Parcours de l' oeuvre de Meredith Monk

par David Sanson

Meredith Monk est née dans la musique. Issue par sa mère, elle-même chanteuse professionnelle, d’une lignée de chanteurs venue de Russie, très tôt formée à la méthode rythmique de Jaques-Dalcroze, elle entretient avec la musique, et en particulier avec le rythme, le corps et la voix, une relation naturelle, instinctive, quasi « animale » et extraordinairement organique — pour reprendre l’un des qualificatifs qui revient le plus souvent, dans sa bouche comme dans celle de ses commentateurs, au sujet de son travail. Sans équivalent dans le paysage musical qui s’est déployé de part et d’autre de l’Atlantique après 1945, son œuvre redonne tout son prix à une valeur trop souvent galvaudée : la singularité.

Mais la singularité ne serait-elle pas justement l’une des spécificités de la musique « savante » américaine ? Cette lignée des mavericks (francs-tireurs) qui relie Charles Ives à Lou Harrison, en passant par Henry Cowell, John Cage, Harry Partch, La Monte Young, Pauline Oliveros ou Laurie Anderson, formerait même une authentique « tradition américaine », si l’on en croit le musicologue Michael Broyles, dont le livre Mavericks and Other Traditions in American Music1 accorde d’ailleurs une place de choix à Meredith Monk. La compositrice elle-même, qui côtoya John Cage, a souvent avoué se reconnaître dans cette société de “francs-tireurs”. Mais contrairement à Ives, elle n’a pas œuvré dans l’ombre ; et même si la survie économique de sa compagnie est remise en jeu à chaque nouveau projet, elle n’a pas eu non plus à mener la vie vagabonde d’un Harry Partch. Après son apprentissage sur la côte ouest – terre d’élection des mavericks –, elle s’est spontanément mêlée à la florissante avant-garde new-yorkaise. Et la reconnaissance institutionnelle n’a pas tardé, en Europe dès les années 1970, puis dans le monde entier, aidée par les disques régulièrement publiés par le label ECM. En 1985, l’hebdomadaire new-yorkais The Village Voice lui avait déjà décerné trois de ses Obie Awards, dont un pour l’ensemble de sa carrière — à seulement 43 ans ! Et deux ans plus tôt, elle faisait partie — aux côtés de John Cage, Robert Ashley et Philip Glass – des 4 American Composers auxquels le cinéaste Peter Greenaway consacrait un documentaire… On pourrait dire de son parcours qu’il ne diffère guère en apparence de celui de ses collègues répétitifs américains aux côtés desquels elle a débuté, Steve Reich et Philip Glass. À ce détail près que Meredith Monk est toujours restée, depuis bientôt soixante ans, l’interprète privilégiée de son propre travail ; elle a engagé son propre corps et sa propre voix, sa vie même, dans son art, et avec eux ceux des membres de son ensemble, pour en faire les instruments d’élection d’une musique venue renouer avec des traditions millénaires et entrelacer maints folklores éloignés, voire imaginaires2. D’ailleurs, elle l’a toujours rappelé, son usage de la répétition vient des musiques traditionnelles. Et son « minimalisme » à la fois sauvage et sophistiqué – qui est plutôt une quête de dépouillement et de « simplicité » – est surtout tributaire de La Monte Young. Transmise de manière essentiellement orale, sa musique s’est d’abord déployée bien au-delà des salles de concert. Et surtout – et c’est loin d’être un détail –, Meredith Monk n’avait aucune envie de se plier aux codes et aux diktats d’un monde essentiellement « masculin » : c’est aussi cela – cette manière à la fois sereine et souveraine de s’affirmer en tant qu’artiste femme – qui confère à son œuvre son importance, sa beauté et son irréductible singularité, et qui fait de Meredith Monk un symbole autant qu’un exemple. Avant de revenir sur cette place à part qui est la sienne dans le paysage musical, il est nécessaire toutefois de s’attarder tour à tour sur les deux traits distinctifs les plus saillants de son protéiforme parcours : sa dimension intrinsèquement pluridisciplinaire d’une part, et d’autre part le rôle premier qu’y tient la voix.

Une musicienne-mosaïste : vers la fusion de tous les médiums

Les termes de « composite » ou de « mosaïque » reviennent fréquemment au sujet de l’œuvre d’une artiste dont la palette et la pratique englobent la musique et le chant, le théâtre, la performance, les arts visuels, le mouvement, la vidéo et le cinéma. En 1966, avec le solo 16 Millimeter Earrings, incorporant le médium cinéma, mais aussi des textes, des objets, du mouvement, elle a l’intuition qu’il est possible d’inventer une forme performative « qui ait un sens de la poésie, une poésie non verbale – un théâtre d’images, de sons et de textures ». 16 Millimeter Earrings est aussi sa première grande composition musicale : la performance est accompagnée d’un bout à l’autre par un environnement sonore qui va s’épaississant, formé de blocs et de boucles de musique vocale, de textes et de textures, de fragments enregistrés de la performance, l’ensemble étant diffusé par quatre magnétophones… Deux ans plus tard, Monk crée la compagnie The House pour porter son travail, agrégeant autour d’elles comédiens, musiciens et danseurs.

La force du « théâtre musical » d’un genre nouveau qu’elle va développer durant les décennies suivantes tient ainsi à l’équilibre alchimique entre les différents médiums, la poésie et la musicalité avec lesquelles ses pièces intriquent les différents moyens d’expression qui les constituent, comme autant de cellules d’un même organisme. Ce théâtre musical cherche à atteindre la subtilité et l’unité à l’œuvre dans les arts de la scène orientaux, le katakali indien, l’opéra chinois, le kabuki japonais, où les composantes s’imbriquent naturellement. Ses éléments peuvent aussi se décliner séparément, sous forme d’installation vidéo, de film ou de version concertante. Meredith Monk parle souvent de « poésie visuelle » (visual rhyming) au sujet de son travail. Elle ne réfute pas non plus, faute de mieux, et toutes proportions gardées, le terme de Gesamtkunstwerk (« œuvre d’art totale ») wagnérien. Le mot « opéra » apparaît d’ailleurs dans le sous-titre de plusieurs de ses œuvres emblématiques : Vessel (« An Opera Epic », 1971), Education of the Girlchild (1973), Quarry (1975-1977), Recent Ruins (1979), Specimen Days (« A Civil War Opera », 1981), Magic Frequencies (« A Science-Fiction Chamber Opera », 1998) – Atlas constituant, en 1991, son unique ouvrage créé dans une maison d’opéra (à Houston). Mais ce sont des opéras sans paroles, dans lesquels la voix atteint néanmoins à une puissance qui confine à la glossolalie.

Ce théâtre musical mêle des éléments narratifs — des personnages, des événements, et toujours l’ombre de l’Histoire et la lumière des grands récits fondateurs — en un flux de séquences agencées suivant cette conception circulaire du temps, et non plus linéaire, chère à Meredith Monk. Celle-ci a souvent parlé de sa manière d’envisager le temps comme une matière sculpturale, fluide et labile. Ainsi cette dramaturgie non-linéaire, cette composition par juxtaposition – de scènes, d’images et de sons – est une manière d’épouser le cheminement de la pensée, de refléter simultanément différentes strates de réalité et, ce faisant, de libérer la perception. Mosaïste, poète, Meredith Monk est aussi une sorte d’archéologue, qui a parfois le sentiment que tout événement trouve sa correspondance, son écho dans l’Histoire et dans le passé. Elle aime à rendre visible cette coexistence de différentes strates temporelles, comme dans Quarry ou American Archeology #1 (1994). Par sa manière de jouer sur les effets de plans et montage, son travail scénique, sonore et visuel a aussi quelque chose de très cinématographique. Ses deux films, Ellis Island (1981) et Book of Days (1989), multiplient d’ailleurs les collisions temporelles entre l’aujourd’hui et l’hier, le monde contemporain et le Moyen Âge ou la Seconde Guerre mondiale. Parfois aussi, Meredith Monk s’aventure dans le futur, comme dans The Games (1983) – sa dernière collaboration avec son compagnon Ping Chong, créée pour la Schaubühne de Berlin en 1983, une espère d’opéra de science-fiction mettant en scène un monde postnucléaire – ou Magic Frequencies.

Monk brouille également les frontières entre l’art et la vie, entre la scène et le réel. Les quinze premières années particulièrement, puis périodiquement dans la suite de son œuvre, elle va ainsi s’attacher à abattre le « quatrième mur », s’aventurant dans l’espace public et s’imposant comme une pionnière de l’art in situ. Ses pièces mettent en question notre manière d’envisager le « spectacle » et bouleversent le rapport scène/salle : certaines se déroulent à différentes heures de la journée, d’autres sont déambulatoires, d’autres encore présentées en épisodes sur plusieurs semaines… En témoignent dès les années 1967-69 les séries des Blueprints – pour lesquelles Monk collabore notamment avec un jeune performer nommé Bob Wilson – et des Tours, qui intègrent des effectifs de plus en plus importants, constitués notamment d’interprètes locaux. En 1969, Juice, sous-titré « Cantate théâtrale en trois installations », voit Monk et sa troupe (85 interprètes) investir la fameuse rampe hélicoïdale du musée Guggenheim de New York – le spectacle se concluant un mois plus tard dans le loft de l’artiste sur Great Jones Street. Ce même loft sera le point de départ, le 18 octobre 1971, de Vessel, monumentale épopée autour de la figure de Jeanne d’Arc, qui mène ensuite le public dans un théâtre, puis un parking… Près de 40 ans après Juice, en 2008, Meredith Monk retrouvera les structures hélicoïdales en interprétant avec son ensemble ses Songs of Ascension dans la tour de 8 étages conçue pour la Oliver Ranch Foundation, en Californie, par la plasticienne Ann Hamilton, avec laquelle elle avait déjà collaboré en 2002 pour son spectacle mercy.

L’une des constantes et l’un des traits constitutifs du travail de Monk, à ne jamais oublier, est l’humour. À la croisée de la farce carnavalesque des saltimbanques médiévaux, du burlesque à la Keaton et du nonsense façon Monty Python, les pièces de Monk – quelles que soient la concentration, l’atmosphère recueillie qui en émanent – ménagent toujours une salutaire mise à distance de tout esprit de sérieux. Citons cette scène d’Ellis Island dans laquelle une institutrice revêche (Mieke van Hoek, compagne de la compositrice) tente d’enseigner la langue anglaise aux nouveaux émigrés. Ou encore ce passage – fréquemment cité par la romancière Fanny Chiarello dans son livre A Happy Woman – de la Skeleton Lines, dans Impermanence, où Ellen Fisher effectue une chute d’un irrésistible effet comique3. Meredith Monk affectionne le hasard, la surprise, ce qu’elle appelle « la magie ».

La période 1977-1978 semble marquer un tournant. Elle coïncide avec la création du Meredith Monk Vocal Ensemble, à l’occasion de la composition de Tablet (enregistrée en 1979 par le label Wergo). La chanteuse est rejointe par d’autres, avec lesquels elle va entreprendre de partager la singulière technique vocale qu’elle a développée depuis 15 ans. Entourée de la troupe, naturellement cosmopolite, de ses fidèles chanteurs et musiciens, Meredith Monk va désormais, durant les décennies qui vont suivre, s’employer à travailler davantage à partir des individualités qui la constituent : alors qu’auparavant, les protagonistes de ses œuvres étaient des sortes de figures archétypales, d’abstractions, son travail se nourrit désormais de la singularité même de ses collaborateurs, met en scène des personnes plutôt que des personnages, comme autant de composantes d’un même organisme. En témoigne par exemple, en 1984, Turtle Dreams, judicieusement sous-titré « Cabaret ». Ou encore les différentes pièces qu’elle co-signe avec des membres de son ensemble : la comédienne Lanny Harrison (Acts from Under and Above, 1986 ; Evanescence, 1993), la pianiste Nurit Tiles (Fayum Music, 1988), ou encore le violoncelliste Robert Een, avec lequel elle élabore Facing North en 1990. Il appartient désormais aux instrumentistes – toujours présents sur le plateau – et aux chanteurs de tisser la trame dramaturgique et poétique de l’ensemble.

Cette période, qui coïncide également avec la signature de son contrat discographique avec ECM, inauguré avec Dolmen Music (1981), la voit ainsi centrer encore davantage son travail sur la musique – sans jamais pour autant mettre de côté la dimension performative et spectaculaire, qui en est partie intégrante – et sur ce qui, depuis toujours, a été au cœur de sa pratique : la voix.

La voix, centre d’un monde en-deçà des mots

Meredith Monk est souvent revenue sur ce jour de 1965 où, assise au piano à vocaliser, elle prit conscience que la voix était « la messagère de l’âme », pour reprendre le titre d’un texte écrit pour la revue Arcana de John Zorn : « J’ai soudain eu la révélation que la voix pouvait avoir la même souplesse et le même éventail de mouvements qu’une épine dorsale ou un pied, et qu’il m’était possible de découvrir et de bâtir avec ma voix un vocabulaire propre, de la même manière qu’un mouvement est fait de manière particulière par chaque corps4. » Dès lors, elle n’a jamais cessé d’explorer les possibilités de cet organe qui contient « le masculin et le féminin, tous les âges de la vie, des nuances d’émotions pour lesquelles nous n’avons pas de mots5 » Ses premiers essais, dont témoignent les disques Key et Our Lady of Late, sont émouvants, qui voient la musicienne expérimenter tout un éventail de techniques pour aller jusqu’au bout de ses possibilités physiques, accompagnée le plus souvent par un simple ostinato d’orgue ou de… verre de vin avec lequel la voix fait corps. Le résultat fut un jour qualifié par son auteure de « musique folk de l’espace6 ». Dès 1970, Meredith Monk commence à donner des récitals en solo, s’accompagnant à l’orgue ou au piano. Dans les années 1970, elle collabore également comme musicienne pour les chorégraphes William Dunas (Our Lady of Late, 1972) et Merce Cunningham (Events #118 et #189, 1975-77).

Gregory Sandow a décrit les œuvres de Meredith Monk comme « les airs folkloriques d’une culture qu’elle aurait elle-même inventée7 ». Une culture dont la caractéristique principale est de se passer du langage. Meredith Monk aime à dire que la voix est une langue en soi : « Selon moi, la voix, seule, peut rendre compte d’expériences qui se situent au-delà des mots, du langage, au-delà même de toute réflexion. Je souhaite les partager avec le public, que chacun puisse littéralement les vivre au plus profond de soi8. » En se passant des mots, la voix « préhistorique » – selon le juste mot de Fanny Chiarello – de Meredith Monk atteint à des mondes qui ne sont d’aucun temps ou d’aucun lieu, ou plutôt de tous les temps et de tous les lieux – convoquant parfois des formes aussi immémoriales et universelles que la « chanson », l’« hymne » ou la « berceuse ». Tour à tour animal ou élément, mouette ou tempête, sœur ou sorcière, instrument ou être vivant, tour à tour chuintement, crissement, hululement ou rugissement, cri ou appel, cette voix à la souplesse et à l’ambitus hors du commun abolit les différences d’âge et de genre, excelle à tisser des paysages et des scènes en se jouant des frontières géographiques et culturelles. Elle parvient même, dans Light Song (1988), à conjuguer deux voix en une seule. Et lorsque les mots affleurent, comme dans Scared Song (Acts From Under And Above, 1986), Three Heavens and Hells (1992) ou encore Last Song et Between Song (impermanence, 2004), c’est d’une manière abstraite, musicale, qui ne rend sa signification que plus pénétrante.

La référence à l’univers médiéval, pour lequel la musicienne avoue sa fascination, est l’une des premières qui vient à l’oreille à l’écoute du chant de Meredith Monk, dans ses textures comme dans ses structures : Richard Taruskin cite l’« organum, le hoquet, le rondellus », soulignant que ces genres « n’ont trouvé leur forme écrite qu’après avoir connu de considérables développements sous forme orale9 ». Mais si l’on croit parfois entendre des réminiscences grégoriennes, celles-ci peuvent voisiner au sein d’une même œuvre avec des échos des traditions musicales d’Afrique ou d’Asie, des chants juifs et des chants d’oiseaux. Quant à l’accompagnement musical, répétitif, fondé sur des ostinatos et des bourdons (orgue, synthétiseur, piano, percussions), toujours minimal, limité à un nombre réduit d’interprètes, s’il fait régulièrement la part belle à un instrumentarium ancien (chalemie, psalterion, dulcimer, tambour médiéval), convoque également la cornemuse, l’angklung indonésien ou la shruti-box indienne…

La création du Meredith Monk Vocal Ensemble, dans le prolongement de The House dix ans plus tôt, apparaît comme une étape logique dans ce cheminement musical : un tel apprentissage ne vaut que s’il est partagé et transmis ; la compositrice a besoin des autres pour donner corps sur scène à ses inspirations musicales. La plupart des membres de son ensemble, historiques – Julius Eastman, Lanny Harrison, Ellen Fisher, Andrea Goodman – ou arrivés au fil des décennies – Ching Gonzalez, Bohdan Hilash, John Hollenbeck, Katie Geissinger, Theo Bleckmann, Allisson Sniffin… – ont en commun d’avoir leur propre travail créateur par ailleurs. Avec cet ensemble fidèle mais fluctuant de fortes personnalités artistiques, Meredith Monk donne naissance à une musique que l’on pourrait qualifier de musique « de plateau », dans la mesure où ses compositions prennent toujours leur forme finale au cours du travail de répétition, en expérimentant de manière collective, à la manière d’un groupe de jazz ou de rock. La partition, elle – si tant est qu’il y en ait une –, ne vient qu’après.

Avec le Vocal Ensemble, Meredith Monk affirme le caractère naturellement polyphonique de sa musique. Elle démontre surtout que l’art est avant tout une aventure humaine, qui ne vaut que si elle est partagée collectivement. Comme elle l’écrivait dans le livret du CD de Volcano Songs : « Des personnes faisant de la musique ensemble : pour moi, rien ne peut remplacer cela. » Il est vrai que sa manière d’envisager la composition – et c’est la raison pour laquelle ses partitions écrites pour d’autres formations demeurent si rares – passe par un long et patient travail qui réclame de l’interprète, au moins autant qu’une technicité, une authentique disposition de l’âme : « Il faut des années et des années pour comprendre ma musique, sa pensée, sa philosophie, l’avoir dans la peau, s’en imprégner totalement, au plus profond de soi, et ce n’est pas possible si vous avez toujours le nez sur la partition10. »

De ce travail collectif sur la voix témoignent les enregistrements régulièrement parus depuis le début des années 1980, jusqu’à On Behalf of Nature en 2016 : certains sont des versions retravaillées des spectacles dont ils portent le titre, d’autres des programmes soigneusement composés qui permettent au passage de reprendre certains extraits de grandes pièces plus anciennes (Vessel, Education of the Girlchild ou Quarry). Ses grands cycles solo, tels Songs from the Hill (1976) ou Volcano Songs (1994), de même que les duos avec Katie Geissinger du même recueil (Volcano Songs, 1993), sont d’étonnantes galeries de personnages et de paysages dans lesquelles la voix se fait fantôme ou marin, insecte ou guimbarde, « vent perdu » ou « vieille lave »… Ces enregistrements ont également permis de diffuser des compositions instrumentales, essentiellement pour le piano, dont certaines ont été reprises sur le disque Piano Songs publié en 2014 par Bruce Brubaker et Ursula Oppens.

L’enregistrement – les captations audio ou vidéo (une version révisée et restaurée du film de 1978 documentant Quarry a été présentée en 2019) – est ainsi longtemps demeuré l’unique trace de la plupart des œuvres de Meredith Monk : jusqu’à la signature au début des années 2000 d’un contrat avec l’éditeur Boosey & Hawkes, à partir de laquelle Meredith Monk a entrepris, avec Allison Sniffin et Katie Geissinger, de transcrire en partitions certaines de ces pièces qui jusqu’alors n’avaient d’existence que sur disque, et dans le corps et la mémoire de leurs interprètes.

Situation de Meredith Monk, compositrice sans partition et artiste universelle

Une maverick, Meredith Monk ? Sans aucun doute, et fière de l’être. Prendre la mesure de son parcours amène, on le voit, à déborder largement le seul champ musical : l’analyse de son œuvre, indissociable de sa vie et de sa manière profondément humaniste, imprégnée de bouddhisme zen, d’envisager l’existence, oblige à convoquer des notions aussi désuètes, pour ne pas dire suspectes, en France, que celles de « spiritualité » et de « communauté ».

En 1996, le chœur new-yorkais Musica Sacra enregistre sa musique, couplée avec des pièces de Hildegarde von Bingen. La décennie suivante, Meredith Monk va pour la première fois répondre à quelques commandes en tant que « compositrice », émanant notamment du chef Michael Tilson Thomas. Pour celui-ci et son New World Symphony, elle livre Possible Sky, pour chœur et orchestre, en 2003. En 2005, le Kronos Quartet crée son quatuor à cordes Stringsongs. En 2010 vient WEAVE, pour le Chœur et l’Orchestre de Saint-Louis. En 2019, le metteur en scène Yuval Sharon propose à l’Opéra de Los Angeles une nouvelle lecture de son opéra Atlas. Et l’année suivante, Meredith Monk et son ensemble collaborent avec l’ensemble américain Bang On A Can pour le disque Memory Games… Aux États-Unis (l’ensemble M6, entièrement dédié à son œuvre) ou en Europe (le Quatuor Béla, le chœur de chambre Microcosmos, la pianiste Vanessa Wagner en France, la violoniste Andrea Ritter ou le RIAS-Kammerchor en Allemagne), de nouveaux interprètes s’approprient peu à peu sa musique et s’emploient à la diffuser.

« La manière dont ma musique est faite provient d’une tradition primale, orale, qui a bien plus à voir avec l’oreille », déclarait Meredith Monk en 1995, ajoutant que travailler avec la « mémoire musculaire » de la musique permettait, en « supprimant une étape dans le processus de mémorisation », de donner à celle-ci « une qualité qui la rapproche de la danse11. » Ainsi, en dépit des signes de reconnaissance susmentionnés, sa manière d’envisager la musique apparaît bien peu orthodoxe en regard des canons de la musique occidentale de tradition écrite. Sa musique est rebelle à la notation autant qu’aux manières de travailler en vigueur dans le milieu musical institutionnel. Un univers dont elle a souvent souligné le caractère compétitif et spécifiquement masculin : « C’est vraiment un milieu de mecs, qui peut être blessant pour les femmes ; et les femmes qui sont entrées dans l’histoire, dans la tradition européenne, occidentale, sont des femmes qui font de la musique à la manière des hommes. Je reste donc à l’extérieur…12 »

L’importance de Meredith Monk tient ainsi également à sa manière de s’affirmer dès le départ, malgré les railleries et les incompréhensions, en tant qu’artiste femme, qui fait d’elle un symbole. En 1977, à Jacqueline Caux, elle confiait : « Aujourd’hui, les femmes cherchent une expression qui, tout en s’appuyant sur la discipline, le concept, l’intellect, s’appuie également sur leur propre spécificité. Elles ne veulent plus imiter les formes masculines, ainsi qu’elles le faisaient trop souvent – pour survivre dans le monde artistique – avant la révolution féministe13. » Son travail a régulièrement mis en avant de fortes figures féminines : Jeanne d’Arc dans Vessel, Alexandra David-Néel dans _Atlas_… Quant à son spectacle iconique Education of the Girlchild, parcours rétrospectif de la vie d’une femme (de la vieillesse à la naissance) qu’elle a plusieurs fois repris depuis 1972, il apparaît comme une œuvre manifeste et universelle sur la condition féminine.

« Bien que radicalement anticonformiste et sans lien évident avec un mouvement ou un courant musical, cette artiste ne se sera jamais tenue à l’écart de la société dans laquelle elle s’exprimait », écrivait également Jacqueline Caux. De la Guerre froide à l’épidémie du Sida (Book of Days, New York Requiem en 1993), les guerres et autres tragédies de notre temps sont présentes dans de nombreuses pièces, fût-ce en filigrane. Et sa dernière pièce en date, Indra’s Net, créée en novembre 2021 au Mills College, vient clore une trilogie – entamée avec On Behalf of Nature (1993) puis Cellular Songs (1998) – autour de notre relation à la nature : dans la tradition bouddhique, le Flet d’Indra est une métaphore de l’univers, décrivant l’interconnexion de tous les êtres vivants.

Si c’est le meurtre télévisé d’un enfant palestinien dans la bande de Gaza qui inspirait mercy, si c’est la perte douloureuse de Mieke van Hoek qui a donné vie à impermanence, Meredith Monk parvient toujours à donner à ces drames une résonance universelle. C’est finalement cette dimension à la fois magique et organique, son humanité, sa sincérité et son humilité, qui fait la force de l’art de Meredith Monk, authentique avant-gardiste et figure intemporelle tout à la fois. Dans un texte de 1983 sobrement intitulé Mission statement, elle écrivait déjà vouloir « créer un art (…) qui atteint à une émotion pour laquelle nous n’avons pas de mots, dont nous ne nous souvenons qu’à peine – un art qui affirme le monde des sensations dans une époque et une société où les émotions courent le risque d’être éliminées » ; renouer avec cette « complétude (…) que l’on retrouve dans les cultures où l’art de la performance est considéré comme une discipline spirituelle, ayant le pouvoir de soigner et de transformer14 ». Sur scène, Meredith Monk et son ensemble dégagent et transmettent une énergie unique, singulièrement apaisante et régénérante, métaphysique et euphorisante. Comme l’écrivait Alex Ross, « si Monk cherche une place au firmament classique, la musique classique a beaucoup à apprendre d’elle15 ».


  1. Michael Broyles, Mavericks and Other Traditions in American Music, Yale University Press, 2008.
  2. « Imaginary folklore » est d’ailleurs le titre de l’article que Richard Taruskin consacre à Meredith Monk dans le dernier volume de sa monumentale Oxford History of Western Music (Music in the Late Twentieth Century, Oxford University Press, 2006). Il la présente comme « l’héritière conceptuelle le plus directe » de Harry Partch.
  3. On peut visionner sur YouTube la vidéo d’une représentation à la Brooklyn Academy of Music en novembre 2002.
  4. Meredith Monk, « Voice : The Soul’s Messenger », in Arcana V: Musicians on Music, Magic and Mysticism, New York, Tzadik/Hips Road, 2010, p. 265.
  5. « Getting Down to the Bones: Meredith Monk and Deborah Jowitt in Conversation », entretien publié le 18 mai 2016 sur le site du Walker Art Centre de Minneapolis.
  6. « Folk music from another planet ». Voir William Duckworth, Talking Music: Conversations with John Cage, Philip Glass, Laurie Anderson, and Five Generations of American Experimental Composers, New York, Da Capo, 1999, pp. 352–53.
  7. Voir Deborah Jowitt, Meredith Monk, Baltimore, Londres, The John Hopkins University Press, 1997.
  8. Voir Meredith Monk, une voix mystique – Entretiens avec Jean-Louis Tallon, Marseille, Le mot et le reste, 2022.
  9. Voir Richard Taruskin, Music in the Late Twentieth Century, Oxford University Press, 2006.
  10. Voir Meredith Monk, une voix mystique – Entretiens avec Jean-Louis Tallon, op. cit.
  11. Voir Geoff Smith et Nicola Walker Smith, New Voices: American Composers Talk about Their Music, Portland, Amadeus Press, 1995, p. 189.
  12. Voir notre entretien avec la compositrice réalisé en 2011, « Une rencontre avec Meredith Monk », publié en ligne sur https://sansondavid.wordpress.com.
  13. Voir Jacqueline Caux, « J’ai lu la musique avant de lire les mots. Entretien avec Meredith Monk », in Meredith Monk, Paris, Artpress, coll. « Les grands entretiens d’Artpress », 2018.
  14. Meredith Monk, « Mission Statement », in Deborah Jowitt (éd.), Meredith Monk, op. cit., p. 17.
  15. Voir Alex Ross, « Primal Song », The New Yorker, 9 novembre 2009, consultable sur www.therestisnoise.com
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