La ville est ma première composition pour piano depuis 1973, date à laquelle j’avais écrit Cryptophonos. Commençée à Prague le 10 octobre 2001, la composition ne sera achevée à Paris que le 12 février de l’année suivante. Sa gestation a été longue et difficile et ce n’est que tardivement que je me suis décidé à lui donner sa forme définitive.
Comme très souvent en ce qui me concerne, les prémisses ont été assez désordonnés et le fait de revenir périodiquement sur les mêmes esquisses, les mêmes motifs, m’a fait entrevoir un parallèle avec les déambulations nocturnes que j’effectuais à Prague à cette époque. Revenir dans un même lieu par un chemin différent nous fait percevoir ce que l’on connaît déjà sous un angle nouveau et enrichit notre propre vision. C’est donc le parcours labyrinthique de différents paysages sonores, plusieurs fois abordés, qui s’est imposé. Le titre La ville est une analogie de cette situation.
Le sous-titre (…première sonate…) fait ici référence à la Sonate de Liszt qui me revenait fréquemment en mémoire. Il s’agit ici de ce que l’on pourrait appeler « un hommage critique ». Si cette œuvre ne cesse pas de me fasciner dans son ensemble, un de ses aspects, la fugue, m’a toujours laissé perplexe. Pourquoi Liszt n’a-t-il pas mené à terme cette fugue qui commence si magistralement ? Pourquoi l’a-t-il interrompu si vite par ces traits de virtuosité ? Ne pouvait-il pas la reprendre plus tard ? Je tenais là une clé de la forme que j’allais donner à cette œuvre à défaut de répondre à ces questionnements musicologiques. Ces parcours nocturnes, avec retours, formaient le pendant géographique de formes musicales qui s’interrompent, disparaissent, pour revenir avec le potentiel de mémoire qui s’est accumulé entre temps. Comme dans le temps d’une promenade, ce que nous percevons à nouveau interfère avec ce que nous avons découvert entre temps.
C’est sur le principe des « formes différées » que s’articule cette œuvre. Des éléments monodiques (lents et méditatifs), des résonances harmoniques, des échelles sonores descendantes, des « toccatas », des « fugues » s’entremêlent les uns aux autres dans une forme dirigée distribuée symétriquement par rapport à un centre. Cette symétrie effectue un retour en arrière, comme si l’œuvre devait revenir à son point de départ. Mais il s’agit d’une fausse symétrie (le parcours global n’est pas inversement identique) que vient perturber de vraies symétries, (il arrive que des bouts de parcours reproduisent un cheminement voisin du précédent). Le centre est polarisé sur une note pivot (ré) qui s’impose peu à peu depuis le début et s’incarne dans un grand silence avant que l’œuvre ne semble revenir à son point de départ.
Philippe Manoury.