Un fantĂ´me dans le piano. Entretien avec Heinz Holliger.
Heinz Holliger, on vous connaît naturellement comme hautboïste, mais vous avez également étudié le piano : quel rapport entretenez-vous avec cet instrument ?
Heinz Holliger : Trouver les professeurs qui vous conviennent relève souvent du hasard ou de la chance : ainsi, ce fut pour moi une chance de tomber sur Yvonne Lefébure comme professeur de piano au Conservatoire de Paris. C’était une très grande artiste. Elle m’a appris à transcender l’instrument : ne pas le jouer en tant que simple matériau sonore, mais le décrire, et trouver un moyen de tout faire avec. Le piano doit pouvoir chanter, il peut être un chœur, un cor, un violon, un violoncelle, tout un orchestre. C’est aussi mon aspiration en tant qu’interprète — le hautbois peut sembler très limité, mais il porte en lui toutes ces possibilités de transcendance — et en tant que chef.
Vous avez très peu écrit pour le piano. Pourquoice désamour ?
Le piano m’est très proche, je l’ai beaucoup joué. Mais, après Elis (1961), je n’ai plus osé écrire pour piano seul, je ne sais pourquoi. Peut-être parce que je me suis tant intéressé au début des sons — ces sons qui naissent du silence et disparaissent dans le silence ou dans un souffle. Le piano, tout comme l’orgue, ne permet pas de travailler ces débuts de note. Pendant vingt ans, je n’ai pratiquement rien fait — mis à part mes Lieder ohne Worte, (1982-1994) pour violon et piano, où, d’ailleurs, l’on ne reconnaît pas toujours le piano dit traditionnel. Depuis 1989, j’ose davantage m’approcher de cet instrument si chargé d’histoire. D’abord avec le Quintette (1989) pour piano et quatre instruments à vent, puis avec Romancendres (2003) pour violoncelle et piano. Dans cette dernière partition, le traitement du piano se fait presque parallèle à celui du violoncelle, comme si le piano était un violoncelle masqué, et le violoncelle un piano masqué.
Partita (1999) marque donc votre retour au piano seul, 38 ans après Elis…
Cette Partita est un cas un peu particulier. L’œuvre se veut symbolique de l’instrument lui-même, tout comme en faisant référence à la personne d’András Schiff pour qui je l’ai composée. De nombreux détails de sa vie s’y retrouvent et y jouent un rôle : son répertoire, sa biographie, ses dates de naissance, son nom… Partant de là , j’ai voulu écrire un piano qui serait déduit de toute la technique mise en œuvre dans le répertoire qu’il défend.
Tout commence donc par un Prélude — un Prélude non mesuré, dans le style de Rameau, ou dans l’esprit d’un claveciniste qui se chaufferait en improvisant autour de la partita à venir. Comme dans ma plus récente partition Janus, double concerto pour violon, alto et orchestre de chambre (2011-2012), il y a là un double jeu : le piano joue une musique stylistiquement très proche de ce que j’écrivais lorsque j’étais sous l’influence de compositeurs tels que Boulez ou Carter. Derrière cette musique extrêmement dissonante, on a le sentiment d’un choral consonnant qui s’élève — musique fantôme d’un chœur dans le lointain, créée par une musique toute autre que celle qui se déploie au premier plan, et qui n’a rien à voir avec elle : l’histoire suspendue comme un fantôme derrière la figure du pianiste, une voix intérieure dans le sens de Schumann.
Vient ensuite une très grande Fugue : une fugue à trois voix, où l’on retrouve un peu de Bach, mais qui sonne comme une fugue à seize voix au moins — comme les débris d’une fugue éclatée. J’ai voulu forcer le piano à une polyphonie hors du contexte de la digitalité pianistique. Là encore, c’est une musique à double face : deux couches temporelles sont souvent dévolues à une seule main — deux doigts jouent des quintolets, les trois autres des triolets… C’est à la limite du pensable, tout en rappelant aussi ce qu’ont fait Busoni ou Liszt avec la musique de Bach. Cette fugue nous mène à nouveau sur des gestes brusques, lesquels laissent derrière eux un sillage résonnant, cette fois complètement chromatique et dissonant. Le Barcarole est naturellement une référence au nom de « Schiff », la barque. Je m’y suis un peu inspiré de la Lugubre Gondola et des Odes funèbres de Liszt — avec, au milieu, une citation du Bateau Ivre de Rimbaud. C’est aussi une plaisanterie, car András Schiff n’aime pas beaucoup Liszt — que pour ma part j’adore.
On poursuit d’ailleurs l’allusion avec le Petit Czardás obstiné (titre repris d’une pièce de Liszt), une pièce « sur les touches ». Ce mouvement se rapproche davantage des Études de Ligeti qui, au reste, a eu le même professeur hongrois que moi, Sándor Veress. Le tout se développe sur une basse obstinée de 49x7 notes, un peu comme dans le jazz. Le Czardás contient les cinq notes qui restent, celles qui n’apparaissent pas dans l’ostinato. On retrouve là encore une dualité, avec deux musiques simultanées. En même temps, je fais référence aux Six Czardás pour piano de Sándor Veress, qu’András Schiff a sibrillamment interprétés et enregistrés.
La dernière pièce est la plus longue, près de treize minutes : une Chaconne monorythmique, dans laquelle on retrouve les dates du dédicataire, qui lui donnent d’ailleurs une allure très hongroise. Je m’y suis en partie servi du système monorythmique de Lulu d’Alban Berg. J’ai aussi pensé au commentaire de Busoni sur la Fugue en Do dièse mineur du premier livre du Clavecin Bien Tempéré de Bach : une cathédrale gothique, haute et vaste. Une coda très calme vient conclure le mouvement, où le piano se fait plus coloré, debussyste. C’est le seul épisode véritablement pianistique.
De part et d’autre du Czardás s’insèrent deux interludes, des Sphinxes, comme dans Carnaval de Schumann : on pénètre à l’intérieur du piano, ou plutôt à l’intérieur de la tête du piano : si le piano était un corps, ce serait son encéphalogramme. Ces deux Sphinxes se jouent à l’intérieur de l’instrument. C’est une introspection de l’instrument lui-même, que l’on est libre de jouer ou non. Une musique fantôme, là encore.
Vous revisitez donc l’histoire du piano ?
En partie, par le biais de la personne du dédicataire, de sa biographie et de ses goûts — c’est un jeu avec lui. J’écris souvent des « biographies » : mon Concerto pour violon est une biographie de Louis Soutter, Beiseit, une biographie de Robert Walser, et les cinq personnages de mon opéra Blanche Neige sortent également de la tête de Walser.
Votre Partita côtoiera deux œuvres de Schumann : les Scènes d’enfant et Kreisleriana. Que vous évoque ce voisinage ?
La combinaison avec Kreisleriana apparaît également sur le disque ECM d’Alexander Lonquich. Mais on pourrait aussi la coupler avec des œuvres de Liszt ou Carnaval de Schumann. Schumann est quelqu’un à qui on ne peut pas échapper. J’ai d’autres idoles, mais Schumann est une inspiration continuelle depuis l’âge de quatorze ans. C’est même de plus en plus intense ! C’est chez lui que je trouve mes idées musicales.
Lorsque j’ai commencé à diriger d’autres œuvres que les miennes, je me suis concentré sur les compositeurs qui me sont très chers ou très proches, pensant que je ferais mieux de me frotter d’abord à des œuvres que je comprends et qui souffrent parfois du traitement que leur infligent certains chefs. Schumann, qui était poète lui aussi, fut l’un des premiers. Je suis aujourd’hui en train d’enregistrer une quasi intégrale de ses pièces orchestrales et concertantes avec l’orchestre symphonique de la WDR Cologne.
Son instabilité émotionnelle, qui transparaît dans son œuvre, vous touche-t-elle ?
Je trouve Schumann, tout comme Hölderlin lorsqu’il écrit sous le nom de Scardanelli, beaucoup plus ouvert sur le monde qui l’entoure : ils ont des antennes bien plus fines que d’autres. Cela me fascine. D’ailleurs, Schumann n’était très probablement pas fou. Profondément dépressif, certes, mais ce n’est pas si rare, et nombreuses sont les très grandes musiques dépressives. Pour Schumann, plusieurs hypothèses ont été émises sur son enfermement en clinique. Une clinique dont personne n’est d’ailleurs jamais sorti vivant (le directeur se concentrait sur une riche patientèle, qu’il traitait jusqu’à la mort) et où Clara l’a fait enfermer — Clara à laquelle on n’a jamais interdit les visites, c’est elle qui ne voulait pas le voir. Kai Uwe Peters, psychologue à l’hôpital de Cologne, a analysé dans ses livres provocateurs chaque jour de la vie de Schumann à la clinique, et n’a trouvé aucun signe de schizophrénie dans son comportement, et bien moins encore dans ses lettres. Peut-être avait-il un délire alcoolique. Le fait est que, à l’époque, ces maladies étaient encore très méconnues.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas, Récital Jean-Frédéric Neuburger, 1 juin 2013, festival ManiFeste, Ircam.