèles historiques pour d’autres domaines de mon travail », dira-t-il en 201710. Après les modèles « excentriques », Bryars va peu à peu s’emparer de toute l’histoire de la musique, au point que l’ensemble de sa production peut ainsi être appréhendé sous l’angle de la référence : de l’Ars Subtilior médiéval à Toru Takemitsu, des compositeurs élisabéthains à Joseph Haydn (Farewell to Philosophy, 1995, inspiré des Symphonies n° 22 et n° 45) ou Richard Wagner (The Porazzi Fragment, 1999, basé sur un mystérieux thème de 13 mesures esquissé par l’auteur de Tristan et Isolde), sans parler de toutes les « adaptations » (de Vivaldi, Purcell ou Tchaïkovski) qu’il a réalisées depuis 2007 pour le chorégraphe Edouard Lock, l’immense majorité de ses œuvres prend appui sur des musiques du passé, influences d’ailleurs toujours revendiquées (ou plutôt partagées).
La référence à la musique du passé est peut-être un trait constitutif de la scène expérimentale britannique. « Au contraire des américains, les compositeurs anglais ont eu tendance à utiliser comme matériau source la musique des compositeurs classiques occidentaux. Et pour ce qui est de la méthode, alors que les Américains ont évolué vers des systèmes hautement contrôlés, les compositeurs anglais ont eu tendances à adopter des processus moins limités », a noté Michael Nyman, lui-même expert en la matière11. Mais la manière dont Gavin Bryars l’a mise en pratique est aux antipodes de celles d’un Michael Nyman. S’il a énormément d’humour, on ne trouve guère trace chez lui d’une quelconque ironie postmoderne ; et si son œuvre procède, comme on l’a vu, de la juxtaposition de plusieurs univers, chez lui, la référence n’est pas une simple citation, un symbole comme un autre, elle cherche moins à faire signe qu’à faire sens, elle est toujours au service d’un « surcroît de profondeur12 ». L’œuvre de Bryars n’est pas de l’ordre du collage mais du syncrétisme. Inlassable dévoreur de partitions, il a digéré quantité d’œuvres qui ont ensuite nourri les siennes comme naturellement, non pas pour les exploiter, les reproduire, mais pour les faire fructifier. Mais aussi pour y puiser le cadre formel et conceptuel qui, depuis les premières pièces sous influence de Fluxus, a toujours aiguillonné sa propre créativité et paradoxalement libéré sa spontanéité.
Par sa manière de considérer les musiques du passé, plus « posthistorique » que postmoderne, Gavin Bryars se rapproche ainsi bien davantage d’un Valentin Silvestrov que d’un Michael Nyman — de cette musique de la « fin de la musique », cette « mémoire de la culture musicale » qu’explore le compositeur ukrainien. Comme chez ce dernier, la simplicité apparente des œuvres de Bryars n’est pas tant « nouvelle » que fondamentalement déceptive : leur idiome familier est en effet trompeur, qui entraîne l’auditeur dans un univers harmonique mouvant, où les progressions légèrement déviantes, les accords hétérodoxes et autres petits changements « trompeusement simples (…) qui bercent l’auditeur dans un faux sentiment de sécurité », comme le compositeur le disait lui-même au sujet de sa Danse dieppoise (1978), renforcent le caractère étrange et onirique. La musique de Bryars n’est pas plus néomédiévale que néoromantique, elle est simplement contemporaine : « Je n’écris pas de musique ‘à l’ancienne’, mais j’en respecte les formes originales pour tenter d’y déceler quelque chose de nouveau. Le type de musique que je compose, dans son style et dans son instrumentation, n’était pas possible à l’époque où ces textes ont été produits13. » On peut relever que, s’il n’a jamais dédaigné les genres canoniques (six concertos, quatre quatuors à cordes, six livres de madrigaux), Bryars n’a composé ni symphonie, ni sonate. Et qu’il a étonnamment ignoré le répertoire pour piano seul, Ramble on Cortona (d’après des thèmes de ses Laudes), constituant, en 2010, sa première incursion dans le genre.
Avec celle de Silvestrov, la musique de Bryars a également en commun d’être une musique de la lenteur. Exception faite de quelques pièces ou de certains passages de ses opéras, ses œuvres privilégient les tempos lents, où l’absence de contrastes n’est là encore qu’apparente, car ceux-ci finissent toujours par surgir au moment où l’on s’y attend le moins. Dans le livret de The Fifth Century (2014), pièce pour chœur et quatuor de saxophone sur des textes du théologien et poète anglais Thomas Traherne, le compositeur expliquait : « J’adore faire l’expérience du temps d’une manière structurée, mais pas précipitée ou hyper active. J’aime, dans la musique chorale, ralentir le mouvement harmonique, non pour le rendre statique, mais pour le faire évoluer graduellement. J’aime l’effet que produit le fait de se sentir soudain dans un nouveau territoire harmonique sans pouvoir dire réellement comment on y est arrivé… » Le minimalisme de Gavin Bryars, lui-même adepte depuis longtemps du bouddhisme zen, doit finalement plus à La Monte Young qu’à Philip Glass. Sa musique frappe en effet par sa gestion du temps et par sa manière de, discrètement, le dilater.
Autre point commun avec Valentin Silvestrov, mais aussi avec Arvo Pärt : la part qu’occupe la musique vocale dans son catalogue. Depuis 1988 et Glorious Hill, pièce — composée à l’origine pour une mise en scène de Summer and Smoke de Tenessee Williams, sur un texte de Pic de la Mirandole — qui marque le début de sa fructueuse collaboration avec le Hilliard Ensemble, Gavin Bryars n’a cessé d’écrire pour la voix. Et pour ne rien dire de ses six opéras, force est de constater que, de Cadman Requiem (1989) — hommage à son ami Bill Cadman, tué dans l’attentat de Lockerbie, reprenant la nomenclature du Stabat Mater de Pärt — à A Native Hill (2019), magnifique composition pour le chœur américain The Crossing sur des textes extraits de l’essai éponyme de Walter Berry (1968), ou Mistral (2019), créé par le chœur de chambre Les Eléments, les pièces chorales constituent peut-être la part la plus précieuse de son catalogue. « Dans un monde idéal, où je pourrais produire ce que je veux, j’écrirais uniquement de la musique vocale. (…) Je me satisferais amplement de ne mettre en musique que les poèmes de Pétrarque pour le reste de ma vie… », déclarait-il à Jean-Louis Tallon14. Deux cycles se distinguent en particulier dans cette foisonnante production. D’une part, celui des Madrigaux, entamé en 1998 pour répondre à une commande des parents de Bill Cadman : ce cycle, qui compte actuellement six Livres — le premier sur des poèmes de Blake Morrison, les suivants sur des sonnets de Pétrarque — est une nouvelle illustration de son amour des contraintes : après avoir constaté qu’il avait écrit ses trois premiers Madrigaux un lundi, le compositeur résolut en effet d’en composer sept Livres, lié chacun à un jour de la semaine. D’autre part, celui des Laudes, initié en 2002 à la demande de la chorégraphe Carolyn Carlson et achevé en 2020, qui totalise 54 numéros.
Cette dilection pour la musique chorale est intimement lié à la présence du texte, substrat qui, comme chez Arvo Pärt, joue un rôle structurant pour la composition musicale. C’est en ce sens, par le truchement du texte, que la « justification » bryarsienne semble avoir gagné, dans les œuvres de la maturité, le matériau musical lui-même ; c’est du texte que procède la logique interne de l’œuvre. « Sa manière de souligner la signification d’un mot, d’un concept ou d’une image est encore pour Bryars une manière de le recréer musicalement, de le suggérer et de le synthétiser ; de le résumer au moyen de métaphores musicales qui enrichissent la poésie originelle d’une nouvelle valeur sémantique. La technique compositionnelle est toujours durchcomponiert — laissant la forme se composer elle-même, sans plan formel préexistant, de manière à ce que les sections musicales sont créées indépendamment les unes des autres et se caractérisent exclusivement par leur adéquation expressive au texte. L’adéquation continuelle et flexible au texte est le fondement du langage de Bryars, qui, au-delà de son apparence austère et retenue, fait un usage osé d’un large éventail de styles, depuis le chromatisme tonal du romantisme tardif jusqu’à un système modal réminiscent de Gesualdo, Debussy ou Martin, ou des harmonies rêveuses issues du jazz. (…) La modernité profonde, bien que non évidente, de Bryars, tient à cette juxtaposition et ce mélange d’univers musicaux apparemment incompatibles permettant de créer une troisième réalité, qui naît de la fusion des caractères stylistiques et expressifs de ces langages si différents », écrivait Massimiliano Pascucci, chef du Vox Àltera Ensemble, dans le livret du CD de son enregistrement du Deuxième Livre au madrigaux (GB Records, 2010).
La maturité de Bryars semble par ailleurs s’accompagner d’une manière de plus en plus spontanée, empirique, presque « improvisée » d’envisager l’écriture. Lui qui, pour ses premières Laudes, expliquait avoir travaillé à la manière du calligraphe japonais, « qui ne revient pas sur ce qu’il a fait15 », traçant une ligne vocale en à peine une heure, semble de plus en plus faire confiance à son métier de compositeur pour se laisser guider par la musique, sans plan préétabli. Dédicataire de The Solway Canal, son concerto pour piano, Ralph Van Raat relevait d’ailleurs l’intérêt de plus en plus marqué du compositeur pour une « manière plus improvisationnelle d’envisager l’écriture ».
Voilà qui ramène à l’une des dimensions essentielles du travail de Bryars — et pas la moins paradoxale : la spontanéité. Celle-ci trouve son illustration dans ces rencontres qui n’ont cessé d’aiguiller et d’aiguillonner le parcours du compositeur : rencontre avec des interprètes (« Selon moi, ce sont les interprètes qui sont les véritables auteurs d’une œuvre musicale16 »), avec des compositeurs et des artistes d’autres disciplines, écrivains, metteurs en scène, plasticiens ou chorégraphes — on citera en particulier Four Elements (1990), pour une chorégraphie de Lucinda Childs, et BIPED (1999), pour Merce Cunningham, étonnante rencontre entre Richard Wagner et Brian Eno —, mais aussi avec des lieux et des paysages — une exégèse toponymique de l’œuvre de Bryars reste à produire. Lettré et spontané, cérébral et sentimental : on en revient à la dialectique qui fait toute la singularité de Gavin Bryars — « l’un des rares compositeurs à pouvoir mettre en parallèle le slapstick et l’émotion primaire » (Michael Ondaatje) — au sujet duquel on ne résistera pas à la tentation de reprendre le titre d’un article que lui-même consacrait en 2003, pour The Guardian, à Lord Berners : « The Versatile Peer17 », que, faute de mieux (et en assumant le clin d’œil à Ravel), l’on pourrait traduire par « Noble et polyvalent ».
1. Lire à ce sujet Eric Dahan, « ‘Farewell To Philosophy’, concerto pour violoncelle d’un musicien inclassable – Gavin Bryars, musicien pataphysicien », in Libération, 21 octobre 1996. https://www.liberation.fr/culture/1996/10/21/musiques-nouvelles-farewell-to-philosophyconcerto-pour-violoncelle-d-un-musicien-inclassable-gavin-b_183986/↩
2. Jean-Louis Tallon, Gavin Bryars — En paroles, en musique, Marseille, Le Mot et le Reste, 2020.↩
3. Keith Potter, « Just the Tip of the Iceberg. Some Aspects of Gavin Bryars’ Music », in Contact: A Journal for Contemporary Music 22, 1981, pp. 4-15. Consultable ici : https://journals.gold.ac.uk/index.php/contactjournal/article/view/contactjournal22_p4-15↩
4. Voir l’entretien du compositeur avec Derek Bailey publié en 1980 par celui-ci dans son livre Improvisation: its Nature and Pratique in Music, cité par Keith Potter, ibid., p. 5.↩
5. In Jean-Louis Tallon, op. cit., p. 125.↩
6. Daniel Caux, « Les ready made ‘aidés’ de Gavin Bryars », in Le Monde, 24 novembre 1979.↩
7. Mathieu Saladin, Précipités de lenteur : Gavin Bryars, ‘The Sinking of the Titanic’, 30 avril 2020, en ligne sur le site de Duuu Radio (https://duuuradio.fr/archive/matthieu-saladin-precipites-de-lenteur-gavin-bryars-the-sinking-of-the-titanic)↩
8. Gavin Bryars, « Berners, Rousseau, Satie », in Studio International vol. 192, n° 984, novembre-décembre 1976.↩
9. Keith Potter, op. cit., p. 5.↩
10. Ethan Iverson, « Interview with Gavin Bryars », 30 mai 2017, consultable en ligne : https://ethaniverson.com/interview-with-gavin-bryars/↩
11. Michael Nyman, Experimental Music, Cage et au-delà (1974), traduit de l’anglais par Nathalie Gen-tili, Paris, Allia, 2005, p. 135-136.↩
12. « Ce que John (White) et Chris(topher Hobbs) et les autres faisaient était presque toujours référentiel. Il y avait toujours une référence extérieure à une autre musique : de la musique élisabéthaine ou du folklore écossais ou autre. Ils jouaient avec ses structures musicales et les retravaillaient. Ce n’était pas juste une espèce de parodie, cela venait d’ailleurs, en fait, avec une résonance différente, qui pour moi donnait toujours à cette musique un surcroît de profondeur. » Cité par Virginia Anderson dans « Systems and other Minimalism in Britain », in Keith Potter, Kyle Gann et Pwyll ap Siôn (éd.), The Ashgate Research Companion to Minimalist and Postminimalist Music, Farnham, Surrey: Ashgate, 2013, p. 87–106.↩
13. Jean-Louis Tallon, op. cit., p. 245.↩
14. Ibid., p. 222.↩
15. Ibid., p. 241.↩
16. Ibid., p. 302.↩
17. Gavin Bryars, « The Versatile Peer », in The Guardian, 22 février 2003. https://www.theguardian.com/music/2003/feb/22/classicalmusicandopera.artsfeatures↩