Philippe Manoury : La courbure du parcours

par Alain Poirier
« Être moderne, c’est tirer l’éternel du transitoire »

Baudelaire

Lorsque Philippe Manoury s’engage dans la voie de la composition au début des années soixante-dix, le débat s’oriente vers la scission entre un difficile héritage du sérialisme et une nouvelle approche du son qui est illustrée en France par l’émergence de la musique spectrale. Dira-t-on assez que Messiaen, par sa bienveillante tolérance, était au cœur du problème comme il l’avait été vingt ans auparavant dans le sérialisme ? De syntaxique, la problématique semblait être devenu le sonore en soi, comme résultante de l’infiniment petit perçu dans une totalité, fût-elle caricaturale précisément chez Messiaen (certaines pièces du Livre d’orgue) après l’infiniment grand, appelant la cristallisation de l’écriture au travers de l’élaboration d’échafaudages harmoniques superposés sous forme d’exploitation des résonances multiples à partir d’un cantus firmus réactualisé (Et expecto resurrectionem mortuorum, etc.). La vision de cette opposition entre le conçu initial et le résultat sonore serait fortement réductrice si la proposition n’était souvent renversée, parfois jusqu’à modifier considérablement le projet syntaxique, dans l’étape même de composition. Faut-il donc opposer systématiquement la pensée procédant par déduction — qui renvoie paradoxalement Boulez et le spectralisme l’un à l’autre dans une conception séquentielle — et celle par induction — dont Stockhausen a montré les premiers exemples probants dès ses Klavierstücke jusqu’aux complexes animés de Ligeti dans les « satellites » du Continuum ? Il semblerait que la pensée musicale française se complaise dans les oppositions entre extrêmes, et que la classe de Messiaen ait constitué la position conciliatrice et, par là même, un point de convergence confortable.

La première particularité de Philippe Manoury est précisément d’avoir contourné l’enseignement de Messiaen dans les années soixante-dix, et ainsi de garder la liberté de ses choix. Si l’on se plaît habituellement à définir le parcours d’un compositeur par rapport à ses pères, celui de Manoury est plus délicat, et donc plus subtil, à cerner dans la mesure où Stockhausen — le parcours temporel de l’œuvre —, Boulez — le devenir du matériau — et Xenakis — la gestion des masses sonores — composent un premier univers de références. Nous avons déjà tenté de décrire ailleurs le parcours de l’œuvre de Philippe Manoury jusqu’à la fin des années quatre-vingt1 et en rappellerons brièvement ici les différentes phases générales, parcours utile pour la discussion qui suivra :

• 1972-1980 : la première conscience d’une nouvelle prise en charge de la perception chez Manoury s’effectue donc au croisement entre l’écriture induisant la perception au travers d’un matériau pré-déterministe et la perception impliquant un mode de contrôle à partir de masses en mouvement : de Cryptophonos pour piano (1974) à Numéro Cinq (piano et douze instruments, 1976) s’opère à la fois un renversement en faveur des probabilités pour gérer les structures globales et une mise en regard des deux approches dont Numéro Huit (1980) constituera un aboutissement avec un niveau de formalisation plus contrôlé ;

• 1982-1987 : la période des œuvres de grande envergure est inaugurée avec Zeitlauf (1982) et poursuivie avec Aleph (1985-87) parallèlement à la problématique de la mémoire qui prend ici une nouvelle dimension, en particulier dans le prolongement de la poétique de Jorge Luis Borges. L’ambition d’une partition occupant une soirée entière concerne non seulement la reconsidération obligatoire du sens de la forme, mais également une approche prenant en compte les acquis de la technologie électronique. On remarquera également l’émergence de la vision multiple d’un même concept avec les différentes versions des Instantanés qui contribueront indirectement aux œuvres de la période suivante ;

• 1987-1991 : si la plupart des œuvres de Manoury puisent souvent leur origine dans les précédentes depuis Aleph, les partitions mettant en jeu la relation avec l’électronique de plus en plus interactive reposent sur un matériau voisin et une problématique dans l’ensemble commune. Le cycle Sonus ex machina abordé avec Jupiter (1987, révisé en 1992), dont les titres font moins référence au système solaire qu’à la mythologie, poursuit l’exploration de la mémoire musicale activée par les renvois entre l’instrumental et l’informatique en temps réel et la synthèse : les processus « souterrains » de Pluton (1988) ou de Neptune (1991) participent de l’idée, encore plus dominante chez Manoury, de la prise en charge active de la perception. La Partition du ciel et de l’enfer (1989) confronte les deux univers de Jupiter (flûte) et de Pluton (piano) dans le cadre plus vaste d’un ensemble de vingt-six instruments ;

• à partir de 1991, Manoury élargit son champ d’action en abordant l’opéra avec un premier projet abandonné qui irriguera à son tour 60ème parallèle (1996) conçu en étroite collaboration avec Michel Deutsch et Pierre Strosser, véritable centre d’une constellation d’œuvres satellites, de Chronophonies (suite symphonique pour deux voix et orchestre, 1994), à Prelude and Wait (grand orchestre, 1995), restes recomposés du projet inabouti que l’on retrouvera dans l’opéra qui occupera le compositeur pendant plusieurs années et dont les Douze Moments (1998) constitueront la dernière occurrence.

K… (2001) puis La Frontière (2003) confirment le goût de Manoury pour l’opéra, parallèlement à une production de musique de chambre (Gestes, Ultima, Last) et à l’exploitation de groupes spatialisés sans électronique avec Fragments pour un portrait (1998) ou Terra ignota (2007).

• Manoury approfondit ses recherches dans le domaine du temps réel en explorant l’infiniment petit grâce à l’électronique en relation avec l’interprétation avec la Partita I (alto, 2006), le deuxième des quatre quatuors à cordes Tensio (2010/2012), la Partita II (violon, 2012), Echo-daimónon, concerto pour piano, électronique et orchestre (2011-2012), parallèlement à ses opéras (La Nuit de Gutemberg, 2010-2011 et Kein Licht, 2017) et au vaste projet de la Trilogie Köln (In situ, 2013, Ring, 2016 et Lab.Oratorium, 2019) rassemblant ses problématiques familières de la grande forme et de l’écoute du public.

La présente étude souhaiterait mettre en évidence la cohérence d’un parcours compositionnel au travers de quelques problématiques, traitées moins chronologiquement que de façon transversale dans l’œuvre d’un compositeur qui n’a cessé d’affirmer une forte personnalité au service d’une même idée, que l’acquisition des nouvelles techniques informatiques et l’affinement des processus ont permis d’exprimer avec plus d’évidence.

Si composer signifie, pour Manoury, résoudre des problèmes liés à la perception, la notion même d’« écriture » apparaît dans un second temps, après que la forme générale de l’œuvre a été déterminée dans ses grandes lignes dans Aleph ou Zeitlauf, alors que dans le cas de Pluton ou de Neptune, la forme s’est constituée plus localement au fur et à mesure de l’écriture. Concevoir l’écriture en tant que moyen de produire le résultat envisagé est une approche commune au Ligeti des années 1960-1972, au Xenakis utilisant les probabilités pour gérer l’évolution du discours ou encore à Stockhausen jusque dans ses œuvres dont la notation est limitée à des pratiques procédurales. On pourrait s’étonner de voir Manoury ainsi rapproché de personnalités aussi différentes si le compositeur ne prenait soin lui-même de préciser combien il s’est nourri diversement de ces auteurs, en particulier Xenakis et Stockhausen, auxquels on ajoutera évidemment Boulez. Là encore, un second paradoxe apparaît dans cette confrontation apparemment hétéroclite avec Stockhausen pour médiation involontaire. Au sérialisme, ou plus précisément à ses différentes phases telles que les a identifiées François Nicolas2, a été longtemps opposée une approche globale du sonore, qu’il s’agisse de l’œuvre de Xenakis qui suit son article « La crise de la musique sérielle » ou de certaines approches électroacoustiques revendiquant une souveraine immédiateté : il semble que l’histoire de la musique de la deuxième moitié du XXe siècle ne pourra se passer de cette dichotomie factice avant longtemps. Cette commode délimitation, de même nature que celle que l’on s’est plue à édifier entre le même sérialisme et le spectralisme au début des années soixante-dix, relève en effet plus du garde-fou individuel que d’une véritable intention constructive dans la mesure où les arguments sont toujours posés a contrario. Le seul intérêt de ces oppositions est de n’apparaître que dans les moments de confrontation et peut-être n’a-t-on pas suffisamment insisté sur l’apport des jeunes compositeurs au début des années soixante-dix : les quelques problématiques générales qui sont dégagées ci-dessous entendent autant montrer la cohérence de la démarche de Manoury qu’examiner les critères de réévaluation qu’offre cette époque de l’immédiat après soixante-huit.

Le déplacement du sujet

Philippe Manoury appartient donc à une génération qui a su prendre ses distances avec ces débats contradictoires, ne serait-ce que parce que l’expérience sérielle a été pratiquée et dominée très tôt, au lendemain de la Sonate pour deux pianos (1972) encore tributaire de la Deuxième Sonate de Boulez et de celle de Barraqué. La démarche de Manoury aura donc été de tirer rapidement les conclusions d’un parcours que ses aînés avaient mis de nombreuses années à considérer de façon critique, ou, pour paraphraser Debussy, « Je ne sors du sérialisme que parce que je le sais ». Lorsque Claude Helffer, dédicataire et créateur de Cryptophonos, déclare qu’il s’agit de « faire surgir de l’intérieur du piano un univers caché3 » par l’intervention de l’instrumentiste directement sur la table d’harmonie, il accrédite le propos de Manoury travaillant sur la perception par rapport à une logique sous-jacente : ce que l’héritage sériel aura pérennisé se situe moins dans le choix d’un matériau que dans l’étape de pré-composition ; l’originalité de la composition tient dans l’exploitation de ce matériau en vue d’une perception multiple et diversifiée. La part la plus remarquable de Cryptophonos réside en effet dans le déplacement du sujet vis-à-vis de son objet, son propre matériau : si le degré de « logique interne » dont parle le compositeur consiste en des relations qui restent constantes dans toute l’œuvre, le fait de glisser d’un discours « où se révèle la nature des détails (fait d’oppositions violentes et contrastées) vers un autre de conception purement globale où s’opposeront des grandes masses de sons et des zones de silence ou de résonances contemplatives4 », est autant susceptible de décrire le parcours de l’œuvre que d’annoncer l’un des gestes compositionnels les plus importants de son auteur. Un changement de perspective qui revient à considérer la matière musicale sous des angles différents dont les préoccupations sont proches de certaines idées dans le domaine de l’histoire de l’art abordant l’espace et le temps (Etienne Souriau). Plus encore, les précieux apports méthodologiques d’Edgar Morin ont permis de distinguer les degrés de causalité et les conséquences au travers des visions « géocentrique » et « héliocentrique » : selon que l’écriture constitue le noyau de la démarche compositionnelle ou que la perception en soit le critère premier, il s’agit bien, dans le cas de Manoury, de produire un déplacement progressif de l’un vers l’autre semblable à un procédé de zoom : un parcours directement impliqué dans Cryptophonos qui consacre le premier exemple probant de cette approche. C’est aussi ce qu’entend Manoury quand il identifie le sérialisme en termes de « technique » plutôt que celui de « style ». Ce que Cryptophonos ou le Quatuor à cordes réalisent à des degrés divers n’est autre que le passage d’un état à un autre, fût-il plus abstrait dans le second cas avec une forme conçue à partir d’une combinatoire d’intervalles distribués statistiquement : en proposant une réécriture du début de l’œuvre par une analyse à nouveau statistique, la section centrale du Quatuor agit comme une mise en perspective d’un même matériau réinterprété grâce à ce déplacement. C’est cette orientation d’une synthèse entre un univers ponctuel et un univers global, développée dans Puzzle, qui sera menée jusque dans ses extrêmes conséquences dans Numéro Cinq où les traces de sérialisme sont délibérément évacuées au profit d’une pensée probabiliste qui gère non seulement la forme, mais également tous les processus de transformation.

Les œuvres des années quatre-vingt, bien que différentes dans leur conception générale, renoueront et reconduiront d’une autre manière la première approche. Dans Aleph, Manoury cherche explicitement à représenter une image musicale sous des facettes diverses, mais qui ne sera cependant jamais présentée en tant que telle. La référence aux labyrinthes de Borges — on songe aussi au « Jardin des sentiers qui bifurquent » ou aux « Ruines circulaires » tirés des Fictions — trouve ici une correspondance dans la répartition des quatre forces en action (quatre groupes orchestraux et quatre chanteurs), chacun qualifié par une dimension de l’élément fondateur latent, mise en évidence et associée à un temps musical personnalisé :

  1. aspect rythmique (fixité des hauteurs) : temps fragmenté
  2. aspect mélodique (progressive mobilité des hauteurs) : temps déroulé
  3. aspect harmonique (démultiplication de la perception mélodique) : temps figé
  4. aspect contrapuntique (désagrégation de l’harmonie) : temps circulaire

La courbe ainsi formée, telle une boucle définissant la totalité en examinant successivement et individuellement ses potentialités, constitue d’une part, le pendant à l’image mallarméenne — et boulezienne — de « l’unanime blanc conflit » (…) qui « flotte plus qu’il n’ensevelit » (« Une dentelle s’abolit ») ; de l’autre, elle évoque des « formes momentanées » qui selon Stockhausen sont le « résultat d’une volonté de composer des états et processus à l’intérieur desquels chaque moment constitue une entité personnelle, centrée sur elle-même, et pouvant se maintenir par elle-même, mais qui se réfère, en tant que particularité à son contexte et à la totalité de l’œuvre5. » De même, Zeitlauf, dans lequel chacune des treize parties sera tantôt un centre, tantôt un parcours, prolongera l’idée selon laquelle la fonction des parties sera dépendante de la lecture du texte que Georg Webern a spécialement écrit pour cette œuvre : « Soit la musique se moule dans le texte, soit elle est suggérée par le texte comme cela advient avec Und starrt nicht, sondern lasst den Blick wandern (« Et ne regardez pas fixement, mais laissez promener le regard ») qui m’a donné l’idée d’une forme où je ne dirige pas le discours dans une direction précise, mais laisse l’oreille choisir parmi un déroulement d’événements. Enfin, elle peut être aussi complètement libérée de l’emprise du texte6. » On pourra effectivement suivre cette notion jusque dans la mise en œuvre de cette circularité du parcours grâce au recours à des moyens technologiques permettant la spatialisation dans les partitions du cycle Sonus ex machina fondé sur l’interactivité, de Jupiter à Neptune : un discours dédoublé, démultiplié, où l’original et les commentaires alimentent le déplacement entre l’instrument Midi (Pluton, Neptune) — ou la détection assurée acoustiquement par un micro dans Jupiter ou En écho — et la partie parallèle qui défile en tant qu’autre réalité de la première.

Trois remarques méritent d’être dégagées de cette évolution de la notion de déplacement : par l’ambition du projet consistant à considérer un matériau — explicite ou non — en en multipliant les degrés d’intelligibilité, la conception de cycle apparaît donc elle-même comme une émanation directe de ce déplacement, non plus à l’intérieur de l’œuvre, mais entre les différentes œuvres qui le composent.

Ensuite, les sections dont la fonction est de favoriser le passage d’un état à l’autre et de produire ainsi un renversement, relèvent d’un art de la transition que Manoury apprécie tant chez Wagner et dont La partition du ciel et de l’enfer, écrite dans la résonance d’une représentation du Crépuscule des Dieux, est l’une des plus représentatives : par la présence soliste de la flûte et de deux pianos, La Partition — au sens de « répartition » entre le ciel (Jupiter) et l’enfer (Pluton) propose l’interpénétration de ces deux univers en « explorant des zones d’influence et d’ambiguïté formelle par la perte d’identité et les métamorphoses continuelles que subissent les éléments de base. » (Manoury).

Enfin, autant la notion de cycle évoquée que l’individualisation de chacune des sections dans Zeitlauf qui doit beaucoup à Momente — ou dans Aleph souvent rapproché d’*Inori* — disent combien, s’il le fallait encore, Manoury reste marqué par la pensée de Stockhausen7, tout en recourant à des principes d’engendrement différents.

À l’ensemble des quatre œuvres qui forment le cycle de Sonus ex machina, se rattache En écho (1993-94) qui prolonge la même problématique en associant la voix et l’électronique en temps réel : les sept mélodies, sur un texte d’Emmanuel Hocquard chargé d’érotisme, entretiennent de nombreuses relations entre elles, « tant au niveau de la musique qu’à celui du texte. Chacune des mélodies est centrée sur un lieu, un objet ou une idée définie indiquée par le titre. À chacune d’elle, est également attaché un élément sonore (un son concret le plus généralement) qui servira d’élément de référence tant poétique que musical » (Manoury).

Les torsions du temps

Comme autre conséquence de cette translation de l’écoute, le temps musical et les processus de transformation sont étroitement liés. «  Le cours du temps », selon le titre de Zeitlauf, est en effet le fil conducteur le plus susceptible de rendre compte de l’évolution de l’œuvre de Manoury. Depuis le temps directionnel de Cryptophonos à celui circulaire d’*Aleph* et des œuvres travaillant sur l’interactivité, la position du compositeur est d’envisager les capacités de transformation tant d’un matériau que de la perception. L’idée essentielle de transformation agit à plusieurs niveaux : « Le fait de prendre conscience d’une découverte chez autrui et de se l’approprier, j’entends la transformer jusqu’à la rendre sienne, est un acte que l’on rencontre chez tous les compositeurs qui ne se contentent pas d’imiter8. » À un second degré, et donc dans la mise en œuvre de la matière sonore, Manoury définit l’écriture comme le phénomène regroupant « toutes les techniques de transformation d’un matériau sonore », de celles relevant d’une combinatoire d’écriture au sens traditionnel du terme au recours à l’interactivité conçue comme une technique de démultiplication, jusqu’à la gestion des paramètres de synthèse. D’une part, la transformation inclut la notion de prévisibilité qui a été avancée et largement traitée par la génération spectrale : idée dont Manoury s’est inspiré sans l’adopter directement dans ce sens, la prévisibilité telle que l’envisageaient Grisey ou Murail dans les années soixante-dix étant trop grande et débouchant sur une continuité et une perception contemplative. Il s’agit là d’une condition importante dans la mesure où l’écriture pour Manoury est propice à favoriser des détours buissonniers de façon à ce que les processus ne soient pas perceptibles pour eux-mêmes sous peine d’en perdre l’intérêt : pour exemple, l’introduction d’éléments assez divergents dans les séquences basées sur les chaînes de Markov dans Pluton permettra un gauchissement suffisamment efficace, d’autant plus que le processus n’a de valeur que locale. D’autre part, et si « l’écriture conditionne l’idée » selon Manoury, ce que proposait encore Cryptophonos était bien la transformation d’une perception à partir d’un même matériau, ou pour prendre une image qui avait frappé le compositeur, le glissement d’une perception visuelle par exemple dans une affiche placardée dans le métro, soit d’une impression par points privilégiant l’extrême détail aux dépens de la globalité à une visualisation d’ensemble ne permettant plus de discerner chacun des points qui composent l’image. Comme on l’a dit plus haut, il s’agissait d’un temps directionnel, ou plus précisément torsadé, puisque l’évolution entre l’écriture ponctuelle initiale et celle d’amplification finale par accumulation est couplée avec la mutation de la sonorité traditionnelle du piano avant que tout ne se résorbe sur les harmoniques d’un mi, présenté dès le début.

Au travers de ce parcours, distinct de celui très artisanal proposé par un Ligeti, Manoury initie un premier jeu de croisement entre mémoire et prémonition dans une polyphonie assimilable à un canon-miroir, et qui sera toujours plus travaillée et affirmée dans les œuvres suivantes. Privilégier la forme grâce à une organisation combinant des temps différents trouve ensuite une application plus radicale dans Numéro Huit où les sept structures thématiques sont chacune définies précisément pour donner lieu à une accumulation de structures jusqu’à un point extrême, la polyphonie devenant globale et formant rupture, comme les tableaux de Pollock présentent le passage de structures formalisées à des structures informelles. La disparition thématique qui en découle sera à son tour recomposée à partie d’éléments chaotiques pour converger vers une unité finale. C’est précisément cette notion de structures définies présentées à plusieurs reprises de manière filtrée, notamment sous formes de présentations défectives, que Manoury développera dans Zeitlauf à partir d’un même objet perçu à des moments différents : le degré de différence mis en jeu concerne la mémoire par les opérations d’interférences telles que le traitement d’une séquence vocale modifiée par l’intervention électroacoustique ou la présentation d’un événement connu dans un tempo plus lent.

Par ailleurs, cette première confrontation entre l’électronique et l’instrumental, après l’expérience de Tempérament variable pour clarinette et bande (1978, retirée du catalogue), permet une diversification plus grande de la polyphonie qui ajoute un degré supplémentaire aux relations temporelles déjà existantes. Ce que Manoury emprunte ici au « Funes ou la mémoire » de Borges où la métaphore de l’insomnie — « l’intolérable lucidité de l’insomnie » — équivaut à un temps « structuré comme un langage » et sera encore plus travaillé dans Aleph. On a déjà décrit plus haut le parcours en quatre étapes dans un temps musical lui-même réparti en fonctions successives alors que la partition ne ménage aucune directionnalité dans le passage d’un état perceptif à un autre. Parallèlement, Aleph correspond à une orientation plus nettement « mélodique » qui s’inscrit non seulement dans le débat sur la thématique des années quatre-vingt, mais répond également à la nécessité de favoriser les repères de la mémoire dans des œuvres d’une envergure désormais plus grande. Jupiter accentuera nettement cette dimension alors que l’ordinateur réalisera en temps réel de nouveaux croisements entre passé et avenir. D’un instrument confronté à l’ordinateur (monodique dans Jupiter, polyphonique dans Pluton) à l’ensemble (percussions dans Neptune) et enfin à l’orchestre (flûte et pianos MIDI dans La partition du ciel et de l’enfer), Manoury exploite les temps de la confrontation instrumentale formant un véritable cycle dont chaque œuvre se nourrit du matériau des précédentes. L’opéra, ne serait-ce qu’en réintégrant le texte, obligera une reconsidération complète du problème temporel, cette fois-ci à partir d’un matériau sémantique.

La mesure du temps (Zeitmasse) est tributaire en majeure partie de la pensée de Stockhausen auquel Manoury est resté très attaché. Là où l’analyse purement auditive échoue par l’impossibilité de découper une œuvre comme Gruppen en parties, résultat de la conception polyphonique entre les trois orchestres, ou encore dans la relation entre les formes individuelles composées dans la totalité de la partition dans Momente, Manoury trouve évidemment ses points de références privilégiés. Les Klavierstücke IX et X, basés sur les oppositions (périodicité-apériodicité, statisme-dynamisme, etc.), marquent les premières œuvres de Manoury oscillant entre des individualités harmoniques reconnaissables et des masses sonores indifférenciées ; de même, l’intérêt pour l’expérimentation en tant que moteur de l’invention que Manoury a pu lire dans Kontakte ou* Hymnen* n’est pas sans retombées sur sa conception de la simulation ; plus encore, le fait que les visions successives de la même image soient non seulement différentes, mais puissent progressivement intégrer les visions précédentes, est encore caractéristique de cette filiation ; enfin, et par conséquent, c’est l’idée d’une compréhension rétrospective, comme celle mise en œuvre dans Kontakte, qui pourrait justifier certaines démarches, en particulier celles de Neptune ou de La partition du ciel et de l’enfer dans lesquelles les nombreux niveaux d’écoute alimentent une mémoire sans cesse tenue en éveil.

De la dramaturgie virtuelle au théâtre incarné

Manoury a souvent, et justement, insisté sur la dimension théâtrale qui découlait de ses recherches sur l’interaction entre musique instrumentale et systèmes de transformations et de synthèse en temps réel. Cette mise en scène sonore, « cette dualité de perception des actions dans lesquelles la personne physique est engagée à l’intérieur d’un dispositif dont on cache les mécanismes pour en accentuer le caractère imaginaire9 » implique une forme de théâtralisation : par la distance entre le vu et l’entendu, le théâtre imaginaire du concert qui résulte des illusions acoustiques, les « trompe-l’oreille » — que Manoury a développés par exemple dans la désynchronisation entre ce que le pianiste joue dans Pluton et ce que l’on entend — a imprégné les œuvres du théâtre incarné dans les opéras, jusqu’à exploiter les trajectoires que les sons vont emprunter pour se promener dans l’espace comme dans K… où l’on peut simuler une source sonore « d’un endroit où il n’y a pas de haut-parleur10 » ou dissimuler les sources réelles et les transitions entre elles.

Travailler les temps multiples, isolés dans chacune des parties d’*Aleph* ou concevoir les réapparitions d’éléments de telle manière qu’ils soient transformés, « que leur morphologie soit irriguée, marquée, déformée par la musique qui s’est déroulée dans l’intervalle11 », implique de travailler dans le temps et la durée. Dans l’esprit des développements absents de Jeux de Debussy qui l’a profondément marqué, Manoury fonde 60ème parallèle sur une structure musicale continue, qui n’est toutefois présentée que par fragments : « J’en expose donc un début, puis je passe à autre chose, puis surgit un autre fragment de la structure pour disparaître à son tour et ainsi de suite. Vous percevez ces fragments, mais ils ne sont que ce qui émerge d’une continuité que vous n’avez pas entendue12. » De Zeitlauf à Pluton, les œuvres de Manoury mettent littéralement en scène cette dramaturgie du discours qui trouvera naturellement sa mise en œuvre dans les opéras. Pour exemple, le prélude, initialement celui de La Nuit du sortilège (1992), repris et réécrit pour former le substrat de 60ème parallèle dans lequel « il ne s’arrête jamais : s’il semble disparaître, c’est pour mieux revenir plus tard, comme s’il s’était déroulé autre part. Ce Prélude est une forme qui peut surgir à n’importe quel moment, comme pour rappeler que la situation du début n’a pas d’issue13. » Un temps continu fait de ruptures mais assuré par ce prélude qui procède par disparitions/résurgences, toujours le même et pourtant jamais identique (Manoury citera de façon symptomatique Plutarque — « On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve, selon Héraclite » — dans l’un des fragments de On-Iron, 2006.) Le même phénomène, bien qu’inversé, est reproduit dans le troisième opéra de Manoury, La Frontière (2003) où, présentée dès le prologue, une chanson d’apparence décousue et donnée par bribes, empruntant à des langues différentes, constituera le fil conducteur de l’ouvrage, s’enrichissant progressivement au cours de ses multiples et toujours différentes occurrences, gagnant en intelligibilité jusqu’à l’épilogue où elle apparaît enfin intacte et intelligible, fermant ce drame de l’identité dans un pays ravagé par la guerre. Si le huis clos statique de 60ème parallèle pouvait impliquer cette forme de continuité particulière, celui de K… (2001) veut épouser le caractère fragmentaire de l’œuvre de Kafka, Manoury évitant sciemment les transitions entre les scènes et accentuant ainsi le caractère absurde de la situation. Si le propos dramatique oriente la conception de présentation, la notion de transformation reste à la base de son attitude compositionnelle.

Transformation et évolution du matériau recouvrent divers aspects du parcours formel, en particulier dans les trois sonates pour piano. À La Ville (… première sonate…) correspond un parcours labyrinthique du même et du différent que Manoury associe à ses déambulations nocturnes dans les rues de Prague si semblables et pourtant distinctes où s’égare le voyageur, avec en référence lointaine la Sonate de Liszt en tant que monument du répertoire, et surtout l’allusion aux formes en miroir et aux « formes différées » de Berg (Lulu) : « des éléments monodiques (lents et méditatifs), des résonances harmoniques, des échelles sonores descendantes, des « toccatas », des « fugues » s’entremêlent les uns aux autres dans une forme dirigée distribuée symétriquement par rapport à un centre. Cette symétrie effectue un retour en arrière, comme si l’œuvre devait revenir à son point de départ. Mais il s’agit d’une fausse symétrie (le parcours global n’est pas inversement identique) que vient perturber de vraies symétries14. »
Veränderungen (… Deuxième Sonate…) (2008) qui se réfère ainsi explicitement à la démarche beethovénienne des Variations Diabelli, et également créée par Jean-François Heisser, définit des morphologies qui donneront lieu à transformations — titre original du recueil beethovénien — au cours des 33 sections qui explorent des gestes caractéristiques tout en évitant, comme dans la Première Sonate, toute forme de citation15. Chacune des sonates entend établir un dialogue16 avec des précédents fameux du répertoire au travers d’une actualisation des problématiques qui ont présidé à leur conception et passées au filtre des préoccupations d’un compositeur d’aujourd’hui.
Das Wohlpräparierte Klavier (… Troisième Sonate…) (2021) renvoie évidemment au Wohltempierte Klavier de Bach avec lequel elle établit, à trois siècles de distance, des liens entre les discussions de l’époque sur les tempéraments et la nôtre. Écrite pour Daniel Barenboim, la sonate explore la transformation du son instrumental grâce à l’électronique qui prend en charge la dimension « préparée » du piano et « met en place des processus informatiques qui recueillent les données de l’interprétation musicale et les utilisent comme paramètres de composition. L’ordinateur prélève ce que joue le musicien, parfois en fait une analyse, et l’utilise pour engendrer des structures musicales. La musique électronique en temps réel sera calculée en fonction de ces données interprétatives17. »

La dimension électronique concerne également et particulièrement la spatialisation permettant de simuler une source sonore comme dans la scène de la cathédrale (sc. 11) dans K… où l’acoustique est démultipliée, grâce aux 16 haut-parleurs disposés dans la salle, par les échos électroniques des vents placés dans la fosse ou des chœurs reconstitués par synthèse sonore. De façon plus inventive, la partie électronique de 60ème parallèle apparaissait comme un second orchestre, « virtuel », superposé à l’orchestre dans la fosse. De manière générale, le recours à l’électronique dans des œuvres d’une telle ampleur reste plus limitée que dans les partitions avec solistes où l’interprète individuel était littéralement pris en compte dans un véritable dialogue entre lui et l’ordinateur. L’évolution des techniques d’engendrement depuis l’usage des Chaînes de Markov – de Pluton (1988) à Le Temps, mode d’emploi (2014) –, se manifeste ensuite avec les « Toupies sonores harmoniques » qui tournent à la fois sur elles-mêmes et dans l’espace de la salle (K…, 2001), de différents modèles de synthèses sonores développées dans le deuxième quatuor à cordes Tensio (2010), ou encore de la notion de « grammaires musicales génératives » qui déterminent des règles d’enchaînements entre des figures pour l’élaboration des grandes formes telles que celles des quatuors à cordes Tensio et Melencolia (2012) et de la Trilogie Köln (2013-2019)18.

L’ancêtre Ts’ui Pên du Jardin aux sentiers qui bifurquent de Borges « ne croyait pas à un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. » Le tressage des parties originaires de Jupiter et de Pluton dans La partition du ciel et de l’enfer, autant que le rôle du prélude dans 60ème parallèle répondent de cette intention de travailler dans la durée, voire dans la longue durée dans le cas des opéras. Dans ce contexte, on ne peut passer sous silence les références de Manoury au domaine cinématographique — de Kubrick à Hitchcock, ou de Welles à Bergman — pour mieux mesurer sa conscience de l’appréhension du temps dans la durée d’un propos narratif.

L’interprétation dans tous ses états

Bien que la transformation soit une partie intégrante de la pensée compositionnelle de Manoury, elle n’intervient que rarement en terme purement instrumental, à un premier degré de la notation à laquelle est confronté l’interprète. En effet, la diversification des modes de jeu est rarement utilisée si ce n’est dans Cryptophonos où le pianiste doit intervenir directement sur la table d’harmonie. En fait, si l’écriture instrumentale participe dans l’ensemble d’une conception traditionnelle, Manoury a préféré l’enrichir par les transformations électroacoustiques, tout en étant conscient des limites en ce domaine : lorsque la notation fait défaut, il s’agit pour lui d’un problème de langage. À partir de Jupiter et de Pluton, apparaissent des micro-intervalles qui, tout en n’étant pas écrits, sont le résultat de la compression ou de la dilatation des ambitus par la station Temps-réel qui remplace la 4X. De même, l’interprétation de la forme, qui n’est jamais conçue de façon préétablie, ne concerne que certaines séquences où, comme dans Pluton, le pianiste peut influer sur la trajectoire et ainsi faire dévier localement la forme dans le dialogue interactif avec l’ordinateur, dans une approche du discours qui reste cependant éloignée des « œuvres ouvertes » conceptuelles des années soixante. Les limites, tant du recours à des modes de jeu qu’à l’interactivité, sont définies dans la différence entre l’éventail, rapidement séduisant, des possibilités techniques et l’expression voulue par le compositeur. L’attachement de Manoury à l’idée de simulation constitue ce garde-fou indispensable pour que la technologie ne l’emporte pas sur l’intention, l’attitude du compositeur ne consistant pas dans le fait de « décrire des vérités, mais de les simuler dans le temps d’une œuvre ». Corollairement, le matériau qu’il conçoit comme la réduction de ce qu’on imagine pouvoir développer, reste neutre et abstrait au début de la composition, Manoury travaillant essentiellement sur les possibilités d’extrapolation qui n’impliquent ni son devenir, ni ses futures présentations.

Le concept de « partition virtuelle », tel que Manoury l’a développé au cours de l’élaboration des quatre partitions du cycle, fait référence à une partition « dont on connaît a priori la nature des transformations mais pas les valeurs exactes qui vont les définir19. » Ou, dit autrement, « un écrit ne peut pas fixer tout le contenu sonore d’une musique »20, ce qui est le sujet de La Nuit de Gutemberg lorsque le personnage principal reconnaît que « La réalité ne se réduit pas au visible » (scène 4). Le renvoi quasi-permanent entre le jeu instrumental et la machine qui, notamment grâce au « suiveur de partition » mis au point par Miller Puckette, assure l’interactivité, pose les nouvelles conditions d’une interprétation : le texte instrumental, enregistré préalablement, est contrôlé par l’ordinateur qui a ainsi la capacité d’intervenir en fonctions de signaux donnés et codés dans la partie réelle. Depuis Jupiter, dans lequel la flexibilité du tempo du flûtiste était prise en charge par la machine pour glisser les interpolations, à Pluton où densité du discours et dynamiques étaient intégrées, jusqu’à Neptune, entre le geste instrumental et le perçu — ou la distinction entre ce qui est effectivement joué et ce qui est entendu — s’instaure une écoute réciproque d’un genre nouveau qui engage autant la mémoire de l’auditeur que sa participation active dans le cadre du concert. La perception « thématique » parvient alors à un degré maximal d’intelligibilité dans cette dernière partition dans le cadre du cycle de Sonus ex machina et comme on le voit aujourd’hui de la façon la plus aboutie dans Das Wohlpräparierte Klavier.

Plus encore, c’est la possibilité de travailler sur l’infiniment petit qui donne à Manoury l’occasion d’approfondir la notion d’expression à partir de « gestes originels », parfois explorés dans le répertoire d’œuvres de musique de chambre développé parallèlement aux partitions électroniques ou aux opéras dans les années quatre-vingt-dix (Gestes, Ultima, Last) : « Par ce terme [gestes originels], j’entends toutes manières spécifiques, si minimes soient-elles, de production du son. Un mouvement d’archet particulier, un certain type de phrasé, une articulation caractéristique, tout élément de base susceptible d’engendrer une expression musicale constitue pour moi un geste originel. » [Préface à la partition de Gestes] L’interprétation, scrutée dans ses moindres détails reste, parallèlement au monde de l’opéra, l’une des constantes de la recherche de Manoury.Ce sera en particulier l’objet des partitions pour cordes et électronique en temps réel inaugurées avec les Partitas I et II.
Le temps réel en musique se distingue du temps différé « lorsque le mode de calcul se déroule à une vitesse telle que l’oreille ne peut la percevoir » (Collège de France : « Temps et musique IV »). Partita II pour violon et électronique, dédiée à Hae-Sun Kang, travaille sur les notions de pression, vitesse et position et prolonge le propos du quatuor à cordes Tensio où le quatuor réel est confronté aux sons de diverses synthèses21 (Éric Lindemann, Matthias Demoucron, Miller Puckette) du quatuor virtuel. Le perfectionnement du suivi de partition, considérablement plus élaboré que celui du cycle Sonus ex machina, introduit désormais le suivi du tempo qu’il est désormais possible de prédire : « la partie électronique en temps réel s’adapte en permanence au tempo courant, en suivant les variations que peut y apporter l’interprète22. » Quant à la superposition de couches de tempos mise en œuvre dans Partita II entre le violon et la partie électronique, elle porte en filigrane la marque des musiques traditionnelles japonaises qui ont profondément marqué le compositeur23 (Sound and Fury contient notamment une allusion aux orgues à bouche du gagaku avec la basse harmonique transposée dans le suraigu).
Le goût de Manoury pour l’accumulation de tensions qui conduisent à ce qu’il qualifie de « violence composée » caractérise nombre de parcours formels, notamment dans Sound and Fury, opposant le « son » à la « fureur », dont le deuxième terme renvoie à l’idée d’organiser le chaos au travers de sauvages mouvements orchestraux, dans Strange Ritual par l’intrusion d’éléments étrangers qui conduiront le discours à une certaine forme d’anarchie ou encore dans Abgrund pour orchestre (2007) en fragilisant l’équilibre des piliers harmoniques qui ouvrent la partition jusqu’à l’effondrement final.

Parallèlement aux préoccupations de Manoury sur le temps, celle concernant l’espace est une autre constante. Que ce soit d’un point de vue dramaturgique comme le recours à la réverbération dans la scène finale de K…, de la distance et de l’éloignement (On-Iron) ou du dialogue avec un deuxième piano placé en coulisse dans la Passacaille pour Tokyo, avec la fonction de résonateur du piano par l’orchestre ou les quatre pianos virtuels diffusés autour du public dans le concerto Echo-Daimónon, l’espace tant réel que virtuel a toujours été présent.
La disposition des musiciens est également une préoccupation récurrente dans les œuvres concertantes, telle que Terra ignota (2007), expression qui désignait autrefois les terres inexplorées, avec le soliste au piano (et célesta), placé au centre de quatre groupes instrumentaux placés symboliquement aux quatre points cardinaux, le piano jouant le rôle « d’une sorte d’explorateur se trouvant au centre de quatre continents ». Déjà, Fragments pour un portrait (1998) répartissait les 30 musiciens en trois groupes sur trois podiums séparés — 2 groupes bois, cordes et cuivres de part et d’autre, cordes, bois et percussions, harpe, piano et célesta au centre –, puis Identités remarquables (2005) avec un ensemble de 23 musiciens placés symétriquement en groupes décroissants – à gauche et à droite deux quintettes à vent (bois et cuivres mélangés), deux quatuors à cordes, un duo harpe et piano au centre et un trio de percussions au fond –, ou encore Strange Ritual (2005) écrit pour un ensemble de 22 instruments en privilégiant à gauche et à droite de la scène deux trios – flûte (dont piccolo), 2 hautbois (dont cor anglais) et 3 clarinettes (dont petite clarinette) – qui jouent le rôle comparable au ripieno de l’ancien concerto grosso. Plus encore, les partitions orchestrales exploitent des dispositions originales, en particulier dans deux des œuvres les plus passionnantes de leur auteur : Sound and Fury (1999) pour deux orchestres à cordes et cuivres de chaque côté et bois et percussions en position frontale24, et Noon (2003) pour voix soliste (et vois parlée enregistrée) sur des poèmes d’Emily Dickinson, avec les bois et cuivres au centre entourés de part et d’autre par deux orchestre à cordes, et un chœur réparti à l’intérieur de l’orchestre. La dramaturgie de cette vaste partition convoque aussi l’électronique faisant écho à la voix avec six sources sonores placées autour du public, Noon apparaît comme l’une des œuvres les plus ambitieuses du compositeur.

Cette préoccupation a pris une nouvelle dimension dans la réflexion sur les salles de concert où la disposition standardisée de l’orchestre symphonique est induite par la seule disposition frontale, alors que l’architecture récente des nombreuses nouvelles salles répartissant le public autour de l’orchestre, permettent aujourd’hui de reconsidérer une situation que l’histoire a figée depuis deux siècles. L’idée d’imaginer de nouvelles dispositions des musiciens dans une salle permettant une spatialisation différente concerne la Trilogie Köln regroupant Ring (2016), In situ (2013) et Lab. Oratorium (2019), partitions crées par François-Xavier Roth dans la salle de Philharmonie de Cologne. Ring propose la disposition de huit groupes d’instruments de familles différentes autour d’un orchestre « mozartien » placé sur la scène. In situ distribue au centre un ensemble de solistes plus un orchestre à cordes, alors que le grand orchestre est dispersé autour du public25, offrant à l’auditeur une écoute homogène au centre et hétérogène autour de la salle.
Quant au troisième volet, Lab.Oratorium, il correspond à la forme la plus développée et composée pour deux acteurs, soprano, contralto, chœur de chambre, grand chœur amateur, électronique en temps réel et grand orchestre spatialisé.
Au-delà de la grande trilogie de Cologne, on retrouvera les mêmes préoccupations de répartition des musiciens comme dans les Mouvements pour piano et douze instruments éclatés en quatre trios dont les trois premiers sont homogènes (3 cordes / 3 bois / 3 cuivres / percussion, harpe et contrebasse).
En collaboration avec le metteur en scène Nicolas Stemann et sur des textes de l’écrivaine autrichienne Elfriede Jelinek, Manoury a composé Kein Licht, s’appuyant sur le concept forgé par Manoury du « Thinkspiel » qui « renvoie surtout au “jeu” entendu comme association et action combinée de la recherche expérimentale, de la pensée conceptuelle et du “langage artistique”26. » Le projet d’une forme organique, dans laquelle les parties parlées et celles chantées coexistent, repose sur « la confrontation entre les forces du théâtre et celles de la musique. Ainsi, la partition musicale se présente-t-elle en modules séparés (et parfois ouverts sur des temporalités malléables) qu’il va falloir intégrer au tissu théâtral. À d’autres moments, il sera demandé au théâtre d’épouser le temps musical27. »
Les notions essentielles de l’électronique en temps réel, des formes de spatialisation et de nouvelle forme d’alliage entre théâtre et musique sont les fils conducteurs du séminaire que Philippe Manoury a donné au Collège de France en 2016-201728.

Entre la conception d’un matériau envisagé et figuré de multiples façons, celles de temps partagés entre mémoire et prémonition et de multiplicité de temporalités, et l’attention portée à l’interprétation, la musique de Manoury est chargée d’une étonnante continuité : parti du sérialisme dont il a plus retenu l’abolition de hiérarchie entre les sons que les processus combinatoires, Manoury a su allier, en particulier grâce à sa maîtrise de l’électronique et à sa constante préoccupation de prendre en charge l’écoute, les formes par prolifération dans le temps (du cycle Sonus ex machina à la Trilogie Köln) et l’allure formelle de grandes fresques opératiques, dans un parcours personnel qui privilégie une boucle, là où la forme accomplit une courbure égale à celle du parcours du compositeur.


  1. « Le même et le différent : éléments pour un portrait de Philippe Manoury » in Inharmoniques n°7 (Séguier - Ircam - Centre G. Pompidou, 1991).
  2. Traversée du sérialisme (Conférences du Perroquet, n°16, avril 1988), et « Utopie du sérialisme ? » in Les Cahiers de l’Ircam n° 4, Ircam - Centre Pompidou, 1993.
  3. « La musique pour piano depuis 1945 » in Cahiers du CIREM n°10-11 (1989), p.109.
  4. in texte accompagnant l’enregistrement de Cryptophonos par Claude Helffer (MFA-Harmonia Mundi).
  5. in «Momentform» in Texte zur elektronischen und instrumentalen Musik, vol.1 (Cologne, 1963), p.189; trad. fr. in Contrechamps n° 9, Lausanne, 1988.
  6. P. Manoury in « La flèche du temps » in Cahiers du Festival de La Rochelle (1983), repris et révisé in La Note et le Son, Écrits et entretiens 1981-1998, L’Harmattan 1998, pp. 15-21.
  7. Auquel il a consacré un long texte d’hommage, [document:20045][« Stockhausen au-delà… »] (décembre 2007) tout en lui dédiant Terra ignota (in memoriam Karlheinz Stockhausen).
  8. in Musiques en création (Festival d’Automne-Contrechamps, 1989), p. 37, repris in La Note et le son, Ecrits et entretiens 1981-1998, op. cit., pp. 259-74.
  9. « À propos d’un opéra inachevé » in La Note et le Son, Écrits et entretiens 1981-1998, op. cit., p. 193.
  10. Va-et-vient. Entretiens avec Daniela Langer, Musica falsa, 2001, p. 121.
  11. Ibid., p. 49
  12. Ibid., p. 59.
  13. « À n’importe quel moment » (1996). Repris in La Note et le Son, Écrits et entretiens 1981-1998, op. cit., pp. 211.
  14. http://www.philippemanoury.com/wp-content/uploads/2008/10/la-ville-premiere-sonate1.pdf
  15. Voir la mise en regard des Veränderungen de Beethoven et des épisodes de la Deuxième Sonate de Manoury : http://www.philippemanoury.com/?p=769
  16. Au sens du Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli de Michel Butor (1978).
  17. Voir l’analyse technique détaillée du compositeur : http://www.philippemanoury.com/?p=6842
  18. Ces techniques sont explicitées et illustrées dans le séminaire de Philippe Manoury au Collège de France (2016-2017).
  19. in «La note et le son : un carnet de bord» dans Contrechamps n° 11, Paris 1990. Repris in La Note et le Son, Écrits et entretiens 1981-1998, op. cit., pp. 43-57.
  20. La musique du temps réel, Entretiens avec Omer Corlaix et Jean Guillaume Lebrun, Musica falsa, 2012, p. 47.
  21. Voir « Les procédés de composition utilisés dans Tensio » (2012) : http://www.philippemanoury.com/?p=4828#fn-4828-2
  22. La musique du temps réel, op. cit., p. 56.
  23. Voir en particulier le chap. 6, « Le Japon, si loin, si proche » de La musique du temps réel, op. cit.
  24. Voir l’article « Comment j’ai composé Sound and Fury » : http://www.philippemanoury.com/?p=2575
  25. Un extrait vidéo de In situ dirigé par François-Xavier Roth est disponible le séminaire de Philippe Manoury au Collège de France, « Repenser les formes II : les formes spatiales », https://www.college-de-france.fr/site/philippe-manoury/course-2017-02-10-14h00.htm
  26. « Sur le Thinkspiel » : http://www.philippemanoury.com/?p=6091
  27. Ibid. Voir aussi à http://www.philippemanoury.com/?p=7284
  28. https://www.philippemanoury.com/?page_id=6069
© Ircam-Centre Pompidou, 2008


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