Modernisme, tradition, paysage, communauté : le monde musical de Peter Maxwell Davies

par Jonathan Cross

L’œuvre de Maxwell Davies la mieux connue et la plus souvent jouée est son monodrame de 1969 pour baryton et ensemble, Eight Songs for a Mad King (« Huit chansons pour un roi fou ») – un véritable classique du théâtre musical dans la tradition de Pierrot lunaire op. 21 et d’Erwartung op. 17 de Schoenberg. Les chansons en question sont une représentation frappante de la folie de George III, roi d’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe. L’écriture vocale est extraordinaire. Le compositeur demande au baryton des techniques étendues, de la mélodie au bruit brut, du grave (profond) au (très) aigu. L’écriture de l’ensemble instrumental (six musiciens, à l’instar de Pierrot lunaire op. 21 mais avec un percussionniste supplémentaire) est également saisissante : un kaléidoscope de citations et de parodies, une musique tantôt atonale, tantôt aléatoire, des imitations de chants d’oiseaux à la flûte qui est placée dans une grande cage à oiseaux sur la scène (cage également figurée dans la notation musicale), et même la destruction bouleversante d’un violon pendant le spectacle. La musique représente l’esprit délirant du roi. Au milieu de la pièce, l’auditeur entend le roi qui chante (en falsetto) l’air « Comfort Ye » du Messie d’Haendel (contemporain du personnage historique), accompagné au piano dans un style « jazz », ensuite métamorphosé en un foxtrot, et enfin détruit : encore une expérience inquiétante. Dans le contexte des changements rapides de la société à la fin des années 1960, il s’agit là d’une critique explicite des idées reçues sur la normalité sociale, la folie, le pouvoir politique, la religion, etc. Fils d’un ouvrier, élève d’un lycée public (et non d’une grande école privée comme la plupart des compositeurs anglais avant et autour de lui), homosexuel, polémiste, républicain, athée, Maxwell Davies n’a pas hésité à adopter l’attitude du « jeune homme en colère » pendant les années soixante.

Dans le contexte d’un pays comme le Royaume-Uni où les avant-gardes musicales tendent à se développer plus tardivement qu’ailleurs en Europe, les Eight Songs constituèrent une « déclaration d’intention » déterminante. Plus généralement, Maxwell Davies contribua fortement, pendant ces années, à l’émergence d’un nouveau genre de théâtre musical engagé, parallèlement à d’autres grandes figures telles que Berio, Henze, Kagel et Ligeti. En l’occurrence, sa démarche consista à capter la force expressive de la musique austro-allemande du début du XXe siècle pour la mettre au service d’une exploration de la notion de la trahison (politique et religieuse notamment), comme on le voit dans Revelation and Fall (1966) sur un texte de Georg Trakl, dans la Missa Super L’Homme Armé (1968) etdans Vesalii Icones (1969) pour danseur et ensemble.

Maxwell Davies poursuit également ces thèmes sur une plus grande scène. Son premier opéra, Taverner (1970), sur un livret rédigé par ses soins, raconte plusieurs épisodes de la vie du compositeur anglais du XVIe siècle et souligne ses conflits avec l’église dans le contexte de la Réforme anglaise. Ici encore, la notion centrale est l’hypocrisie ; l’hostilité de Maxwell Davies vis-à-vis de la religion est manifeste. Comme dans ses œuvres de théâtre musical, c’est au moyen de parodies et citations qu’il parvient à exprimer ce thème. Le deuxième acte, par exemple, est une grande parodie musicale et dramatique du premier acte – une version noire comme un cauchemar. Un aspect remarquable de l’œuvre est la présence de la musique de la Renaissance, à travers les pastiches de danses et de fantaisies de l’époque de Taverner jouées sur instruments d’époque. En effet, Maxwell Davies s’intéresse à la musique des XVe et XVIe siècles depuis sa formation à Manchester, puis à Rome où, poursuivant ses études avec Petrassi, il découvre les messes de Palestrina (et d’autres) chantées dans leur cadre liturgique. Rien de plus naturel, dès lors, que son intérêt pour la forme de la messe-parodie du XVIe siècle (une œuvre composée sur la base d’une autre). De même, il y a pour lui des liens forts entre les structures complexes de la polyphonie de la Renaissance et les structures sérielles qu’il étudie à l’Université de Princeton auprès de Milton Babbitt. Plusieurs autres opéras jalonnent le parcours de sa vie créatrice. Les opéras de chambre The Martyrdom of St. Magnus (1976) et The Lighthouse (1979) abordent des sujets plus intimes concernant les personnes et les lieux qui l’environnent en Écosse. Les grands opéras prolongent sa veine polémique : Resurrection (1987) reprend les thèmes et les comportements  musicaux de Taverner mais dans un tout autre contexte dramatique ; même vers la fin de sa vie il continue, dans Kommilitonen! (Young Blood!) (2011), de critiquer les idéologies par des parodies musicales pour mieux fêter le triomphe de l’esprit humain.

On peut découvrir un aspect très différent de l’identité créatrice de Maxwell Davies dans une pièce délicieuse pour orchestre, An Orkney Wedding, with Sunrise (1984), issue de sa vie dans les Orcades, où il s’est installé au début des années 1970. L’œuvre est un hommage chaleureux aux gens et traditions de ces îles écossaises : la musique présente des strathspeys et des reels (des danses écossaises traditionnelles), presque comme si la musique elle-même était ivre, jusqu’au moment de l’arrivée théâtrale (au lever métaphorique du soleil) d’un joueur de cornemuse qui clôture la fête de mariage. C’est une musique pleine de joie et de candeur, dont l’élégance est évidemment tout à fait différente de la surface fragmentée des Eight Songs. Mais pour Maxwell Davies il n’y a jamais de contradiction entre sa musique complexe et atonale, voire avant-gardiste, et sa musique plus tonale et directe. En effet, l’attitude du compositeur face à ses matériaux (trouvés, inventés) ne change guère : il peut transformer de la musique du XVIIIe siècle aussi bien que de la musique folklorique afin de transmettre une idée ou un endroit avec une expression puissante.

Tout au long de sa vie, Maxwell Davies a associé sa musique à des lieux particuliers. Pour lui, la musique n’est jamais une chose abstraite, même quand il écrit une symphonie ou un quatuor à cordes. Il décrivait souvent ses symphonies, par exemple, en référence au paysage dans lequel il vivait. Après avoir rencontré le poète « orcadien » George Mackay Brown, il compose nombre d’œuvres inspirées par les contes, les traditions et les gens du nord de l’Écosse. Sa première œuvre sur un texte de Brown est From Stone to Thorn (1971) pour soprano, clarinette de basset, clavecin, guitare et percussion. Cette chanson (loin des hurlements et déclamations des œuvres théâtrales des années 1960) inaugure alors un monde expressif tout à fait inédit pour lui. Selon Paul Griffiths, c’est la première fois qu’il interprète un texte sans ironie. Into the Labyrinth (1983) est une interprétation douce et recueillie des mots de Brown pour ténor et ensemble. L’œuvre traite des changements occasionnés par la technologie dans la vie traditionnelle des peuples des Orcades. The Beltane Fire (1995) – qui devait être une partition pour ballet mais devint finalement un « poème chorégraphique » imaginaire pour orchestre – est aussi inspiré par les écrits de Brown mais cette fois, l’œuvre est forte, rythmique et souvent violente. C’est une sorte de « Sacre celtique du printemps », un commentaire moderne sur les anciennes traditions comme l’était le Le Sacre du Printemps de Igor Stravinsky à l’égard de ses sources folkloriques.

En se confrontant à des lieux particuliers, Maxwell Davies s’engage aussi auprès des musiciens amateurs et des jeunes. Il écrit, à partir des années 1960, de nombreuses pièces pour enfants, insistant sur le fait qu’il ne s’agit jamais d’une musique simpliste, « enfantine », mais bien d’une musique du même niveau artistique que celle destinée aux musiciens professionnels, seulement un petit peu plus facile à jouer. L’opéra Cinderella (1979) en est un bon exemple. Inscrite dans la tradition anglaise de la pantomime, l’œuvre, qui conte l’histoire familière de Cendrillon (transposée au XXe siècle), confie à des enfants tous les rôles et toutes les parties musicales (flûtes à bec, percussion, instruments à cordes, une trompette et un piano). Une fois encore, le compositeur fait référence à des musiques hétérogènes (les reels écossais, la musique disco, etc.), cette fois non pas pour parodier de manière polémique, mais afin d’attirer l’attention des enfants et de les faire rire. À ce titre, il se place dans la tradition anglaise du compositeur engagé dont le grand protagoniste est Britten avec son œuvre pour les enfantsNoye’s Fludde (1958). Ce type d’engagement reste vivace jusqu’à la fin de sa vie avec notamment The Hogboon (2015), grande œuvre dramatique pour chœurs d’adultes et d’enfants et orchestre professionnel, adaptée d’un conte folklorique des Orcades. Le gamin Magnus sauve sa communauté d’un monstre géant (le « Nuckleavee ») en chantant et dansant (il s’agit d’une sorte de réinterprétation de L’Orphée de Monteverdi). L’harmonie de la communauté est symbolisée par la tonalité glorieuse de ré majeur, conformément à son usage traditionnel pour représenter le triomphe.

Au cœur esthétique du parcours de Maxwell Davies se trouvent les dix symphonies. Pour un compositeur qui, dans sa jeunesse, cultivait la réputation d’un enfant terrible luttant contre les traditions et les institutions de la culture savante, cela sembla une volte-face inattendue. En réalité, Maxwell Davies s’est toujours immergé dans la tradition classique, présente en filigrane dans toutes ses œuvres. Il se réfère volontiers à Bach, Haydn et Beethoven. À Manchester déjà, il avait lu le traité théorique de Heinrich Schenker Der freie Satz, notamment ses analyses des Cinquième et Neuvième symphonies de Beethoven, et pendant ses travaux préparatoires pour Taverner il prend conscience de la nécessité d’un « long-term thinking over a long span of time » (« penser à long terme, longtemps »). Rappelons qu’il choisit d’étudier auprès de Petrassi, un compositeur qui n’adopta jamais le dodécaphonisme (ce qui ne l’empêcha pas d’encourager le travail de son élève sur Prolation pour orchestre, une grande œuvre sérielle à l’ombre de Pierre Boulez et Luigi Nono) et qui dialogua avec la musique du passé dans un style néoclassique / néobaroque marqué par Igor Stravinsky et Paul Hindemith. Ce n’est donc pas une grande surprise de voir Maxwell Davies commencer un projet à grande échelle pour l’orchestre symphonique peu après avoir achevé son opéra – ainsi que la vaste méditation symphonique Worldes Blis (1966–69). (Cette évolution stylistique coïncide également avec son déménagement en Écosse, matrice d’une remise en cause plus large.)

Il est évident que l’influence structurelle de Beethoven est partout dans la Première symphonie (commencée en 1973, achevée en 1976, créée en 1978 à Londres), au même titre que l’est « l’approche à long terme » de Sibelius dans la Cinquième – deux influences d’égale importance pour Maxwell Davies. Le défi pour lui est de trouver les moyens de réinterpréter la symphonie – forme typique du XIXe siècle – dans le contexte de la fin du XXe siècle. Les brillants appels du cor et les longues lignes pour violons du début du premier mouvement n’évoquent pas que Beethoven mais également le paysage des Orcades – les hautes falaises et les cris des mouettes –, le tout étant ponctué par le son mystique ou rituel des crotales. La musique se construit autour de « centres » (des moments de repos ou de focalisation) à la manière des centres tonals des XVIIIe et XIXe siècles, mais au sein d’une architecture qui n’a plus qu’une relation lointaine avec la tonalité. La Cinquième symphonie (1994) est une grande forme symphonique en un seul mouvement. On y trouve des triades, mais débarrassées de leur connotations tonales. On y trouve également des processus de développement (quasi-sibéliens) : il s’agit d’un voyage musical et métaphorique, procédant par vagues. Sa dernière symphonie, la Dixième (pour baryton, chœur et grand orchestre), créée en 2014 à Londres, a un air plus mélancolique, plus nostalgique, qui jette un regard rétrospectif vers les mondes musicaux de Mahler et Berg. La vulnérabilité, la fragilité de cette musique sont évidentes, témoignage peut-être du fait qu’il compose la plupart de l’œuvre tout en luttant contre le cancer – maladie qui causera sa mort, deux ans plus tard. Intitulée « Alla ricerca di Borromini », la symphonie aborde la vie et la mort de Francesco Borrimini, architecte romain du XVIIe siècle. Maxwell Davies avait déjà composé une œuvre, le Septième quatuor « Naxos », dont les mouvements étaient nommés d’après les églises de Borromini. De même, saTroisième symphonierendait hommage à Brunelleschi. Ainsi, quand le compositeur parle de l’architecture de ses œuvres, il ne pense pas seulement à Beethoven et Sibelius, mais aussi aux monuments magnifiques du baroque romain. La structure (entendue comme structure à grande échelle) demeure son mot-clé jusqu’à la fin de sa vie – mais une structure toujours au service de l’expression.

Malgré les changements stylistiques qui se sont succédés à la surface de la musique de Maxwell Davies – réponse éblouissante à la complexité du monde tel qu’il le voit –, le fil rouge qui traverse toutes ses œuvres est son interprétation du passé lointain, notamment les musiques du Moyen Âge et de la Renaissance. On rencontre du chant grégorien au détour de beaucoup de ses œuvres. Paul Griffiths caractérise Alma Redemptoris Mater (1957), par exemple, comme la parodie d’une parodie (du Maxwell Davies sur un motet de Dunstable sur un chant). On peut aussi citer l’Ave Maris Stella (1975), une de ses premières pièces importantes écrites en Écosse (et en tant que telle œuvre de transition), où le choix du chant éponyme est un hommage à la mer des Orcades (la Vierge comme « étoile de la mer »). L’Ave maris stella est la source de l’harmonie, de la mélodie et des rythmes : il est transformé en un réseau de hauteurs et de valeurs à la façon sérielle, « projeté à travers le carré magique de la lune », selon le compositeur. On peut retrouver un processus parallèle dans A Mirror of Whitening Light (1976/77) sur le chant « Veni sancte spiritus ». Un chant grégorien caché soutient aussi la structure de la Cinquième symphonie. Maxwell Davies cherche toujours les moyens d’établir des liens entre le temps présent et le lointain historique – comme chez Schoenberg, chez Webern, chez Stravinsky, entre autres – alors même qu’il reconnaît la rupture violente entre le présent et le passé. Bref, il nous parle, à sa façon tout à fait personnelle, de la modernité.

Des œuvres expressionnistes enragées des années 1960 jusqu’aux douces compositions tonales fêtant les habitants des Orcades, la gamme du parcours musical de Maxwell Davies est étendue. Bien qu’il semble parler avec plusieurs voix, les thèmes et questions qu’il aborde restent cohérents : un engagement tout au long de sa vie contre l’hypocrisie et l’injustice ; l’importance du rôle du compositeur dans sa communauté en tant qu’animateur et porte-parole ; une approche originale des structures musicales ; une attitude critique et créatrice face à l’histoire musicale ; un ton volontiers joyeux et humoristique.

L’apport de Maxwell Davies au développement de la musique au Royaume-Uni pendant la seconde moitié du XXe siècle est incontestable. Avec ses contemporains Birtwistle et Goehr, dont il était proche, il joua un rôle très important en insufflant des idées avant-gardistes à un pays jusqu’alors généralement sceptique vis-à-vis d’un modernisme fort. Dans le contexte des années 1960, avec ses révolutions sociales et ses bouleversements dans le domaine de la musique populaire britannique (des Beatles aux Rolling Stones), Maxwell Davies apporta à la musique savante une perspective tout aussi révolutionnaire et internationale. Il montra qu’il était possible d’adopter une pensée musicale dérivée du Schoenberg des années 1920 et de Babbitt, Boulez et Nono dans les années 1950, tout en gardant un accent britannique (voire écossais) et un sens de sa propre appartenance à des traditions et à des lieux singuliers. C’est de cette façon que son legs s’inscrit finalement dans la longue tradition de la musique européenne des derniers siècles.

© Ircam-Centre Pompidou, 2016


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