NĂ© en 1939 Ă Langenthal (Suisse) dans une famille de mĂ©decins, Heinz Holliger a menĂ© de front des Ă©tudes de hautbois, de piano et de composition Ă Berne, Ă Paris et Ă BĂąle. Titulaire de plusieurs prix internationaux, virtuose unanimement cĂ©lĂ©brĂ© de par le monde, commanditaire de toute une sĂ©rie dâĆuvres pour hautbois, il mĂšne Ă©galement une carriĂšre de chef dâorchestre qui lâa conduit Ă enregistrer de nombreux disques. Le compositeur, toutefois, sâest dĂ©veloppĂ© Ă lâombre de lâinstrumentiste prestigieux.
AprĂšs une enfance paisible, studieuse et insouciante (« Ă lâĂ©poque dâAuschwitz, jâĂ©tais assis chez moi devant des plats remplis Ă raz bords et je mangeais tout mon content. Les expĂ©riences les plus douloureuses furent Ă peu prĂšs la mort de mon canari et la destruction de ma petite voiture »), il est allĂ© suivre lâenseignement de Sandor Veress, dont lâouverture artistique et lâexigence Ă©thique, hĂ©ritĂ©es de Bartok, Ă©chappaient Ă lâacadĂ©misme stĂ©rile qui fut la norme aprĂšs la Seconde Guerre en Suisse. Ses premiĂšres compositions publiĂ©es, qui font suite Ă une intense activitĂ© crĂ©atrice commencĂ©e dĂšs lâadolescence, font apparaĂźtre diverses influences formatrices : celle de son professeur et celle de Klaus Huber (Miniatures, Schwarzgewobene Trauer, Erde und Himmel), puis de lâĂ©cole de Vienne et de Berg en particulier (Liebeslieder, Elis), enfin celle de Boulez, dont il va suivre les cours Ă BĂąle au dĂ©but des annĂ©es soixante (GlĂŒhende RĂ€tsel, Trio, Mobile). Lâassimilation du sĂ©rialisme et la rigueur dâune Ă©criture trĂšs tĂŽt souveraine, oĂč la pensĂ©e contrapuntique hĂ©ritĂ©e de Veress sâarticule Ă une sensibilitĂ© harmonique dĂ©veloppĂ©e auprĂšs de Boulez, sâinscrivent Ă lâintĂ©rieur dâun lyrisme qui a ses racines dans le romantisme et lâexpressionnisme, comme en tĂ©moignent ses choix littĂ©raires (notamment la prĂ©sence rĂ©currente de Georg Trakl et de Nelly Sachs). DĂšs ses annĂ©es de formation, Heinz Holliger Ă©chappe ainsi aux limites de la zone linguistique et culturelle oĂč il Ă©tait nĂ©, et Ă celles de la « culture » officielle de son pays, mĂ©fiante vis-Ă -vis des positions extrĂȘmes.
Câest prĂ©cisĂ©ment une recherche des limites qui va conduire Holliger au-delĂ du style Ă©pigonal qui caractĂ©rise une partie de sa gĂ©nĂ©ration ; on peut en suivre le cheminement dans lâĆuvre la plus aboutie de sa premiĂšre pĂ©riode, Siebengesang, composĂ©e en 1966-1967 sur des poĂšmes de Trakl. Holliger y fait progressivement Ă©clater les conventions de la musique postwĂ©bernienne en travaillant sur lâextension du jeu instrumental et, Ă lâintĂ©rieur de la grande forme, sur un passage au-delĂ des limites qui nâest plus seulement mĂ©taphorique : il sâinscrit dans la transformation mĂȘme de la sonoritĂ© au cours de lâĆuvre, notamment par lâentrĂ©e des voix de femmes, jusquâĂ la note suraiguĂ« du hautbois solo Ă la fin, prolongĂ©e de façon infinie. CâĂ©tait dĂ©jĂ vrai des GlĂŒhende RĂ€tsel (Ănigmes ardentes) sur des poĂšmes de Nelly Sachs, composĂ©es en 1964 : la sonoritĂ© instrumentale y est enrichie des sons de la clarinette contrebasse, du cymbalum et dâune riche percussion. Ces piĂšces du dĂ©but sont traversĂ©es par un lyrisme au souffle ample ; la ligne est moins une arabesque quâune phrase expressive conduisant le discours Ă son exacerbation dans lâidĂ©e dâune forme durchkomponiert. Le temps est souple, liĂ© au phrasĂ©, Ă©vitant toute pulsation. Holliger a thĂ©matisĂ© le conflit des deux cultures auxquelles il a Ă©tĂ© confrontĂ© Ă ses dĂ©buts dans Der magische TĂ€nzer (Le danseur magique, 1963-1965) sur un texte de Nelly Sachs, Ă qui lâĆuvre est dĂ©diĂ©e. Les lignes expressives, provenant dâune tradition postexpressionniste, sây opposent aux structures harmoniques et timbriques inspirĂ©es par le style boulĂ©zien, que Holliger exorcise pour lâune des derniĂšres fois.
Au tournant des annĂ©es soixante-dix, dans toute une sĂ©rie dâĆuvres iconoclastes, Holliger abandonne les schĂ©mas de la composition sĂ©rielle au profit dâune approche plus physique et plus spontanĂ©e du son, ainsi que de ses dĂ©veloppements organiques, suivant une logique de lâexpression qui sâoppose Ă tout formalisme. Il en rĂ©sulte une musique violente, parfois provocatrice, qui rĂ©vĂšle non seulement une sensibilitĂ© Ă fleur de peau, mais aussi la tendance Ă repousser les limites et Ă bousculer la forme conventionnelle du concert. On le sent dĂ©jĂ dans le quintette Ă vent h (1968), oĂč les Ă©lĂ©ments bruitistes, les structures microtonales et les multiphoniques jouent un rĂŽle important. Dans Pneuma, pour vents, percussion, orgue et radios (1970), rituel dĂ©diĂ© Ă la mĂ©moire de sa mĂšre, comme dans le Quatuor Ă cordes (1973), violente rĂ©action Ă la contrainte du genre, il nây a quasiment plus aucun son « normal ». Psalm (1971), sur le poĂšme cĂ©lĂšbre de Celan, se refuse au chant. Atembogen pour orchestre (1974-1975) joue Ă©galement sur des textures bruiteuses ou indĂ©terminĂ©es, dans lesquelles les instrumentistes ont des formules non mesurĂ©es qui se superposent les unes aux autres (le compositeur avait explorĂ© la forme ouverte dans le Trio avec harpe de 1966). Holliger, en explorant lâenvers des sons, veut tout Ă la fois faire Ă©merger les tensions physiques et psychiques qui sont Ă leur source et briser ce qui reste de mimĂ©sis dans son Ă©criture. DerriĂšre une certaine violence dirigĂ©e contre lâesthĂ©tique boulĂ©zienne et lâacadĂ©misme tiĂšde de la musique suisse, il existe une violence dirigĂ©e contre soi-mĂȘme, qui sâaccompagne dâune forte rĂ©bellion contre la sociĂ©tĂ©, dans lâesprit de lâĂ©poque (certains projets, abandonnĂ©s, avaient une vĂ©ritable charge politique). Cardiophonie pour hautbois et bande (1971) est Ă cet Ă©gard symbolique : lâĆuvre sâapparente Ă une mise Ă mort. La pulsation de plus en plus rapide des battements de cĆur de lâinstrumentiste, enregistrĂ©s et diffusĂ©s par haut-parleurs, accompagnent une musique de plus en plus agitĂ©e, provoquant lâeffondrement du musicien Ă la fin du morceau.
Cette phase dâexpĂ©rimentation radicale du matĂ©riau, menĂ©e parallĂšlement Ă celle de Lachenmann, auquel Holliger est trĂšs liĂ©, ne peut ĂȘtre confondue avec les nombreuses expĂ©riences contemporaines dans le domaine instrumental. Les Ćuvres, rigoureusement construites et contrĂŽlĂ©es, Ă©chappent aux pĂ©rils de la musique spontanĂ©e comme elles avaient Ă©chappĂ© auparavant Ă ceux dâune musique entiĂšrement dĂ©terminĂ©e. « Je suis incapable de remplir un cadre. Pour moi, la composition est comme un voyage dans un territoire inconnu, et je veux rester libre de la dĂ©cision sans avoir Ă âtraĂźnerâ le poids du matĂ©riau ! » dira le compositeur. Le quatuor Ă cordes, rituel dâextinction au sens beckettien du terme et tentative pour atteindre lâessence mĂȘme du musical, mĂšne Ă une Ă©criture plus dĂ©pouillĂ©e, Ă une poĂ©tique de la rĂ©sistance intĂ©rieure, oĂč les notes sont arrachĂ©es au silence, Ă lâindicible. HantĂ© par la folie et la mort, et par les dĂ©marches visionnaires, Holliger va croiser sur son chemin les visages amis de Schumann, Hölderlin, Walser, Celan, Beckett, Soutter, qui seront ses alliĂ©s naturels. Ainsi, juste aprĂšs le quatuor, il commence la composition dâune piĂšce pour sept cordes qui prendra le titre symbolique de Eisblumen (Fleurs de givre) : elle est entiĂšrement faite de sons harmoniques, avec en arriĂšre-plan, teneur fantĂŽmatique mais inaudible, un choral de Bach cĂ©lĂ©brant une mort paisible (« Komm, o Tod, du Schlafes Bruder » [Viens, ĂŽ trĂ©pas, toi le frĂšre du sommeil]). Cette musique suspendue dans un espace ne comportant plus ni haut ni bas peut faire songer Ă ce vers de Celan : « En lâair, lĂ reste ta racine, lĂ , en lâair ». Il y a bien en effet une inversion, et cette musique non directionnelle, flottante, glacĂ©e, adossĂ©e au contenu du choral de Bach, tranche avec lâimpetus des Ćuvres prĂ©cĂ©dentes. Il sâagit moins de sĂ©rĂ©nitĂ© que dâun dĂ©tachement du lien « naturel » entre forme musicale et expression ; le monde est perçu dĂ©sormais Ă partir de lâenvers des sons, depuis un lieu oĂč les formes expressives qui sâĂ©lancent vers la lumiĂšre sont comme pĂ©trifiĂ©es, recouvertes par le givre. Cet envers, explorĂ© pour lui-mĂȘme au dĂ©but des annĂ©es soixante-dix, restera prĂ©sent dans les compositions futures, mais articulĂ© Ă dâautres types dâĂ©criture.
Eisblumen va dĂ©clencher un grand Ćuvre inspirĂ© par les ultimes poĂšmes de Hölderlin, signĂ©s Scardanelli, le Scardanelli-Zyklus, dont la composition sâĂ©tend de 1975 Ă 1993, avec « la volontĂ© de se concentrer sur des choses extrĂȘmement simples, de ne pas effacer ses propres traces derriĂšre la complexitĂ©, mais de se confronter Ă lâĂ©vidence, de se mettre dans une position oĂč il est impossible de mentir, dans une situation absolument non thĂ©Ăątrale, et dĂ©nuĂ©e de tout ornement ». Câest une Ćuvre majeure de la musique dâaprĂšs-guerre, dâune originalitĂ© totale comme le soulignera Ligeti pour qui elle est lâune des « Ćuvres les plus riches et les plus profondes » de notre Ă©poque. De forme circulaire, Scardanelli-Zyklus Ă©chappe aux caractĂ©ristiques dâune dramaturgie classique : pendant prĂšs de trois heures, lâĆuvre se dĂ©ploie dans son caractĂšre dâinexorabilitĂ© et de hiĂ©ratisme, telle une cĂ©rĂ©monie. Elle nâest pas conçue comme une totalitĂ©, dans lâesprit dâune forme monumentale, mais comme un journal dont les feuillets, liĂ©s Ă une idĂ©e centrale, sâajoutent les uns aprĂšs les autres. Par trois fois, le chĆur parcourt le cycle des saisons : ce sont les Jahreszeiten, qui forment le cercle central, Ă©crit entre 1975 et 1979. Des piĂšces instrumentales faisant appel Ă des formations diverses constituent un second cercle : ce sont des commentaires, des exercices au double sens compositionnel et spirituel : Ăbungen ĂŒber Scardanelli. Un troisiĂšme cercle, plus bref, est liĂ© Ă la flĂ»te, instrument pratiquĂ© par Hölderlin, sous forme solo ou concertante. Chaque piĂšce, pourtant, demeure autonome : chacune peut ĂȘtre jouĂ©e sĂ©parĂ©ment. Lâordre dans lequel elles sont prĂ©sentĂ©es reste libre, les seules contraintes Ă©tant celles de lâalternance entre parties vocales et instrumentales et le mouvement circulaire des saisons. De mĂȘme, il est possible de jouer la totalitĂ© des morceaux (vingt-deux) ou une partie seulement. La structure diachronique des trois cycles de saisons correspond donc Ă la structure synchronique des trois cercles enchevĂȘtrĂ©s. Cette libertĂ© laissĂ©e aux interprĂštes nâa pourtant rien Ă voir avec le concept dâĆuvre ouverte ; elle est articulĂ©e Ă une Ă©criture sĂ©vĂšre, chaque piĂšce reposant sur des principes extrĂȘmement rigoureux qui tendent moins Ă une construction quâĂ un Ă©puisement des structures. Les processus sont menĂ©s presque systĂ©matiquement jusquâĂ leurs propres limites. Ils ne sont pas au service dâun « message », et ne donnent pas lâillusion dâun langage musical « intact », pour reprendre une expression de Lachenmann ; ils en rĂ©vĂšlent au contraire les ambiguĂŻtĂ©s et les brisures, ainsi que les possibilitĂ©s cachĂ©es. Cette formalisation poussĂ©e, oĂč tout est fonctionnel, vise Ă une pĂ©trification du temps. Le moment Ă©touffe dans sa toile tout ce qui tend Ă une forme quelconque de narrativitĂ©. Ainsi, lâidĂ©e de la circularitĂ© propre Ă la forme gĂ©nĂ©rale se reflĂšte dans le microcosme de chacune des piĂšces. Il y a bien un parcours, mais intĂ©rieur. Tout est saisi dans un cadre serrĂ©. LâintĂ©rioritĂ©, poussĂ©e Ă un degrĂ© aussi intense, nâest pourtant pas un rejet ou un abandon du rĂ©el. LâĆuvre « Ă©lĂšve une exigence dâinfini, cherche Ă se frayer passage Ă travers le temps, â Ă travers lui et non par-dessus », comme lâa Ă©crit Paul Celan dans son Discours de BrĂȘme. Le retour sur soi nâest pas une exclusion du monde, un repli narcissique, une indiffĂ©rence Ă lâautre ; câest au contraire une rĂ©sistance, une espĂ©rance et un appel. Est visĂ© ce qui, dans lâesprit rationnel, sâest retournĂ© contre son propre concept. Car il sâagit de sauver tout Ă la fois la nature et la subjectivitĂ© dâune logique de la domination qui conduit Ă lâaliĂ©nation et Ă la rĂ©ification de toute chose.
Dans Scardanelli-Zyklus, les diffĂ©rentes techniques dâĂ©criture et les procĂ©dĂ©s formels apparaissent de façon transparente. Leur description par le compositeur lui-mĂȘme, reprise dans les commentaires, nâĂ©puise nullement leurs significations. On ne peut sâen tenir Ă la symbolique dâun canon jouĂ© successivement dans une Ă©chelle de tons, de demi-tons, et de quarts de tons (Sommerkanon IV), ou mĂȘme de huitiĂšmes de tons (Sommer II et III), et devenant ainsi de plus en plus expressif, ou Ă celle dâune piĂšce dans laquelle chaque chanteuse dĂ©termine son tempo en se basant sur son propre pouls (Sommer I). La prĂ©sence dâun accord de do majeur tenu dâun bout Ă lâautre dâune piĂšce (Winter III), lâutilisation dâun cantus firmus fondĂ© sur la symbolique des lettres Glocken-Alphabet), le passage aux limites (ad marginem) ou lâĂ©puisement dâune structure sĂ©rielle sous forme de carrĂ© magique (Schaufelrad) entraĂźnent des commentaires obligĂ©s. Mais lâarticulation entre des moyens bien circonscrits et un rĂ©sultat sonore inouĂŻ rĂ©clame une Ă©coute capable de percer la forme souverainement composĂ©e. La clartĂ© recĂšle en effet de nombreuses ambiguĂŻtĂ©s. Lâaccumulation des piĂšces individuelles et celle des « procĂ©dĂ©s » dâĂ©criture Ă lâintĂ©rieur de chaque piĂšce ne forment pas une simple addition. Le caractĂšre systĂ©matique des techniques utilisĂ©es conduit Ă lâidĂ©e dâun moment prĂ©sent qui nâexiste plus subjectivement comme le passage vers ce qui doit advenir, mais renferme des formes contradictoires oĂč mĂ©moire et invention, immĂ©diatetĂ© et mĂ©diation se croisent. Certaines piĂšces reposent presque intĂ©gralement sur des accords classĂ©s ; sây ajoutent parfois des figures mĂ©lodiques expressives, dâun caractĂšre quasi romantique, qui rappellent le style de Holliger Ă ses dĂ©buts. La structure apparemment conventionnelle dĂ©voile son autre. Dans FrĂŒhling I, lâenvol du soprano sur le mot « Menschheit » [humanitĂ©] doit ĂȘtre chantĂ© bouche fermĂ©e ; lors de sa premiĂšre apparition au dĂ©but de la piĂšce, les mots « der neue Tag » [le jour nouveau] sont chantĂ©s Ă bout de souffle, les poumons vidĂ©s (« mit fast leerer Lunge weitersingen : quasi âespressivoâ », dit la partition). La mĂȘme indication apparaĂźt au-dessus de lâaccord de mi mineur, sur le mot « Freuden » [joies] (Holliger ajoute : « viel Hauch », beaucoup de souffle). Les accords de la mineur et de rĂ© bĂ©mol majeur sur les mots « Es kommt » [il vient] sont enchaĂźnĂ©s en expirant jusquâau point oĂč les chanteurs restent sans voix (« tonlos »). Des phrases musicales doivent ĂȘtre chantĂ©es ou jouĂ©es en inspirant. Les musiciens vivent le conflit des forces contraires dans leur propre corps. La quiĂ©tude rassurante des accords parfaits est traversĂ©e par ces expirations et ces inspirations subites, qui ont un effet tragique, « souffle et parole coupĂ©s », selon lâexpression de Celan, comme la poĂ©sie naĂŻve et simplifiĂ©e signĂ©e Scardanelli est le masque des grands poĂšmes antĂ©rieurs. La musique ne mime pas le texte : elle en dĂ©chire lâapparence, elle lâanalyse au sens psychanalytique du terme, comme un masque que lâon arrache.
On ne peut dissocier le monde de Scardanelli-Zyklus des trois Ćuvres scĂ©niques Ă©crites durant la mĂȘme pĂ©riode et dans lesquelles Holliger traverse lâunivers beckettien. On y retrouve une mĂȘme formalisation qui absorbe et produit les significations proprement dites, comme si les individus, tout en revendiquant leur subjectivitĂ©, nâĂ©taient plus que des archĂ©types, des pions que lâon dĂ©place sur un Ă©chiquier. Dans Come and Go (1976-1977), Holliger a dĂ©multipliĂ© la scĂšne originelle reprĂ©sentant trois femmes qui complotent Ă propos de celle qui sâabsente : ce sont chez lui trois fois trois femmes chantant dans trois langues diffĂ©rentes (anglais, français, allemand) redoublĂ©es par trois fois trois instruments identiques (flĂ»tes, clarinettes et altos). Ce contrepoint a trois fois trois parties peut ĂȘtre jouĂ© intĂ©gralement ou partiellement ; il sâĂ©puise de façon inexorable Ă partir du fortissimo initial, les mots Ă©tant progressivement rongĂ©s par le silence, comme les sons par les bruits. Dans Not I (1978-1980), la schyzophrĂ©nie du personnage unique engendre une dĂ©multiplication de la voix de soprano grĂące aux moyens Ă©lectro-acoustiques et Ă lâĂ©criture canonique. What Where? (1988), plus immĂ©diatement dramatique, oppose de façon cĂ©rĂ©monielle les quatre personnages masculins, doublĂ©s par un « consort » de quatre trombones, dans une situation oĂč violence et terreur, irreprĂ©sentables, agissent secrĂštement, hors champ (et hors chant).
La quĂȘte dâune vĂ©ritĂ© cachĂ©e derriĂšre le masque de lâapparence, si sĂ©duisant soit-il, est lâun des thĂšmes fondamentaux de la musique de Holliger â mais aussi de sa pratique comme interprĂšte. Lâinlassable interrogation des Ćuvres et des destins â chez lui, la personnalitĂ© et la biographie des personnes sont toujours des composantes de lâĆuvre â en tĂ©moigne ; les images de la folie et de la mort, du dĂ©pouillement extrĂȘme, rĂ©vĂšlent des forces cachĂ©es, des significations libĂ©rĂ©es de toutes conventions. Elles sont la source mĂȘme de lâinspiration pour Holliger, le point de vĂ©ritĂ© quâil sâagit dâatteindre. Et câest un point de non-retour. On peut mesurer lâĂ©volution du compositeur en ce sens dans les Liebeslieder (1960/1993), Ćuvre de jeunesse reprise et complĂ©tĂ©e Ă trente ans de distance : le romantisme des premiers lieder, oĂč lâon sent encore lâinfluence de Berg, est transcendĂ© dans les plus rĂ©cents. Ce qui ressortissait encore du domaine de lâexpression au sens traditionnel du terme â une sorte de « reprĂ©sentation » du poĂšme Ă travers le medium expressif de la musique â est transfĂ©rĂ© Ă la structure de la sonoritĂ©. La rhĂ©torique musicale des trois premiers lieder, dans une alchimie propre au compositeur, y est condensĂ©e en un accord, et dans la matiĂšre mĂȘme du tissu musical. On passe dâune image hautement expressive Ă lâessence de lâexpression, ressentie physiquement. La transcription effectuĂ©e Ă partir de deux piĂšces tardives de Liszt, Unstern et Nuages gris (Zwei Liszt-Transkriptionen, 1986), a un caractĂšre semblable de transfiguration dans et par lâĂ©criture : il ne sâagit pas dâune orchestration au sens traditionnel du terme, mais dâune analyse capable de faire Ă©merger la dimension prophĂ©tique des Ćuvres lisztiennes. Les ornements et les figurations virtuoses typiques de lâĂ©criture pianistique de Liszt, rejetĂ©s dans ses Ćuvres de la fin, surgissent dans la rĂ©Ă©criture de Holliger sous une forme inquiĂ©tante qui dĂ©range lâapparente sĂ©rĂ©nitĂ© dâun style dĂ©pouillĂ©. Holliger nous fait entendre ce qui a Ă©tĂ© soustrait et qui, dans lâabsence, continue dâexercer une force mystĂ©rieuse, le gouffre qui rĂ©sonne au-dessous des notes et dont on trouve lâĂ©cho dans ses propres Lieder ohne Worte I (1982-1983) pour violon et piano, au style dĂ©pouillĂ©.
Ce travail de relecture du passĂ© sâest amplifiĂ© dans une pĂ©riode plus rĂ©cente, Holliger ne croyant plus « Ă lâautonomie du matĂ©riau, Ă la beautĂ© autonome. Je travaille dĂ©sormais avec du matĂ©riau historique⊠». Les transcriptions des Six PiĂšcespour piano opus 19 de Schoenberg (2007), ou de Debussy dans Ardeur noire (2008), mais aussi le travail Ă partir de Machaut (Zwei Machaut-Transkriptionen, 2001 et Triple Hoquet, 2002), pour trois altos, est insĂ©parable dâune nouvelle confrontation avec des figures qui lui sont proches, comme Hölderlin et Schumann dans GesĂ€nge der FrĂŒhe (1987), et dâune quĂȘte de lâidentitĂ© suisse au-delĂ des images conventionnelles livrĂ©es par ce pays. Câest ainsi que le compositeur va explorer le folklore valaisan dans Alb-Chehr (1991) et le monde intimiste de Robert Walser dans Beiseit (1990), oĂč le contre-tĂ©nor, double des yodleurs suisses, est accompagnĂ© par une formation de type folklorique : clarinette, accordĂ©on et contrebasse. Walser encore avec lâopĂ©ra Schneewittchen (Blanche-Neige, (1997-1998), mais aussi Louis Soutter pour le Violinkonzert (1993-1995/2002), et Anna Maria Bacher, qui Ă©crit ses poĂšmes en dialecte, pour PuneigĂ€ (2000-2002), ou encore Albert Streich dans Induuchlen (2004) pour contre-tĂ©nor et cor naturel, et lâon pourrait dâautres Ćuvres dans ce sens. Mais câest aussi, dans la mĂȘme pĂ©riode, et comme une consĂ©quence des procĂ©dĂ©s utilisĂ©s dans Scardanelli-Zyklus, une confrontation avec les formes et les techniques du passĂ©. La Partita (1999) pour piano est Ă cet Ă©gard significative de toute une sĂ©rie dâĆuvres cherchant Ă rĂ©intĂ©grer dans un langage moderne des structures hĂ©ritĂ©es des Ă©poques modales ou tonales, comme la chaconne et la fugue, qui sont deux mouvements dĂ©veloppĂ©s dans cette Ćuvre (on songe Ă lâeffort de Schumann, ici prĂ©sent en filigrane, pour acclimater en son temps les formes classiques Ă son Ă©criture).
Toutefois, ce nâest plus la mise Ă distance du sujet expressif qui se joue dĂ©sormais dans les piĂšces, comme câĂ©tait le cas dans Scardanelli-Zyklus, mais une tentative de restauration de son intĂ©gritĂ©. Dans sa derniĂšre pĂ©riode, Ă partir de 1990, Holliger fait signe vers la premiĂšre mais Ă un autre niveau. On y retrouve le flux de lâinvention, une dĂ©routante facilitĂ© dâĂ©criture et la spontanĂ©itĂ© au dĂ©triment de toute formalisation intrinsĂšque a priori, de toute systĂ©matisation consciente â les formes sont souvent reprises ou dĂ©rivĂ©es de celles du passĂ©. Le fait quâil Ă©crive aussi rapidement que possible et dâun seul jet les lignes principales de ses Ćuvres (notamment les Ćuvres vocales et concertantes) est Ă cet Ă©gard rĂ©vĂ©lateur : Holliger cherche Ă privilĂ©gier lâinspiration premiĂšre, une Ă©criture venant de lâinconscient, ensuite travaillĂ©e dans le dĂ©tail. La souverainetĂ© du geste mĂ©lodique, non dĂ©nuĂ© dâun certain pathos, rĂ©tablit la continuitĂ© musicale ainsi quâune forme dâexpressivitĂ© immĂ©diate. Dans le Violinkonzert « Hommage Ă Louis Sutter », Ćuvre majeure de sa derniĂšre pĂ©riode, lâinstrument-personnage traverse lâhistoire Ă travers diffĂ©rents styles dâĂ©criture jusquâĂ la tension presque insoutenable de la fin du troisiĂšme mouvement oĂč le violon, comme pour Ă©voquer le Stravinski de lâHistoire du soldat, est confrontĂ© Ă la seule percussion. Dans un Ă©pilogue que Holliger a mis prĂšs de dix ans Ă Ă©crire, la voix individuelle est submergĂ©e par un orchestre tirĂ© vers le grave, mais elle parvient encore Ă chanter quelques bribes mĂ©lodiques apparentĂ©es aux mouvements prĂ©cĂ©dents. Le tragique est comme retournĂ© par une forme de compassion. On retrouve des expressions qui, malgrĂ© le passage Ă travers des formes rĂ©pertoriĂ©es, ou lâintĂ©gration dâĂ©lĂ©ments bruitĂ©s et de techniques de jeu nouvelles, flirtent avec lâancienne mimĂ©sis. Dans Schneewittchen, lâĂ©quilibre fragile entre spontanĂ©itĂ© et formalisation induit un rapport critique avec le matĂ©riau, une distanciation, et une certaine ironie, plutĂŽt rare chez le compositeur. Les deux Ă©lĂ©ments cohabitent comme si la dramaturgie, fondĂ©e sur la schizophrĂ©nie des personnages, reposait sur une articulation intrinsĂšquement musicale qui en serait la traduction musicale exacte. LâĆuvre est fortement cryptĂ©e, mais elle se prĂ©sente dans une tension perpĂ©tuelle de type expressionniste, Ă lâimage de personnages Ă la fois rĂ©els et fictifs, enfermĂ©s dans leurs propres reprĂ©sentations. Dans la production rĂ©cente du compositeur, si abondante, le pendule oscille tantĂŽt dans un sens, tantĂŽt dans un autre.
LâĂ©criture de Holliger reste ainsi liĂ©e Ă une histoire dont il connaĂźt les moindres recoins, et elle ne cesse de se rĂ©flĂ©chir elle-mĂȘme en la rĂ©flĂ©chissant. Ă lâidĂ©e dâun degrĂ© zĂ©ro, dâune rupture avec le passĂ©, Holliger rĂ©pond: « MĂȘme comme explorateur de territoires nouveaux, jâai besoin dâemporter des provisions ». Aussi sa musique se projette-t-elle moins dans un futur utopique Ă©purĂ© des scories de la tradition quâelle ne rĂ©flĂ©chit son propre destin avec angoisse, en essayant de sauver lâutopie dont tĂ©moignent les Ćuvres du passĂ©, et avec elle le sujet authentique quâelles prĂ©supposent. Holliger nâa pas Ă©tĂ© touchĂ© par la dĂ©construction structuraliste et par la « disparition Ă©locutoire du poĂšte ». Sa musique voudrait rĂ©concilier le passĂ© et le prĂ©sent, lâidĂ©al et le rĂ©el, le centre et la marge, dans une posture Ă la fois hĂ©roĂŻque et sentimentale, et avec une luciditĂ© tranchante. La forme des Ćuvres, qui sâapparente souvent Ă un chemin initiatique, est hantĂ©e par le ton de la dĂ©ploration, de la folie et de la mort ; mais elle est aussi traversĂ©e par des Ă©lans irrĂ©pressibles, par un dĂ©sir de beautĂ© et de cĂ©lĂ©bration. Le matĂ©riau, comme lâĂ©criture, sont historiques de part en part, mais dĂ©chirĂ©s par lâimpulsion expressive et par la pĂ©nĂ©tration du regard critique. Câest ce qui confĂšre aux Ćuvres de Holliger leur force de vĂ©ritĂ© et une place singuliĂšre dans le contexte actuel.