Comme son ami Luigi Dallapiccola, Karl Amadeus Hartmann appartient à une génération marquée, sinon sacrifiée par la dictature. Son œuvre atteint une première maturité, dans la proximité du chef d’orchestre Hermann Scherchen, au moment même où Hitler accède au pouvoir. Au cours des douze ans du « Reich millénaire », Hartmann accepte l’isolement, «pour ne pas déchoir dans les compromis1 », et choisit, entier et cohérent, de refuser toute exécution de sa musique dans l’Allemagne nazie, mais continue de composer et livre des créations à l’étranger. « Vint l’année 1933, avec sa misère et sa situation désespérée, et avec elle ce que devait forcément entraîner l’idée de despotisme, le crime le plus effroyable de tous – la guerre. Cette année-là, je reconnus la nécessité d’une profession de foi, non par peur et désespoir devant cette puissance, mais en réaction contre elle [Gegenaktion]. Je me disais que la liberté l’emporterait, quand bien même nous serions anéantis2 ». Après-guerre, son écriture musicale, pleine des formes de la tradition, paraît obsolète aux tenants du sérialisme.
Hartmann apparaît ainsi comme le contemporain de trois générations : celle d’Igor Stravinsky et de Paul Hindemith, mais aussi de l’école de Vienne (admirateur de Berg et Schoenberg, il se forma tardivement, en 1942, auprès d’Anton Webern) ; celle de ses collègues et parfois amis qui, après avoir été joués dans les mêmes concerts à Munich au cours des années 1920, ne partagèrent pas sa rigueur morale et firent carrière sous le nazisme (Carl Orff, à qui est pourtant dédié l’opéra Simplicius Simplicissimus, ou Werner Egk, qu’il refusa de soutenir administrativement après la guerre) ; celle des premiers représentants de l’école de Darmstadt, dont Hans Werner Henze et Luigi Nono, qui contribuèrent à déterminer la réception de son œuvre : « Une grandeur et une généreuse humanité faisaient vibrer chez Karl Amadeus Hartmann sa musique comme chaque acte de sa vie. Violence, beauté et vérité des passions, des souffrances, des amours, des conflits, des injustices insupportables, des enthousiasmes, des hostilités, des haines civiles, des responsabilités et des choix, animaient sa présence, profondément enracinée dans son temps, comme l’arbre de vie dans son Simplicius Simplicissimus », écrit Nono, qui rappelle aussi sa « violence passionnée dans les discussions », sa « consciente responsabilité civile de l’opposition dans l’action de ses frères et de sa famille socialiste, contre les hitlériens d’hier et d’aujourd’hui », et son « enthousiasme pour la vie simple3 ». De même, Henze parle de ses relations avec Hartmann, son aîné, non comme de l’autorité d’un maître sur un élève, mais comme d’une amitié « fraternelle » et « démocratique », égalitaire4, un dialogue artistique vigilant aux soubresauts et aux renouveaux d’une barbarie profondément ancrée dans l’esprit de certains peuples, et où l’écrivaine Ingeborg Bachmann devait tenir un rôle d’importance. Ce qui liait Hartmann et Henze, c’est une idée de l’art en tant que « force subversive » et « capacité de résistance liée à la tradition et riche de futur5 ». Le risque est grand de dresser le portrait d’une figure tutélaire en s’exemptant d’étudier son œuvre musicale, ou de mesurer celle-ci à son histoire et à son contenu politico-moral. Or, ce qui importe ici, c’est la quête utopique d’une adéquation entre le politique et le musical, aucun artiste ne devant, selon Hartmann, se soustraire à l’obligation de l’engagement, à moins de s’être voué au nihilisme.
Nous nous proposons de parcourir le catalogue de Hartmann selon ses genres, en sections d’inégale longueur : l’opéra, l’œuvre symphonique, où se manifesta l’essentiel de son art, et la musique de chambre.
L’opéra
Vie et mort du saint Diable, L’Homme ressuscité de la mort, Chaplin-Ford-Trott, Vraiment… ?! et La Veuve d’Éphèse, cinq courts opéras constituent le Cabinet de figures de cire (Wachsfigurenkabinett), dont le livret est un exemple de la critique sociale de l’époque : le saint Diable, prophète et scélérat, est le mystique errant Raspoutine, pour une condamnation de la religion, de son ingérence dans le politique et de son despotisme ; l’homme ressuscité de la mort est un riche américain que sa femme tire du cauchemar de la révolution ; le Chaplin-Ford-Trott moque l’american way of life, entre cinéma (Chaplin) et capitalisme (Ford), l’un conduisant à la fatuité (« Je veux être célèbre, je veux être dans les journaux et les magazines, je veux que mon nom soit sur toutes les lèvres »), l’autre prônant l’entassement des dollars comme des « grains de sable » et rendant l’amour impossible entre les classes ; Vraiment …?!, aux répliques brèves, représente deux hommes ivres ; La veuve d’Éphèse donne à voir le procès d’un homme incapable de nourrir sa femme et ses sept enfants morts de faim, au chômage, ne payant aucun denier à l’église, et donc « sans utilité et superflu », qui doit être « pendu pour le salut du monde », car qui ne travaille pas ne mange pas, et qui ne mange pas ne saurait vivre.
Le format de ces opéras, l’alternance du chant et de la parole, ainsi que la réduction de l’effectif instrumental (piano, harmonium, vents et percussion) évoquent Hindemith, Milhaud ou L’Histoire du soldat de Stravinsky, modèle de Hartmann. Soulignons trois autres éléments. 1. La brièveté des scènes, séparées, organisées en numéros, selon le modèle baroque et classique, en deçà de Wagner, sinon contre lui, du moins contre une totalité jugée bourgeoise, comme l’atteste le premier opéra, Vie et mort du saint Diable: Lied et chœur, après un court prélude ; Pantomime ; Arietta, réduite à une phrase (« Depuis ce jour, depuis que je l’aime, je ne peux vivre sans lui ») ; Scène ; Duo et chœur ; Arietta ; Pantomime ; Lied et scène ; et Finale. 2. L’utilisation grinçante, distanciée, dialectique, des musiques de divertissement de la République de Weimar (valse, fox-trot, tango, jazz…, Raspoutine entonnant, lui, des chants de la liturgie orthodoxe russe), un assemblage de décombres « avec la colle puante des pots-pourris d’opéras déconfits », comme l’écrivait Adorno du Mahagonny de Kurt Weill6, qui transforme les personnages en figures de cire, autrement dit sujets sans subjectivité, et rend leurs sentiments impersonnels, éteints, moribonds. 3. La dimension didactique, politique, si ce n’est d’agitation et de propagande, dans le livret, mais aussi dans une musique à distance de l’intrigue, quand elle ne s’y oppose pas sciemment. C’est l’ère des révolutions scéniques de Bertolt Brecht et d’Erwin Piscator.
Le second opéra, davantage entré au répertoire des scènes allemandes, est Simplicius Simplicissimus. Sous le titre De la jeunesse de Simplicius Simplicissimus, « Images d’un développement du destin allemand », pour danseuse, récitant, solistes, chœur d’hommes, cinq vents, cinq percussionnistes et cinq cordes, il date de 1934-1936. Sa révision, sous le titre Simplicius Simplicissimus, date de 1956-1957 et est sous-titrée « Trois scènes de sa jeunesse » – il en existe une grande version (cordes par 10.10.8.8.6) et une petite version (cordes par 1.1.1.1.1). L’idée originale et le scénario, d’après Hans Jakob Christoph von Grimmelshausen, sont attribués à Scherchen, tandis que le livret est signé du compositeur et de Wolfgang Petzet. « Hermann Scherchen m’a souvent suggéré des compositions. C’est par lui que m’est venue l’idée d’écrire un opéra d’après Grimmelshausen. Je me souviens exactement comment, une nuit en voiture, de Winterthur à Zurich, en septembre 1934, il a attiré mon attention sur le vieux roman allemand des Aventures de Simplicius Simplicissimus et m’a improvisé tout un scénario7 ». Quatre niveaux historiques se superposent chez Hartmann :
- la Guerre des paysans, qui s’acheva le 15 mai 1525 et à laquelle la troisième partie de l’opéra fait allusion. Six mille paysans furent massacrés par les troupes de mercenaires commandées par le Prince électeur de Saxe. La critique marxiste voit en Thomas Münzer, chef anabaptiste de la révolte paysanne, décapité le 27 mai 1525 à Mühlhausen, l’un des premiers révolutionnaires modernes ;
- la Guerre de Trente Ans (1618-1648), sur la ligne de fracture entre protestantisme et catholicisme, et qui entraîna la mort des deux tiers de la population allemande, passée de douze millions d’âmes à quatre millions, comme le rappellent l’introduction et la fin de l’opéra. De cette période datent aussi le poème « Les pleurs de la patrie » (1636) d’Andreas Gryphius sur la dévastation et la perte de son âme en temps de guerre, que Hartmann cite dans l’interlude entre la première et la deuxième partie.
- la publication, en 1668, des Aventures de Simplicius Simplicissimus de Grimmelshausen (1622-1676), roman picaresque qui raconte, entre tragédie et comédie, les aventures d’un jeune paysan solitaire, simple et innocent, ne connaissant ni le bien ni le mal, ignorant donc tout de la justice. Ce paysan rencontre les exactions de la soldatesque, la famine et les épidémies pendant la Guerre de Trente Ans. Autobiographique, Grimmelshausen ayant vécu l’incendie de sa ville, l’œuvre décrit le monde depuis les miséreux. Hartmann suppose le roman connu et n’en conserve que trois scènes :
- la vie dans un village : « Toi, paysannerie si méprisée », chantent un paysan, puis Simplicius (soprano), lequel n’a pas encore vu le loup et craint les mauvaises mœurs des soldats, avant de s’endormir et de rêver à un arbre de vie. Le déchaînement des « chiens sanguinaires », dont les maux sont depuis toujours la violence et l’injustice, mène au massacre des animaux, à la destruction, aux viols, au meurtre du paysan, mutilé, et à l’incendie de la ferme ;
- l’éducation de Simplicius, au fond des bois, par un ermite qui lui enseigne tout ce que doit savoir un homme sage. C’est le mirage de la religion. Simplicius continue de chanter les arbres, mais « aux bras sombres ». Et sa prière commence bien par : « Notre père qui êtes au cieux », mais se singularise ensuite : « Que votre volonté soit faite au ciel, mais pas sur terre ». Ou encore : « Délivrez-nous du royaume [Reich] ». L’ermite lui annonce qu’il doit payer son dû à la nature : l’ordre divin est de mourir car, avec L’Ecclésiaste, la vie est à l’image d’une fumée qui se dissipe. Lyrique, l’ermite creuse sa tombe, demande à être recouvert de terre et abandonne son âme à Dieu, livrant Simplicius à la solitude et à la peur ;
- le banquet d’un gouverneur, dont Simplicius est devenu le bouffon. Après les « Trois Danses de la dame », le gouverneur et le capitaine chantent, crûment, le corps des femmes, terminant leurs strophes par un : « Heil ». « Vos âmes peuvent-elles demeurer dans vos corps de porcs gras ? », raille Simplicius, à qui le gouverneur demande de ne pas se montrer trop intelligent. Le sens de l’arbre s’éclaircit : les pauvres, sur lesquels cet arbre repose, lui prêtent leur force. Une menace gronde, et l’opéra culmine dans un saccage, le massacre du despote et des siens par des paysans : « Une loi égale, c’est ce que nous voulons ». Derniers mots de Simplicius : « Que le juge de la vérité soit loué ! », puis il rejoint la révolution.
- la situation des années 1930, entre deux guerres. Relativement au roman, d’abord : là où les nazis voyaient en Simplicius l’idéal de la jeunesse hitlérienne, un héros qui, de paysan naïf, devient vaillant soldat, Hartmann en fait le symbole de l’égarement en temps de guerre. Politiquement, ensuite, en tant que l’opéra est une protestation contre la domination de classe et la guerre, comme l’avait été la lithographie Nie wieder Krieg de Käthe Kollwitz, mais une guerre désormais inévitable.
La composition de la Guerre des paysans et de la Guerre de Trente Ans dans le contexte de l’hitlérisme fait de Simplicius Simplicissimus une œuvre didactique, réaliste, en tant qu’elle est une critique d’événements actuels, voire épique. On y retrouve les éléments du Cabinet de figures de cire : la séparation des scènes, une succession de tableaux avec commentaire musical ; des personnages archétypiques, comme des figures de bois ; le chant et la parole… Le chœur intervient à la fin des trois parties : chœur parlé, de lamentation et de paysans, qui n’implique aucune action, mais commente l’intrigue et délivre un sens. Hartmann multiplie les références : le choral de Bach Nun ruhen alle Wälder, dans l’interlude entre les première et deuxième parties ; Le Sacre du printemps, dans la première partie, ou plus globalement, au niveau de la conception instrumentale, L’Histoire du soldat ; la chanson Wir sind des Geyers scharze Haufen, de la Guerre des paysans, dans la troisième partie ; la musique baroque, acceptée par le régime nazi, mais ici conçue comme instance de distanciation ; des allusions à Borodine, Rachmaninov, Prokofiev (dans l’ouverture, qui se veut un hommage) et Berg (dans l’interlude, lyrique, de la première partie) ; mais aussi ballade ou marche, musique de danse, musique militaire, chansons strophiques à caractère populaire, comme l’air de Simplicius : « Ils grondent et trépignent dans la ville », dans la troisième partie ; et enfin la chanson juive Eliahou hanavi, dans l’ouverture et au chœur de lamentation à la mort de l’ermite – une chanson probablement empruntée au recueil d’Abraham Zvi Idelsohn Hebräisch-Orientalischer Melodienschatz (1932), et par laquelle Hartmann s’identifie d’emblée aux victimes du nazisme.
L’œuvre symphonique
Il serait fastidieux de revenir en détail sur la numérotation des symphonies, qui ne suit pas leur ordre de composition ou de création, et sur leur longue genèse – les six premières provenant d’œuvres composées au cours des années d’exil intérieur. Nous chercherons à mettre en évidence des principes formels et stylistiques.
Le premier de ces principes est la composition de mouvements lents. C’est le cas de la Symphonie n° 2: Adagio de douze mesures, préparant l’introduction du thème, aux contours nets, et confié au saxophone baryton soliste (chiffre 1), Andante (poco rubato), à la cellule orientalisante ; accélération du tempo et exaspération de la tension dramatique, jusqu’à un point culminant, fff, Maestoso(une mesure après le chiffre 15) ; désagrégation ; retour du thème, au caractère légèrement modifié, à la clarinette (chiffre 17), et conclusion refermant l’arche, Adagio, sur les cordes graves initiales. Cet exemple induit quelques remarques8 : les adagios commencent par une introduction ; les forces thématiques sont issues d’une source commune ; le mouvement est conçue sur le modèle organique de l’inspiration et de l’expiration ; il atteint un point culminant (Höhepunkt), où se conjuguent l’accélération maximale du tempo, la nuance la plus forte, l’effectif le plus complet et la plus grande complexité de la polyphonie ; la détente, après ce point culminant, est plus courte que la montée en tension qui l’a précédé. Cela, comme en écho des symphonies de Bruckner : « Chez lui, l’endroit du tapis montre des images claires, pendant qu’il compte les fils et les noue les uns aux autres sur l’envers. Ses symphonies manifestent encore la double face équilibrée de l’œuvre d’art, elles réalisent l’unité du corps et de l’âme dans la composition, dont la survie dépend de la même harmonie préétablie que notre propre faculté existentielle. La force de Bruckner réside dans l’organisation de vastes déroulements plutôt que dans l’élaboration du détail9 ». Ou, comme Henze l’écrit de Hartmann : « La précision de sa formulation – dans cette musique, chaque note est importante, qui aide à soutenir la construction – vise à la lisibilité, à l’absence d’équivoque, à la médiation : c’est pourquoi ces structures en expansion, dont les parties et les lignes, l’horizontal et le vertical, en correspondance, dépendent l’une de l’autre, se croisent. Et encore et toujours, s’élevant des ténèbres : ses lacrimae, qui s’interdisent d’être timides et veulent s’arrêter en tirant leurs peurs à la lumière du jour. Mais cette lumière est aveuglante, blessante, et lui est insupportable : aussi doit-il retirer les sons des hauteurs et les reconduire au monde des ombres. Des couleurs d’or, automnales, apparaissent ; un calme en résulte. Mais pour un instant seulement : déjà, tout s’agite à nouveau10 ». Le principe d’un Adagio en arche autour d’un point culminant se retrouve dans le second et dernier mouvement de la Symphonie n° 3, qui croît à partir d’un début lent, avec trompette soliste, jusqu’à un point culminant vigoureux (au chiffre 50), avant de revenir à son état originel. Ou encore dans le premier des deux mouvements de la Symphonie n° 6, qui s’ouvre sur un solo de basson, avant le développement de deux thèmes (cor anglais et violons), et où l’accélération du tempo suit une échelle moins linéaire, que brise le point culminant, mesure 126, dans un tempo lent, Adagio, avant la désagrégation. Et même l’Adagio mesto cantanto e tranquillo, plaintif et lyrique, de la Symphonie n° 7, serait une illustration de ce premier principe et d’un sentiment d’inspiration et d’expiration, cependant sans les éruptions démonstratives des symphonies antérieures.
Deuxième principe : la forme lied ABA. À l’échelle du mouvement : l’« Introduction : Misère » de la Symphonie n° 1, pour alto et orchestre, alterne un Allegrotraversé de fanfares, comme une musique de péplum, un Largo en récitatif, confié à la voix, sur un poème de Walt Whitman, et la reprise de l’Allegro, avant une brève coda. À l’échelle de la symphonie : la Symphonie n° 4, pour orchestre à cordes, présente un premier mouvement (Lento assai – con passione), en trois sections : la première à deux thèmes, la deuxièmepiù mosso, la troisième reprenant la première, au demi-ton supérieur, inversé et orné (ABA’) ; le deuxième mouvement,Allegro di molto, risoluto, d’une grande énergie, sinon brutal, enchaîne les sections aux tempos, aux dynamiques, aux timbres et aux caractères distincts, jusqu’à une strette culminant dans unTumultuoso; le troisième mouvement, structuré,Adagio appassionato, répond au premier et déploie d’abord une ligne des violons, notéscantabile, sur des pizzicatos de violoncelles et de contrebasses égrenant les douze sons du total chromatique dans une série symétrique, dont la seconde partie est la rétrogradation de la première :fa solb lab sol mi la/sib mib do si do# ré, avant de se résoudre dans un chromatisme, puis, aux dernières mesures, entutti, dans la tonalité d’ut mineur.
À cette forme ABA ou ABA’, on rapportera deux autres principes :
L’alternance vif-lent-vif, tel qu’il se manifeste dans la Symphonie n° 5, pour orchestre, mais sans violons, ni altos. Qualifiée de néo-classique et volontiers rapprochée de Hindemith, cette symphonie, où s’exerce l’influence des Symphonies d’instruments à vent de Stravinsky (dont est aussi déformé le solo initial de basson du Sacre du printemps), pourrait être dite « néo-pré-classique ». Dans le premier mouvement, Toccata (vif), deux trompettes dominent, les vents constituant l’arrière-plan, à l’exception d’un milieu, plus calme, précédant une réexposition variée (ABA’). Hommage à Stravinsky, non sans humour, le deuxième mouvement, Mélodie (lent), est scindé par un scherzo concis, anté-beethovénien. Quant au Rondo (gai – très vif), il renoue avec le caractère du premier mouvement et reprend les thèmes entendus précédemment, dans une atmosphère virtuose de danse.
Comme dans les opéras, l’enchaînement de sections dans les œuvres symphoniques avec voix, mais avec retour de la section initiale. Un exemple, à la fois d’extension de la forme ABA’ et d’enchaînement, est le quatrième mouvement, Langsam, de la Symphonie n° 1, « Larmes », d’allure funèbre et aux motifs obsédants, stravinskiens : ABCDA’. La Scène chantée, pour baryton et orchestre, d’après Sodome et Gomorrhe de Jean Giraudoux, participe du même principe de sections musicales répondant au texte. Après une introduction orchestrale, avec flûte, les expressions alternent rapidement, dans la section principale, entre la rhapsodie (Liberamente) ou des moments plus legato (Andante) ou d’autres à l’intensité croissante (Agité, Estatico ou Tempestoso). L’épilogue, lent, retrouve la flûte, mais soutenue par les trois tam-tams – les neuf derniers vers ne sont pas composés. Dallapiccola tenait cette œuvre pour « la plus transparente », sinon « la plus minutieuse » de Hartmann, d’une notation extrêmement précise dans des passages qui paraissent presque improvisés à l’écoute11.
Troisième principe : l’écriture fuguée. Le premier mouvement, Largo ma non troppo – Allegro con fuoco (Fugue virtuose), de la Symphonie n° 3 est un prélude et fugue. Le premier est essentiellement pour quintette à cordes (solistes, puistutti) ; la seconde, énergique, où se croisent des éléments de passacaille et des variations du sujet de la fugue, est caractéristique de l’écriture en blocs de Hartmann : les cordes d’abord, puis les vents, letuttienfin dans unff con forza, avant la coda. De même, après une courte introduction, le second mouvement,Toccata variata, de la Symphonie n° 6, est une succession de trois fugues : la première,Allegro assai, amorcée aux altos, à la mesure 12, est principalement pour cordes ; la deuxième, à la mesure 131, sur une première variation du sujet (hautbois et clarinette), est largement confiée aux vents ; la troisième, à la mesure 418, sur une seconde variation du sujet, implique les cordes, puis l’ensemble de l’orchestre, avant la coda. Composée de deux mouvements, comme la Troisième, la Sixième et la Septième, la Symphonie n° 8 présente également une fugue dans son second mouvement :Dithyrambe: Scherzo**– Fuga. La structure, néanmoins, est plus complexe, où se succèdent un scherzo et trois variations, avec cellule obstinée, avant un vifFinale per tutti (I), scherzo dont l’intensité se dénoue dans une fugue consolidant la polyphonie, avant unFinale per tutti (II), culminant dans untuttisauvage. Sans atteindre à la rigueur de la fugue, l’écriture orchestrale de Hartmann est souvent savamment contrapuntique, traversée d’imitations et de fugatos. Ainsi, dans la première partie de la Symphonie n° 7, après uneIntroductionconcertante aux vents, leRicercare(Presto assai – con fuoco), reprenant une idée de laToccata variatade la Symphonie n° 6, emprunte deux fois le même parcours :Fugato I, annoncé par un basson,Concerto I, à la polyphonie croissante,Finale per tutti I, courteCoda I; puis, variant le thème,Fugato II, annoncé cette fois par deux bassons,Concerto II,Finale per tutti IIet plus courte encoreCoda II. Le premier mouvement de la Symphonie n° 8, après une Cantilène d’introduction, présente aussi deux sections de fugato aux cordes, l’accélération du tempo menant à un premier point culminant, rapide et noté « Extatique », avant unAndantemenant à un second point culminant,fff,Impetuoso (con fuoco), avant la désagrégation.
Concluons ces principes symphoniques par un dernier : l’opposition entre l’écriture lyrique et l’écriture faite d’ostinatos, de cellules répétées, semblant singer les mécaniques de la modernité. Ainsi, le Finale de la Symphonie n° 7, Scherzoso virtuoso (furioso, con brio, ma leggiero), tend à une telle vitesse qu’il se transforme en son contraire à l’écoute et donne une impression de statisme. Après une cadence de piano, accompagnée par les percussions, la Coda au caractère de perpetuum mobile mène à une Stretta indiquée giubiloso. Dallapiccola y voyait non une écriture motorique, mais la poursuite du finale de la Symphonie n° 4 de Beethoven. Les forces rythmiques et dynamiques investissent quantité d’autres œuvres, comme le troisième mouvement, implacable, du Concerto funebre, qui paraît dénoter les détonations machinales d’armes automatiques et de canons. À l’inverse, le lyrisme, expression de l’humain, émerge dans la lamentation tragique et la marche funèbre du troisième mouvement et avec « l’espoir exprimé dans les deux chorals, au début et à la fin de l’œuvre, [qui] s’oppose à la vanité intellectuelle de l’époque. Le premier choral est principalement porté par la voix soliste. L’orchestre, qui n’accompagne pas, reprend seulement la cadence. Le deuxième choral en conclusion a le caractère d’une marche lente, avec une mélodie chantante12 ». Les phrases du violon solo, alternant brèves et longues, faites d’intervalles essentiellement conjoints et de dessins à peine ascendants puis descendants, s’apparentent à la voix, sur laquelle viennent se briser les interventions de l’orchestre – un modèle concertant que reprendra Bruno Maderna.
La musique de chambre
De ses premières œuvres, Hartmann écrit qu’il y amalgamait, avec insouciance, « futurisme, dadaïsme, jazz et autres tendances13 ». La déclaration, pourtant, est trompeuse. Les traces du futurisme et du dadaïsme sont inexistantes, mais le jazz tient bien un rôle de premier plan : énergie, caractère percussif, rythmes renouvelés, libération de la musique en somme, jusque dans la danse, et ébranlement des barrières raciales, religieuses et sociales, en phase avec le cosmopolitisme de la République de Weimar. Cake-walks, syncopes, harmonies et tombres du jazz irriguent la Jazz-Toccata und -Fugue pour piano, ainsi que les suites pour piano ou violon.
Dans ces œuvres de musique de chambre, nous retrouvons les éléments étudiés précédemment :
- les formes ABA’, comme dans le Petit Concert pour quatuor à cordes et percussion, avec partie centrale lente et développement cellulaire. En sourdine d’où se détachent des accents tragiques, le deuxième mouvement du *Quatuor à cordes n° 1*est également un ABA’, inspiré du Quatuor à cordes n° 4 de Bartók, avec deux contreexpositions variées et une section centrale entre mélodie grinçante et barcarolle riche d’harmoniques et de glissandos montant et descendant. Il en est de même du deuxième mouvement du Quatuor à cordes n° 2, dont le lyrisme oppressant des sections extrêmes se heurte aux accents de révolte, con forza, d’un milieu de plus en plus agité. Le troisième mouvement de ce même quatuor combine ensuite la forme ABA’ et le perpetuum mobile en doubles croches du premier mouvement, ici en croches, le motif se déformant à l’occasion en son contraire ;
- l’alternance vif-lent-vif à l’échelle de l’œuvre, avec, dans les deux Quatuors à cordes, une introduction lente pour le premier mouvement et, dans cette introduction, une plainte du violoncelle ;
- l’enchaînement baroque, à la Hindemith, des sections, comme dans les deux Suites pour piano ou dans la Suite n° 1 pour violon : Canon, Fugue, Rondo, Formelied en trois parties et Chaconne ;
- l’écriture fuguée, comme dans les deux Sonates pour violon, ou en fugato, par exemple dans le premier mouvement, grave et sombre, du Quatuor à cordes n° 1, où le contrepoint fait bientôt place à d’accents ravageurs et pugnaces, d’accords au talon de l’archet, d’harmonies massives, âpres ;
- les citations, sans texte, de mélodies communistes : le Concerto funebre paraphrase le chant funèbre socialiste Victimes immortelles (Unsterbliche Opfer), indiqué « Choral » dans la partition, que Scherchen avait rapporté d’URSS ; la Sonate pour piano n° 2 reprend, dans une écriture expressionniste saisissante, trois chants révolutionnaires ouvriers : Frères, vers le soleil, vers la liberté (Brüder, zur Sonne, zur Freiheit), que Bernd Alois Zimmermann utilisera dans le Requiem pour un jeune poète, L’Internationale et Partisans du fleuve Amour (Partisanen vom Amur) ;
- les citations de chant hébraïque : comme Simplicius Simplicissimus, le Quatuor à cordes n° 1 « Carillon » s’inspirerait du HebräischOrientalischer Melodienschatz d’Abraham Zvi Idelsohn…
Mais rendre compte seulement des formes et des emprunts dans l’œuvre de Hartmann, c’est mésestimer son lyrisme, et par conséquent, l’antithèse entre polyphonie et expression qui l’anime. L’une relevait, selon le compositeur, du calcul hostile aux émotions ; l’autre, toujours déjà là, immanente, de l’émotion hostile aux calculs. Il lui revenait dès lors de réconcilier ces tendances et de créer un équilibre n’en privilégiant aucune.
Contre l’optimiste béat de la dictature, l’œuvre, sérieuse, douloureuse, voire oppressante, sera vécue et communiquée, pour être comprise non pas nécessairement dans ses structures, mais dans sa signification, peu importe le langage, tonal, atonal ou sériel, au charme déjà usé avant même d’atteindre la conscience de l’auditeur. Et quelle signification ? La musique de Karl Amadeus Hartmann est un témoignage des tragédies du xxe siècle. Une Trauermusik, une musique funèbre, de lamentation, de deuil et de déréliction, qui ne dénotent pas la mort, mais une utopie. Comme le lyrisme, sa polyphonie est, selon Henze, un « médium susceptible de réfléchir le monde, tel que [Hartmann] le vécut et le comprit – comme une pièce pleine de douleurs, une lutte, une contradiction, un conflit – pour se retrouver soi-même dans sa dialectique et se représenter comme un homme parmi les hommes, dans le monde, et non hors de ce monde. Les plus beaux autoportraits sont toujours ceux où le plus haut degré de fraternité engendre le futur et les rêves14 ».
- Luigi Dallapiccola, « Karl Amadeus Hartmann (ricordi) » [1970], Parole e musica, Milan, Il saggiatore, 1980, p. 360.
- Karl Amadeus Hartmann, « Autobiographische Skizze » [1955], Kleine Schriften, Mayence, Schott, 1965, p. 12.
- Luigi Nono, « [Pour Karl Amadeus Hartmann] » [1964], Écrits, Genève, Contrechamps, 2007, p. 207.
- Hans Werner Henze, « Laudatio », Karl Amadeus Hartmann und die Musica Viva, Mayence / Munich-Zurich, Schott / Piper, 1980, p. 11.
- Ibid., p. 14.
- Theodor W. Adorno, « Mahagonny » [1930], Moments musicaux, Genève, Contrechamps, 2003, p. 108.
- Karl Amadeus Hartmann, « Zu meinem Simplicius Simplicissimus » [1957], Kleine Schriften, op. cit., p. 49.
- Voir Andrew D. McCredie, Karl Amadeus Hartmann. Sein Leben und Werk, Wilhelmshaven, Florian Noetzel, 19801, 20042 ; voir également Andrew D. McCredie, « Das Instrumentalschaffen Karl Amadeus Hartmanns », Komponisten in Bayern, vol. 27 : Karl Amadeus Hartmann, Tutzing, Hans Schneider, 1995, p. 104-174.
- Lettre de Karl Amadeus Hartmann à Waldemar Wahren, « Die neurotische Symptomatik und ihre Beziehung zur Produktion » [1965], Karl Amadeus Hartmann. Zyklus. 1989-1990, Munich, edition text + kritik, 1989, p. 23.
- Hans Werner Henze, « [Karl Amadeus Hartmann] », Karl Amadeus Hartmann. Verzeichnis der veröffentlichen Werke, Mayence, Schott, 1989, p. 5.
- Luigi Dallapiccola, « Karl Amadeus Hartmann (ricordi) », op. cit., p. 362.
- Karl Amadeus Hartmann, « Concerto funebre. Meinem lieben Sohne Richard » [1957], Kleine Schriften, op. cit., p. 53.
- Karl Amadeus Hartmann, « Autobiographische Skizze », op. cit., p. 12.
- Hans Werner Henze, « [Karl Amadeus Hartmann] », op. cit., p. 5.