Parcours de l'œuvre de Friedrich Cerha

par Pierre Rigaudière

Si la notoriété de de Friedrich Cerha s’est établie par étapes sur un temps assez long, elle n’en paraît que plus solide et a été couronnée, surtout à partir des années 2000, par divers prix et distinctions, notamment le Lion d’or de la Biennale de Venise pour l’ensemble de son œuvre en 2006, le prix international de composition de Salzbourg en 2011 et le Musikpreis de la fondation Ernst von Siemens en 2012.

Sans qu’il soit question ici d’établir un jugement comparatif de la valeur de leur production musicale, il est intéressant de mettre en perspective avec la figure de Cerha celles de Henze et Ligeti. Autrichien d’adoption, ce dernier a côtoyé Cerha à Vienne. Alors que les préoccupations musicales des deux compositeurs étaient assez proches, et leurs résultats comparables, Ligeti bénéficiait, étant passé par le studio de musique électronique de Cologne, de réseaux qui auront permis à sa musique d’être tôt entendue dans des lieux exposés de l’Allemagne des années soixante. Exact contemporain de Cerha, Hans Werner Henze, dont les œuvres de jeunesse sont parentes par leur esprit et parfois même par leur langage, accède bien plus tôt à une large visibilité à laquelle sa production opératique n’est pas étrangère.

En France, Cerha reste encore perçu de façon bien trop réductrice comme le compositeur qui a achevé le troisième acte de Lulu et éventuellement l’auteur du cycle Spiegel, comme si sa production abondante, qui manifeste pourtant, jusque dans les œuvres les plus récentes, une inventivité impliquant de fréquentes remises en question, était condamnée à l’invisibilité.

Ancrage autrichien et réceptivité transfrontalière

La culture dont hérite Cerha est corrélée à un espace géographique. L’univers sonore qui l’habite est empreint d’une tradition de l’écriture des cuivres qu’il reçoit de Mahler et Bruckner, directement et via Berg. Le sens de la matière des cordes dont il est également porteur constitue, au-delà des compositeurs précités, un marqueur spécifiquement autrichien. Mais ce legs sonore semble difficilement dissociable de l’affection de ses aînés pour la nature.

Pour Autrichien qu’il soit, Cerha n’a jamais cherché à cultiver un quelconque régionalisme, et il est patent que ses œuvres de jeunesse portent la marque de l’influence de Stravinsky. Plus significative que les pièces pour violon solo ou en duo que l’apprenti violoniste composait enfant pour sa propre pratique dès 1934, la Sonate No 1 pour violon et piano (1946-47) reflète l’influence au moins aussi forte d’un néoclassicisme proche de celui de Hindemith et du goût pour une écriture imitative savante. La Méditation composée l’année suivante pour le même effectif ajoute une petite touche impressionniste tandis que la Sonate No 3 pour violon et piano de 1954 évoque dans un premier mouvement redevable à la forme sonate l’atonalité de Schönberg, tandis que son troisième mouvement renvoie un écho du Stravinsky de L’histoire du soldat.

Pendant ses études, Cerha est en contact avec l’avant-garde underground des écrivains et des peintres en même temps qu’avec les émules du Cercle Schönberg de la section autrichienne de la Société Internationale de Musique Contemporaine (IGNM en allemand). Alors que Josef Polnauer, élève de Schönberg, lui dispense des cours privés d’analyse des œuvres de l’École de Vienne, alors qu’il suit en 1953 un séminaire de composition avec Josef Matthias Hauer, il semble peu surprenant que son langage évolue vers un idiome atonal dodécaphonique. On note cependant dans le Divertimento pour huit vents et percussion qu’il n’a alors pas renoncé à une approche néoclassique se référant de façon stylisée au contrepoint de Bach. De ce point de vue, l’attitude compositionnelle est proche de celle du jeune Henze.

Engagement et transmission

La visibilité un peu tardive de Cerha en tant que compositeur peut aussi, et peut-être en premier lieu, être imputée à son engagement pour une cause collective. En fondant avec Kurt Schwertsik en 1958 l’ensemble Die Reihe, il entamait une carrière de chef jamais interrompue, dédiée à la promotion de la musique contemporaine. Des séries de concerts éponymes voient le jour le 22 mars 1959, d’abord à la Schubertsaal puis Mozartsaal du Konzerthaus, adressés à un public viennois qui n’a alors quasiment jamais entendu la musique de l’école de Vienne, encore moins Boulez, Stockhausen ou Nono, et ignore à peu près tout de Varèse, Cage et Ives, entre autres pionniers mis en avant par l’ensemble. Le jeune chef devient vite un interprète de premier plan pour la musique contemporaine.

Cerha a enseigné à l’Académie de musique de Vienne à partir de 1959 et notamment, de 1976 à 1988 la « Composition, notation et interprétation de la nouvelle musique » au sein de l’institution alors devenue Hochschule für Musik und darstellende Kunst. La série « Wege in unsere Zeit » (Chemins à travers notre temps) initiée avec Hans Landesmann au Wiener Konzerthaus, qu’il a dirigée jusqu’en 1983, est un précurseur du festival Wien Modern, fondé en 1988 par Claudio Abbado. Ses liens étroits avec le Klangforum Wien, dont il a été le président jusqu’en 1999, participe d’un même investissement dans l’essor de la création musicale. Si elle lui a assurément beaucoup apporté à titre personnel, la reconstitution de l’acte manquant de Lulu relève également de l’engagement pour une cause plus historique qui l’aura occupé de 1962 à 1974, puis encore en 1976-77 et 1981 pour des révisions. Le travail consistait à compléter, sur la base de la Particell de 1300 mesures laissée par Berg, un troisième acte dont seules 416 mesures avaient été orchestrées par le compositeur lui-même et dont plusieurs dizaines de mesures semblaient sujettes à caution. Il fallut à Cerha un long et minutieux examen de tout le matériel disponible pour se décider à entreprendre cette tâche délicate.

Le fait d’avoir dû pendant une aussi longue période vivre « dans la peau d’Alban Berg » souligne le profond attachement de Cerha à la musique de son aîné, et on peut même se demander si elle n’a pas ancré en lui une influence profonde, qui resurgit périodiquement dans sa musique.

Darmstadt, Spiegel et émancipation

Porté à partir de 1956 par l’émulation des cours d’été de Darmstadt, Cerha ressent les perspectives esthétiques et techniques qui y sont exposées comme un appel d’air, et commence à intégrer à son écriture des procédures sérielles. Si l’influence est aussi patente qu’immédiate, elle s’accompagne néanmoins d’une position critique par rapport à une complexité jugée sans objet car non perceptible, et résultant trop souvent en une grisaille harmonique. Les deux mouvements de Deux éclats en réflexion, dont le titre témoigne déjà d’un intérêt pour les phénomènes de miroir, se caractérisent respectivement par un pointillisme webernien et par un discours procédant par groupes d’événements. Le pointillisme est encore présent dans Formation et solution, où le compositeur inaugure un pizzicato spécial, mais on y voit apparaître une tendance à un traitement plus global du son et à une plus forte prise en compte de la résonance. De façon significative également, on note la présence du glissando, figure qui gagnera en importance dans les œuvres des années 1959 à 1961, le compositeur y voyant une façon de corréler dans un geste énergétique clair les composantes rythmiques, mélodiques et harmoniques du son.

Témoin du regain d’intérêt pour le clavecin et de sa nouvelle légitimité dans la création musicale, Relazioni fragili – première d’une série de pièces dont les titres reflètent un italianisme ambiant à Darmstadt, intègre des voix dont le traitement instrumental, l’œuvre étant totalement dépourvue de texte, suggère l’influence de compositeurs comme Nono ou Boulez. Alors qu’Espressioni fondamentali pour orchestre semble revenir à un expressionnisme viennois, Intersecazioni (1959) mêle, dans une optique plus expérimentale, un lyrisme principalement attribué au violon solo, des passages pointillistes, des champs harmoniques plus statiques relevant de textures sophistiquées, des accords en relais alimentés par des tenues vocales et une exploration vocale qui rappelle celle menée de façon plus approfondie par Berio dans son théâtre musical.

Indépendamment l’un de l’autre bien qu’ils se côtoient dans le milieu musical viennois dès 1958, Ligeti et Cerha s’orientent, à rebours du sérialisme, vers la notion de continuum musical. Dès Fasce pour grand orchestre, œuvre contemporaine d’Apparitions de Ligeti, la convergence est patente, bien que des différences apparaissent tant dans la confection du matériau que dans son utilisation. Cette façon d’opérer constitue une réponse à la combinatoire du premier sérialisme de Darmstadt. Peut-être correspond-elle aussi à un besoin plus ou moins conscient neutraliser les « paramètres » tant valorisés par le sérialisme, et elle se traduit en tout cas une transformation graduelle et glissante, comme alternative au développement balisé par des étapes discrètes et identifiables.

Cerha franchit une étape supplémentaire dans Mouvements pour ensemble de chambre, où il s’efforce de neutraliser la mélodie, et dans une moindre mesure le rythme et l’harmonie. Il se rapproche davantage encore d’une écriture globale avec Fasce pour grand orchestre. On appréhende mieux son était d’esprit à l’orée des années soixante lorsque l’on sait que le compositeur n’espérait aucune exécution de la pièce à court ni même à moyen terme, et que la partition ne devait être mise au propre qu’en 1974, soit quinze ans après la composition. Cerha se souvient de cette étape comme d’un élan libérateur et l’on perçoit en effet dans ce jeu de miroitements, de changements de densité, de métamorphoses de textures une certaine jubilation. Là encore, la proximité avec Ligeti est évidente, mais les différences sensibles consistent chez Cerha dans une logique qui ne relève que de façon marginale du processus, et dans une coloration microtonale que Ligeti explore plus tardivement dans le Double concerto pour flûte et hautbois de 1972.

À propos de son cycle Spiegel, composé sur sept années et dont la partition n’a été mise au propre que dans la décennie qui a suivi la création complète, Cerha invoque la cybernétique et la pensée des systèmes de Norbert Wiener, qui l’amène à appréhender « une œuvre musicale comme un tel système d’éléments qui s’influencent entre eux, qui se gênent, se perturbent, s’annulent : processus que le système qui les coiffe tente de réguler afin de rétablir un équilibre. »1 La simultanéité et l’interaction de processus, susceptible d’engendrer une complexité absente d’un maniement rudimentaire des clusters, constitue pour le compositeur une alternative au développement motivique par rapport auquel il aura par la suite une position critique.

Le titre Spiegel (miroir) renvoie, outre la référence à une figure typiquement webernienne, à la structure générale du cycle, dont Spiegel IV constitue un centre de symétrie autour duquel les six autres pièces sont appariées par leur aspect général, Spiegel III et V se distinguant par exemple par leur apparence plus statique. Mais l’idée de réflexion se projette aussi à échelle locale dans certaines sections du cycle, certains cas de formes symétriques étant apparents dans l’aspect graphique de la partition. Si Cerha n’échappe pas à l’influence qu’exerçait alors la musique électronique sur l’habitus sonore de nombreux compositeurs (il intègre d’ailleurs, quoique discrètement, une bande dans deux des pièces), bien d’autres caractéristiques du cycle renvoient au Zeitgeist de la modernité. Focalisation sur une note renvoyant notamment à Scelsi et strates polyrythmiques simulant des vitesses différentes (I), ensemble de cordes sculptant des figures globales de glissandi, contraction et dilatation, processus temporels d’accélération ou décélération, effets de sirène (II), masse statique à la modification graduelle de timbre et forte présence du chromatisme (III), grappes d’événements pseudo-aléatoires et utilisation spectaculaire des percussions (IV et VII), effets giratoires (V) et ostinatos rythmiques (V et VI), constituent autant de gestes courants à cette époque. Il n’est pas à exclure que certaines images sonores idiomatiques aient, consciemment ou non, inspiré d’autres compositeurs, comme le clavecin de Spiegel III, qui préfigure celui du Continuum de Ligeti, ou la séquence de peaux de Spiegel VII, que l’on peut entendre comme un avant-goût des Pléiades de Xenakis. Avec Spiegel, Cerha ne s’interdit pas la dimension spectaculaire qui caractérise souvent les musiques de textures, mais il s’attache cependant à faire fusionner la bande avec l’orchestre, évitant les sons très typés qui valent à bon nombre des pièces mixtes de cette époque d’être datées par leurs moyens techniques. Le compositeur a réussi à combiner des procédures sérielles avec une construction globale du son qui se traduit souvent par la présence de blocs sonores. Contrairement à Ligeti qui opte pour une notation traditionnelle, Cerha intègre dans certaines sections de Spiegel une notation proportionnelle et une notation semi-graphique, notamment les courbes sinusoïdales qui fixent dans Spiegel IV les hauteurs des notes et permet des micro-intervalles.

De façon concomitante à ce cycle, naissent des pièces relevant d’une esthétique expérimentale que ne poursuivra pas le compositeur. La notation proportionnelle voisine les clusters dans Phantasma 63, où apparaît un orgue Hammond, tandis que le hörspiel Und du rassemble la même année cinq narrateurs, un chœur et une bande. Là encore, la notation est en partie graphique, et ce plaidoyer contre le nucléaire, qui narre de façon très sobre le calvaire d’une famille d’Hiroshima, intègre beaucoup de matériau orchestral enregistré et traité (notamment par modulation en anneaux), des voix qui rappellent celle du Gesang der Jünglinge de Stockhausen, ainsi que des klaxons de cuivres qui pourraient avoir inspiré Ligeti pour son Grand Macabre.

Vers la scène

Pendant cette période expérimentale, Cerha se rapproche de la scène, ou en tout cas de la narration. Contemporains de l’élaboration de Spiegel, les Exercises, cycle pour baryton, narrateur et orchestre de chambre, exploitent tant au plan de l’écriture qu’au plan dramaturgique des éléments hétérogènes dont l’interaction s’inspire des « systèmes multi-stables en biologie »2. On perçoit dans le titre Netzwerk (réseau) une extension du principe de juxtaposition polystylistique. S’y reflètent nombre des préoccupations de l’avant-garde des années 60, au nombre desquels l’exploration de nombreux types d’émission vocale, la juxtaposition de langues (y compris un « métalangage » formé à partir d’un choix opéré dans l’alphabet phonétique), un pluralisme musical faisant voisiner sérialisme et jazz, sans omettre un questionnement politique sur le rapport de l’individu à la société.

Si, comme le fait remarquer Lothar Knessl, « entre 1960 et 1970, des œuvres scéniques novatrices manifestent un scepticisme à l’égard du mot »3, lequel correspond à une période exploratoire que le compositeur associe à une forte sensation de liberté, le début de la décennie 70 marque un retour à un discours plus linéaire. Celui-ci n’exclut pas la prédilection pour un monde sonore pluraliste, qui se manifeste, bien que de façon plus discrète, dans Baal (1974-80). Cet opéra fondé sur la première pièce écrite par Brecht renoue avec le texte, ainsi qu’avec les textures orchestrales amples, de sorte qu’il peut être considéré comme un opéra à la fois littéraire et symphonique.

La concomitance de l’élaboration de Baal et de la reconstruction de Lulu incite à se montrer sensible à la porosité entre les deux opéras. Sans aller jusqu’à formuler l’hypothèse d’une identification de Cerha à Berg ni sans avancer que Baal est son Wozzeck ou son Lulu ou une synthèse des deux, on ne peut qu’être frappé par un fort lien de parenté entre les deux univers. Si Baal le poète maudit n’est pas au même titre que Wozzeck ou Lulu la victime d’un système social, il est, en tant qu’étranger, le révélateur d’une société dont la stratification est représentée métaphoriquement en musique. Ce polystylisme que l’on pourrait qualifier de sociologique trouve un antécédent chez Berg, auquel Cerha reprend l’idée de se référer à des genres, des formes ou des techniques d’écriture historiques comme la fugue, la passacaille, les danses, auxquelles il ajoute entre autres le fox-trot et une stylisation de reggae. Comme chez Berg, l’enjeu principal consiste à faire de cette diversité une musique organique. C’est justement la stylisation qui constitue son principal atout pour y parvenir, chacune des références stylisées étant susceptibles d’être intégrée à une base harmonique unificatrice. Ainsi, l’atonalité ne semble-t-elle pas incongrue dans une chanson accompagnée par une guitare, la forte présence de la pulsation et d’un ostinato étant assez explicites, tandis qu’un peu plus tard dans le même premier acte, la guitare réussit dans un contexte toujours atonal à se parer sans ambiguïté d’un idiome hispanique. Une valse lente et pataude impliquant un accordéon et une trompette compte parmi les nombreuses allusions au cabaret berlinois. La vocalité de Baal va du parlé à l’arioso, en passant par plusieurs types de récitatif, et comme Wozzeck, le poète s’exprime aussi en sifflant. Les rythmes latins côtoient l’orgue d’une scène d’église, puis un swing que le compositeur manie avec naturel. Dans un souci conjoint de construction musicale à long terme et de connexion de la musique au cadre dramaturgique, Cerha distingue assez clairement, comme le relève Knessl4, trois strates musico-narratives, associées respectivement à l’individu (les chansons populaires), à la société (les formules répétitives) et une nature opaque (les textures denses).

Composé pendant la même décennie sur un livret de Carl Zuckmayer, l’opéra Der Rattenfänger (L’Attrapeur de rats) met en exergue le message social de la célèbre légende du joueur de flûte de Hamelin, vu au prisme de son interprétation politique du déclin de la classe dirigeante. Si on y trouve quelques excursions dans des styles populaires, l’écriture repose plutôt sur un réseau de relations entre plusieurs ensembles de hauteurs, la lisibilité dramaturgique étant renforcée par une identité vocale et à un choix d’instruments propres à chaque personnage.

Le registre tragi-comique du plus récent Der Riese vom Steinfeld (Le Géant de Steinfeld) a poussé le compositeur à forcer davantage encore les contrastes et individualiser l’identité de chaque scène comme de chaque protagoniste. À la faveur d’un parcours qui mène à la chute du géant, l’enchaînement de situations est émaillée de références allant de la simple allusion à la citation volontairement écorchée, en passant par le pastiche et la parodie.

Retour aux fondamentaux et remises en question

La période expérimentale de Cerha prend fin avec le début des années 70. Le diptyque Langegger Nachtmusik, qui deviendra triptyque en 1991, marque justement le tournant de la décennie, et avec lui le retour à un discours plus linéaire fait de textures contrapuntiques auxquelles l’acquis webernien n’est pas étranger. Outre l’élaboration des deux premiers opéras et le travail sur Lulu, outre la révision d’œuvres antérieures, Cerha compose pour le Festival de Royan une Sinfonie (1975) empreinte d’un expressionnisme bergien, puis un concerto, qui restera isolé pendant presque deux décennies. Comme Ligeti en 1972, il remet à l’honneur le genre peu fréquenté du double concerto avec son Double concerto pour violon, violoncelle et orchestre de chambre. C’est ici une polyphonie atonale dense qui domine, avec une tension expressionniste et un climat sombre, le traitement des cordes évoquant par moments l’idiome postromantique de Bruckner et Mahler. Le lyrisme sobre et intérieur repose sur la ligne mélodique, et les motifs exposés, aisément identifiables, prennent une valeur thématique mais, comme nous y avait déjà habitués le Cerha des années 60, l’activité polyphonique alterne avec des plages plus statiques, alimentées ici par un orgue électrique. La pulsation est souvent affirmée, volontiers soulignée par les percussions, les figures en ostinato ne sont pas rares. Outre les allusions stylistiques familières au compositeur, on note des citations, dont une marche funèbre, probablement motivée par la célébration du 50e anniversaire de la mort de Satie. Cependant, cette pratique référentielle ponctuelle ne situe pas le compositeur sur un même plan esthétique que le Berio de la Sinfonia ou le Zimmermann du Requiem für einen jungen Dichter.

C’est encore, un peu plus de vingt ans plus tard, avec un double concerto que le compositeur revient au genre concertant. Dans le Concertino pour violon, accordéon et orchestre de chambre, il privilégie encore, même pour un « Notturno » plus harmonique, la polyphonie de lignes. En dépit d’un contrepoint moins perceptible, le Concerto pour violoncelle et orchestre conserve une forte teneur polyphonique et un travail sur le matériau qui relève du développement au sens traditionnel du terme – outre certaines couleurs debussystes, c’est d’ailleurs plutôt Chostakovitch que peut évoquer cette matière orchestrale –, procédé dont le compositeur a affirmé à plusieurs reprises par la suite vouloir s’affranchir. Viennent un Concerto pour saxophone soprano et orchestre à la virtuosité assez académique, mais comportant à nouveau en son centre un « Notturno » intérieur d’un lyrisme intense, peu habituel chez le compositeur, un Concerto pour violon et orchestre composé pendant la même période, puis un Concerto pour percussion et orchestre où la grande exigence virtuose se double d’une scénographie induite par la musique, le soliste étant amené à se déplacer au sein de trois configurations instrumentales.

Dans la note d’intention du Quintette pour hautbois et quatuor à cordes (2007), Cerha explique que le thème des rapports entre individu et société, qu’il a abondamment traité par le truchement de l’opéra entre 1960 et 1990, a aussi eu des répercussions dans sa musique instrumentale, notamment dans ses concertos pour violon, violoncelle, saxophone, trombone, dans un de ses quatuors et dans ce quintette. Ceci incite à envisager avec précaution, comme on l’a déjà signalé, ce qui dans sa production serait susceptible de relever de la « musique pure », même lorsque, comme dans cette pièce de musique de chambre qui cite la Serenade op. 24 de Schönberg, un contrepoint hérité de celui de l’École de Vienne semble éloigné de l’idée de programme.

À la même époque, le compositeur dit ressentir un certain écœurement pour les modes de jeu nouveaux, et préférer s’en tenir à la sonorité originelle de l’instrument ainsi qu’à une écriture claire, quel que soit son degré d’élaboration. Si Cerha n’a jamais développé très avant dans son vocabulaire instrumental les modes de jeu dits « avancés », on remarque en effet qu’une microtonalité telle que celle qui caractérisait le Quatuor à cordes No 1 « Maqam » en 1989, certes en référence ponctuelle à la modalité de la musique traditionnelle arabe, n’a guère eu de postérité chez lui.

À partir des années 2000, de nombreuses pièces chambristes voient le jour, dont les effectifs peuvent pour certains rappeler parfois des formations à connotation romantique. Elles ont en commun d’offrir à l’auditeur des repères de nature motivique, de favoriser les textures polyphoniques et de développer une expressivité directe, que le compositeur se garde bien cependant de rendre démonstrative. Au titre historiquement référencé depuis Beethoven de « Bagatelles » – Neuf Bagatelles pour trio à cordes puis Huit bagatelles pour clarinette et piano où Cerha, soucieux de ne pas faire entendre la « transpiration » du travail de développement, concentre l’idée musicale, recherche la spontanéité de l’écriture et cultive la forme brève – répond celui, plus personnel, d’« anecdotes » dans les Sieben Anekdoten (2009) pour flûte et piano, recueil de pièces sur lesquelles plane l’ombre des mouvements instrumentaux du Pierrot lunaire.

Sa productivité en matière de pièces pour orchestre ou ensemble instrumental n’a jamais connu d’éclipse, et à la différence de sa musique de chambre où il semble se concentrer sur une certaine immédiateté de l’expression, Cerha y manifeste davantage d’inventivité et d’audace dans le choix des moyens musicaux. Les remises en question musicales passent par la réflexion introspective, et le compositeur se questionne dans Quellen (1992) pour ensemble sur les racines de ses idées musicales, s’attachant à laisser de côté les éléments de langage qui seraient devenus trop machinaux dans la composition.

Comme le suggère son titre, Hymnus pour orchestre se réfère au chant grégorien, dont l’idéal de fluidité mélodique ramène le compositeur à l’écriture globale de Fasce et Spiegel. Si l’idée de former le cantus firmus parcourant toute la pièce à partir d’une série n’est pas surprenante de la part du compositeur, toute la recherche qui est faite dans le domaine des mixtures, relevant d’une certaine façon de la musique spectrale et occasionnant une notation au quart de ton, témoigne d’une capacité de renouvellement assez peu commune, d’autant qu’elle est combinée avec la reconstitution d’une réverbération artificielle, modulée en fonction du rang harmonique et visant à suggérer l’acoustique d’un grand édifice religieux.

Encore plus typiques de cet élan de remise en question, Momente et Instants, deux pièces orchestrales, correspondent à cette époque où Cerha rechigne au développement laborieux d’idées musicales, lui préférant la spontanéité de l’intuition, le jaillissement, et surtout une formulation concise des idées. Il n’hésite pas à travailler des petites formes au sein d’œuvres de plus vaste dimension. Le compositeur se méfie alors de son propre « métier » et se met au défi de court-circuiter ce vers quoi le portent son savoir-faire et ses réflexes.

Cerha surprend de nouveau en 2009 avec Bruchstück, geträumt pour ensemble, où il fait l’éloge de la lenteur dans un monde qui s’agite. Dans tout le début de la pièce marquée par la recherche de transparence onirique, la métaphore musicale de l’éternité passe par une activité rythmique retreinte, par une dynamique excédant rarement le pianissimo, et par la présence du souffle et des sons ténus. Également composé pour ensemble, Kurzzeit (2016-17) tranche sur la production du compositeur, qui y recherche un athématisme, et même un a-motivisme radical et constitue une sorte d’étude compositionnelle dont le moteur principal est une polyrythmie de notes répétées, comme un jeu sur un code rythmique, dans lequel les sons à hauteur déterminée n’interviennent que progressivement.

Les huit micrologies du Tagebuch für Orchester (2012) tiennent à leur façon du journal, la plupart d’entre elles ayant été composée en une journée, saisissant sur le vif une immédiateté censée désactiver l’effort de formalisation, ou en tout cas le dissimuler, et ce qui attire l’attention ici est plutôt une tendance à l’épuration. Au cours de cette décennie 2010, Cerha semble en effet alimenter deux veines complémentaires, qui se combinent parfois : une certaine ascèse du langage, qui vise un essentiel exprimé de la façon la plus directe et la plus profonde possible, et une sérénité se traduisant par une surface musicale moins chargée d’aspérités. Récurrente dans l’œuvre de Cerha, la thématique nocturne réapparaît dans Nacht pour orchestre, dont la texture repose sur une micropolyphonie de couleurs, et par l’intermédiaire du rêve dans Eine blassblaue Vision pour grand orchestre, où une forme rêvée juste avant le réveil, abstraction poético-sensorielle, devient programmatique pour l’évolution d’une texture. Une telle écriture est représentative de l’attitude d’un compositeur peu enclin à s’enfermer dans une position esthétique tranchée et à se focaliser sur ses implications théoriques, mais s’efforçant plutôt, sinon d’en opérer une synthèse, en tout cas de mettre en commun les acquis de la formalisation sérielle, de l’approche sonore plus plastique de la « Klangkomposition » sans renoncer à un lyrisme influencé par celui de Berg.

En dépit des quelque huit décennies qu’il a consacrées à la composition, Friedrich Cerha n’a jamais semblé s’installer dans la certitude du chemin définitivement tracé, ni se reposer sur ses lauriers. Si son expérience lui a manifestement apporté une certaine sérénité face à l’acte même de composer, elle ne l’a semble-t-il pas délivré de cette inquiétude créatrice qui pousse à ne jamais négliger les chemins de traverse.

Cerha ne s’est jamais montré dogmatique dans sa façon d’aborder la composition, et quoique partisan d’une formalisation sophistiquée de l’écriture, n’en a jamais fait une finalité. Dans son enseignement, il n’a jamais imposé de méthodologie mais plutôt attendu un engagement fort, préférant à un apport à sens unique une interaction riche. Il n’est pas un créateur du manifeste ni de la tribune, pas plus qu’un chef de file, mais son œuvre entier est une déclaration en faveur de la liberté artistique, et montre la voie.


  1. Friedrich CERHA, notice du CD Kairos 0013002, 2010, p. 47.
  2. Gertraud CERHA et Darren NOLAN, « New Music in Austria since 1945 », in Tempo No 161/162, 1987, p. 45.
  3. Lothar KNESSL, Von des Einfalls Frische, essai pour le Musikpreis décerné à Friedrich CERHA en 2012 par la Fondation Ernst von Siemens, https://www.evs-musikstiftung.ch/de/preise/preise/archiv/hauptpreistraeger/friedrich-cerha/essay.html
  4. Ibid
© Ircam-Centre Pompidou, 2021


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