La renommée a consacré Jean Sibelius (1865-1957) comme le compositeur national finlandais, l’auteur de la célébrissime Valse triste, du Concerto pour violon et de symphonies marquées par l’ampleur et l’abstraction des structures. S’ajoute à sa notoriété le projet d’une Symphonie n° 8 que l’inachèvement et la destruction du manuscrit élevèrent au rang de légende. Il faut pourtant accepter de mettre de côté le nationalisme, le folklore ou le mysticisme « écologique » pour pouvoir dégager un caractère profondément original et contemporain. En lien avec la musique de son temps, Sibelius fait le lien entre Wagner et Schoenberg, en passant par Debussy et Tchaïkovski. Sa singularité le place, avec Janáček et Bartók, parmi les compositeurs qui ont perçu le rapport de la modernité avec l’identité et l’appartenance à un territoire culturel donné. La largeur de la pensée symphonique de Sibelius le met en concurrence directe avec des compositeurs comme Bruckner ou Mahler, à la différence près qu’il a poussé la forme dans des retranchements ascétiques, tout en s’intéressant également à des formes plus courtes, à l’écriture pour chœur et au poème symphonique. Si ses premières tentatives ont puisé ouvertement dans le classicisme viennois et le premier romantisme, son œuvre porte la trace d’un renouveau de l’écriture symphonique, renouveau dont la portée et le sens durent attendre plusieurs décennies avant de conquérir les salles de concert et la musicologie contemporaine.
Si sa musique n’est pas parvenue à constituer une école à proprement parler, elle inspira plusieurs compositeurs au sein même de la Finlande, parmi lesquels Leevi Madetoja, Toivo Kuula ou, plus récemment, Aulis Sallinen, Einar Englund et Joonas Kokkonen. En dehors de son pays, ce sont principalement des compositeurs britanniques et américains, dont Ralph Vaughan Williams, Arnold Bax ou Samuel Barber, qui se revendiquèrent de son héritage. En France, Tristan Murail et Gérard Grisey firent de la musique de Sibelius et de son intérêt pour la couleur et le chevauchement des structures, des sources inspirations majeures du courant spectral. Il n’est pas exagéré de considérer qu’on retrouve chez Philip Glass et John Adams, mais également, à une autre échelle, chez Thomas Adès et Julian Anderson, l’attention que portait le compositeur finlandais aux structures minimalistes et au traitement des timbres. La musique de Sibelius porte en elle une dimension organique qui soutient la comparaison avec la croissance d’un organisme végétal — non à la manière du rhizome ou de la technique de la greffe, dont se réclame un compositeur comme Pierre Boulez —, mais dans le sens où la modernité du matériau musical contient chez Sibelius une forme de germination et d’amplification-diversification, au cours de laquelle le contenu finit par définir la structure.
Sibelius donne à des formes et des genres hérités de la tradition classique l’impulsion d’un contrepoint minimal, qu’une stratification de plans et de rythmes transforme en une ligne circulaire qui relativise la notion de mélodie. L’attention aux variations des timbres et de l’harmonie suffit à créer une sorte de tension dramatique comme dans le finale des Symphonies n° 2 et n° 5. Son écriture ira progressivement vers une fusion des mouvements en un unique développement, sur le modèle des Jeux de Debussy ou des Métamorphoses de Richard Strauss.
Premiers pas
Tout au long du développement stylistique de Sibelius, les œuvres symphoniques de grande envergure côtoient des formats plus confidentiels, parmi lesquels des miniatures pour piano ou des chœurs pour petit effectif. L’histoire considère les modestes Gouttes de pluie (Vattendroppar) comme la première composition d’un Sibelius âgé de dix ans. En réalité, ce petit exercice rythmique pour violon et violoncelle a probablement été composé cinq ans plus tard, à l’intention de son frère Christian, qui débutait son étude du violoncelle. Le trio à cordes composé à l’été 1883 est la première des compositions de Sibelius qui peut être datée avec certitude. Jusqu’en 1885 au moins, celui-ci écrivit de la musique de chambre à l’intention des membres de sa famille et de son entourage musical immédiat, révélant au passage l’influence de la musique classique et romantique de Haydn à Schumann, en passant par Mozart, Beethoven ou Schubert. Lorsque Sibelius commence ses études à l’Institut de musique d’Helsinki, à l’automne de 1885, ses pièces de musique de chambre font apparaître l’influence croissante de ses contemporains Tchaïkovski et Grieg. Son écriture acquiert une maturité qui, progressivement, fait route vers une singularité étonnante. Sibelius met fin au projet d’entamer une carrière de violoniste virtuose, tandis que sa tentative d’explorer le quatuor à cordes à la fin de ses années d’études (1889) laisse déjà entrevoir une pensée symphonique de premier plan.
Dans les années 1890, le catalogue de ses œuvres épouse l’ambition de ce qu’il faut définir comme un véritable romantisme national finlandais. Son Quintette pour piano en sol mineur vient couronner son année d’étude à Berlin (1889-1890), une année universitaire qui lui permet d’améliorer notablement sa technique de composition. Si ce Quintette présente des aspects étonnants dans l’innovation et dans le sens mélodique, il sonne résolument plus grand et s’avère plus ambitieux. De la même manière, sa Romance en si mineur (1890), pour violon et piano, à laquelle il attribue le numéro d’opus 2a, revêt des caractères explicitement symphoniques. Après Berlin, Sibelius suit l’enseignement de Karl Goldmark et Robert Fuchs à Vienne (1891). Désormais, l’orchestre devient son instrument de prédilection, ce que démontre une Ouverture en mi majeur et une Scène de ballet, préambules d’un projet de première symphonie. C’est durant cette même période viennoise qu’il découvre le Kalevala, épopée composée par Elias Lönnrot en 1835, d’après des légendes et des poésies finlandaises transmises par la tradition orale. La découverte de cet ouvrage est capitale pour Sibelius. Désormais, il prend conscience de l’intérêt de chercher dans son écriture un rythme authentiquement « finlandais ». Il rompt avec l’enseignement qu’il a reçu de ses maîtres viennois et allemands, et se lance dans l’écriture de « Drömmen » op. 13 n° 5, mélodie inspirée par le rythme des vers du Kalevala et la musique populaire finlandaise. Et il écrit à sa fiancée Aino Järnefelt en 1891 : « C’est nouveau et c’est finlandais. Oui, je crois en la musique finlandaise, même si les prétendus “experts” en ricanent. La monotonie sonore, étrangement mélancolique, qui existe dans toutes les mélodies finlandaises, est très typique, même si elle peut être à proprement parler, un défaut. »
En avril 1891, il débute la composition de Kullervo op. 7, toujours d’après Kalevala. À l’enseignement de Goldmark et de Fuchs sur les thèmes et l’orchestration, il ajoute la puissance d’inspiration héritée de Beethoven, Bruckner et Wagner. « J’ai maintenant le contrôle de l’orchestre et je peux en faire ce que je veux et ce que je considère comme vrai », dit-il en terminant l’œuvre, qui se distingue de toutes celles qu’il a composées jusqu’alors par sa singularité et sa férocité monumentale. Il faudra attendre Das klagende Lied de Mahler ou, par certains aspects, la Turangalîla-Symphonie de Messiaen, et plus tard, Kraft de Magnus Lindberg, pour retrouver un rapport équivalent au tellurique et à la profusion d’énergie dans le flux sonore. Le poème symphonique Lemminkäinen op. 22 et la suite Karelia op. 11, tirée de la musique de scène op. 10, marquent l’apogée de ce « romantisme national ». En Saga op. 9 marque un tournant au cours duquel Sibelius cherche « l’expression d’un état d’esprit » qui ne se rattache pas à un programme spécifique. On peut expliquer cette recherche de la « musique absolue » comme la conséquence d’une crise wagnérienne, qui suit son voyage à Bayreuth à l’été 1894, crise dont il ne guérira vraiment qu’à travers l’étude des œuvres de Liszt, Berlioz et Tchaïkovski. En 1899 naît enfin une « symphonie en quatre mouvements », ébauche de ce qui deviendra plus tard la Symphonie n° 1. Évoluant vers un genre musical considéré à ce moment-là comme démodé, Sibelius cherche à renouveler de l’intérieur l’écriture symphonique, tout en poursuivant l’écriture de poèmes symphoniques et de musiques programmatiques, comme les quatre légendes de Lemminkäinen (1893-1895). L’abstraction et l’étrangeté de cette œuvre ne rencontre pas un grand succès auprès d’un public qui se trouve dérouté par une modernité de langage qu’on retrouve beaucoup plus tard avec des œuvres comme La Tempête ou Tapiola.
Symphonies
Sibelius acquiert rapidement, au début des années 1900, une reconnaissance internationale, grâce notamment à sa Symphonie n° 1 op. 39, au Cygne de Tuonela op. 22 et à la suite du Roi Christian II op. 27, pour la pièce d’Adolf Paul. Son poème symphonique Finlandia op. 26, écrit en 1899, devint le symbole de la résistance finlandaise au suzerain russe. Le lourd langage tonal du romantisme national culmine dans une œuvre comme L’Origine du feu op. 32, mais semble relativement absent de sa Symphonie n° 2 op. 43, composée la même année et mettant en avant une transparence et une écriture plus classiques. Sibelius révise En Saga et le Concerto pour violon op. 47, en faisant évoluer la musique vers une plus grande concentration d’effets, malgré la réduction de la durée. Son langage s’ouvre dès 1903 à des tonalités dissonantes, perceptibles dans des chansons comme « Höstkväll » op. 38 n° 1 et « På verandan vid havet » op. 38 n° 2, ou dans le Moderato allegro de la Symphonie n° 3 op. 52, d’après le matériel élaboré un an auparavant dans La Fille de Pohjola op. 49. Sibelius poursuit un sillon qui aboutit à une concentration quasi chambriste, dont s’inspire largement sa Symphonie n° 4 op. 63, dans laquelle on retrouve des échos de son quatuor à cordes Voces intimae, composé en 1909.
La série des chefs-d’œuvre introspectifs se poursuit avec le poème symphonique Le Barde op. 64 et les Scènes historiques I et II op. 25 et op. 66, mais c’est avec Les Océanides op. 73 qu’une nouvelle période se développe, au cours de laquelle Sibelius s’ouvre à des inspirations debussystes en matière de couleurs et de timbres. Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, le compositeur se voit contraint pour subsister de retourner à des œuvres de musique de chambre et de piano pour interprètes amateurs. Il faudra attendre sa Symphonie n° 5 op. 82, composée en 1915 et révisée en 1916 et en 1918, pour renouer avec la volonté de réinventer une forme musicale pour en extraire tous les éléments de la modernité. Comme dans le dernier mouvement de la Symphonie n° 3, Sibelius opte pour une concentration du matériau qui le pousse à unifier en un seul mouvement ce qui, à l’origine, était prévu pour être réparti sur plusieurs. Le premier mouvement de la Symphonie n° 5, en quatre parties (Tempo molto moderato – Largamente– Allegro moderato– Presto), est à lui seul une symphonie dans la symphonie, et même si l’harmonie redevient traditionnelle, c’est désormais par la problématique de la forme et de la structure que le langage symphonique tend vers un nouvel horizon. Suivent de près la Symphonie n° 6 op. 104 et la Symphonie n° 7 op. 105, toutes deux issues d’esquisses rédigées au préalable lorsqu’il écrivait saSymphonie n° 5, mais avec un sens de l’ascèse et de la concentration qui culminent dans l’unique mouvement de laSymphonie n° 7, point d’aboutissement de la volonté de recourir dans son écriture à une synthèse extrême des moyens et des effets. Organisée autour d’un noyau thématique, cette dernière symphonie est une œuvre quasi cyclique, qui contient plusieurs mouvements différents. C’est en cela que réside la véritable radicalité formelle de Sibelius, plus encore que dans la couleur tonale apparente.
Vers le silence
Parallèlement à cette densité abrupte, le nombre de petites formes diminue sensiblement, Sibelius préférant désormais la composition de pièces plus développées comme une musique de scène op. 109 d’après La Tempête de Shakespeare. Cette partition contient beaucoup de miniatures, agencées à la façon de tableaux à la fois traditionnels et austères, avec une ouverture en forme de poème symphonique miniature, musique véritablement moderne et d’une abstraction violente. Peu après l’ultime poème symphonique Tapiola op. 112, développé à partir d’un thème unique, Sibelius se retire dans sa résidence d’Ainola, désormais enfermé dans un silence qui le fit passer pour la postérité du rang de compositeur à celui de personnage historique. Ce « silence d’Ainola » ne fut pas total cependant, entrecoupé en 1929 par l’écriture de Cinq Esquisses pour piano op. 114 et de Quatre Pièces pour violon et piano op. 115. Le projet d’une Symphonie n° 8, promise au chef d’orchestre Serge Koussevitzky, s’éloigne progressivement jusqu’à cet aveu, fait en août 1945 par son épouse Aino au musicologue Erik Werner Tawaststjerna, dans laquelle celle-ci raconte comment Sibelius s’est montré insatisfait et a jeté dans les flammes toutes ses esquisses. Il se consacre désormais à la révision de ses anciennes partitions commeLemminkäinenqu’il fait éditer. Il compose en 1946 deux pièces de sa Musique rituelle maçonnique op. 113, «Veljesvirsi» et «Ylistyshymni», pour chant et harmonium, qui sont ses toutes dernières compositions achevées. En 1951, il écrit un arrangement pour deux voix de femme et piano du chœur «Partiolaisten Marssi» op. 91 n° 2 et en 1954, ainsi que du cantique de Noël «Julvisa » op. 1 n° 4, pour chœur d’enfants.
Résistances adorniennes
En dehors de la Finlande et des pays nordiques, la musique de Sibelius a été jouée d’abord en Allemagne et en Grande-Bretagne, puis au Japon et aux États-Unis dès les années 1920. Dans un sondage organisé par le New York Philharmonic en 1935, Sibelius dépassait en popularité Beethoven et Ravel. Le critique anglais Cecil Gray affirmait dans son ouvrage consacré au compositeur en 19311 qu’il était le plus grand symphoniste depuis Beethoven, tandis que le musicologue Olin Downes, vantant ses mérites dans le New York Times, gagna le surnom d’apôtre de Sibelius. La musique de Sibelius fut même considérée dans les années 1930 comme un antidote ou une alternative à la seconde école de Vienne et à Mahler, Debussy ou Stravinsky.
En marge de ces soutiens affichés, le philosophe et sociologue allemand Theodor W. Adorno déclare en 1938 dans la revue Zeitschrift für Sozialforschung : « Si Sibelius est considéré comme un grand compositeur, alors nous devons ignorer tous les critères historiques utilisés pour estimer la musique de Bach à Schoenberg2. » À travers ce jugement péremptoire, Adorno cherchait à démontrer que Sibelius, en se servant des « moyens anciens », à savoir des harmonies tonales, est resté en décalage avec son époque et que, par conséquent, sa musique sonne faux. Cette théorie trouve son développement dans P**hilosophie de la musique nouvelle, publiée en 1949 — ouvrage dans lequel Adorno propose l’existence dans la musique d’une « tendance du matériau », qui n’obéit qu’à ses propres lois de mouvement (Bewegungsgesetze) et à laquelle le compositeur doit s’adapter, au risque de perdre sa chance historique : « Et si un contemporain travaille exclusivement avec des accords tonaux, tel Sibelius, ceux-ci sonnent aussi faux qu’elles sonnent comme enclaves dans le domaine de l’atonalité3. » Adorno fait également référence, dans sa critique, à l’intérêt de Sibelius pour une forme de panthéisme qui relie l’homme avec la nature, sur le modèle de l’idéologie politique du «Blut und Boden », que les nazis avait mise en avant pour justifier notamment leur conquête d’un espace vital.
Cet article refait surface dans les années 1960, alors qu’Adorno est le chef de file de l’école de Francfort et parle de Sibelius comme d’un « exemple dangereux ». Dans son sillage, il entraîne des acteurs de la modernité musicale, parmi lesquels René Leibowitz qui n’hésite pas à parler de Sibelius comme du « pire compositeur du monde4 » à l’occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire du compositeur en 1955. Cette présence d’un compositeur incarnant la musique tonale est particulièrement dérangeante à une époque où l’école de Darmstadt dicte ses lois et qu’il est malvenu d’aller à l’encontre de cette définition de la modernité. Aucun commentateur ne songe alors à ce qu’a pu représenter pour le monde musical l’irruption d’une œuvre aussi moderne que la Symphonie n° 4en 1911 ouTapiolaet laSymphonie n°**7 dans les années 1920.
La résistance à Sibelius d’une partie du public n’affecte pas la présence régulière de ses œuvres dans les programmes de grands chefs internationaux, comme Leonard Bernstein, Herbert von Karajan ou Lorin Maazel, et ce, dès les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 2000, les travaux d’Antti Vihinen et Ruth-Maria Gleissner5 ont mis en exergue l’utilisation politique de la musique de Sibelius par Theodor W. Adorno. Ces travaux s’inscrivent dans la lignée des études réalisées par les contributeurs du Sibelius Companionédité par Glenda Goss (Westport, Greenwood Press, 1996) et par les auteurs des Sibelius Studies(2001), publiés par Cambridge University Press. Dans la préface de ce dernier ouvrage, Timothy Jackson et Veijo Murtomäki font référence aux méthodes analytiques du théoricien Heinrich Schenker (1869-1935) qui s’intéresse à la logique organique et symphonique de la musique de Sibelius, paramètre d’une modernité totalement étrangère à l’analyse d’Adorno.
- Cecil GRAY, Sibelius, Londres / Oxford, Oxford University Press, 1931.
- Theodor W. ADORNO, « Glosse über Sibelius » (1938), Impromptus, Francfort, Suhrkamp, 1968, p. 92.
- Theodor W. ADORNO, Philosophie de la nouvelle musique (1949), Paris, Gallimard, 1962, p. 46.
- René LEIBOWITZ, Sibelius, le plus mauvais compositeur du monde, Liège, Dynamo, 1955.
- Voir Antti VIHINEN, Theodor W. Adornon Sibelius-kritiikin poliittinen ulottuvuus, Helsinki, Helsingin yliopisto, 2000 ; et GLEISSNER, Ruth-Maria, Der unpolitische Komponist als Politikum. Die Rezeption von Jean Sibelius im NS-Staat, Francfort, Europäische Hochschulschriften, 2002.