Parcours de l' oeuvre de Bruno Maderna

par Nicola Verzina

Les années quarante : à la recherche d’un langage

En 1940, à l’âge de vingt ans, Maderna termine ses études de composition au Conservatoire de Rome, où il a étudié pendant trois ans avec le sévère Alessandro Bustini. Au cours de cette période, il compose l’une de ses premières œuvres, Alba (1939), pour voix d’alto et orchestre à cordes, sur un texte de Vincenzo Cardarelli, poète crépusculaire de l’anxiété et du désespoir, pour lequel la vie est comme une veille constante, l’attente perpétuelle, dans la solitude, de quelque chose qui n’a pas encore eu lieu. Le texte d’Alba participe de cette poétique mais indique aussi l’un des rares moments où le poète semble trouver un peu de quiétude. Le jeune Maderna adhère à ces thèmes et, malgré la diversité des images du poème de Cardarelli, leur assigne un traitement musical homogène, dans lequel le dualisme entre la voix et l’orchestre n’émerge que rarement, comme pour symboliser une dichotomie existentielle qui n’apparaîtra pleinement qu’au cours des années soixante. À l’écoute de cette composition, pleine d’intensité, les noms de Puccini, Barber, Hindemith ou Bartók viennent à l’esprit.

Après avoir obtenu son diplôme de composition, Maderna revient à Venise et compose son premier Concerto pour piano et orchestre (1941) créé le 22 juin 1942, au Conservatoire Benedetto-Marcello. La partition complète de cette œuvre, longtemps considérée comme perdue, a été miraculeusement retrouvée à Vérone parmi les documents de la pianiste Bianca Cohen, à l’époque amie de Maderna. En 1946, Maderna en réalisera une transcription pour deux pianos. Ce concerto,d’une durée de dix minutes environ, se caractérise par une grande liberté et une spontanéité qui témoignent de ce qu’étaient les goûts et les orientations stylistiques du jeune Maderna : l’impressionnisme précieux et coloriste de Ravel, les expérimentations rythmiques de Igor Stravinsky et de Bartók, la modalité et l’harmonie en quartes superposées, l’exemple d’Hindemith, dont Maderna connaissait et fréquentait assidûment le traité de composition (Unterweisung im Tonsatz), mais aussi le jazz, que Maderna avait pratiqué pendant ses années romaines. En somme, une impression se dégage, celle de se trouver face à l’œuvre d’un compositeur qui, encore jeune, et après de sévères années d’études académiques, sent la nécessité de s’essayer à autre chose. Dans les années quarante, Maderna est donc à la recherche d’un langage et d’une technique personnels ; il se méfie de la poétique et des modèles formels du néoclassicisme, même s’il collabore fréquemment avec Malipiero à l’édition critique de nombreuses partitions de musique baroque vénitienne.

Deux compositions de 1946 illustrent le pluralisme stylistique de cette période : les Liriche su Verlaine, pour chant et piano et le Requiem, pour solistes, chœur et orchestre (cordes, cuivres et trois pianos). Dans les Liriche su Verlaine, Maderna traduit musicalement le dualisme entre spiritualité et passion, caractéristique de l’œuvre poétique de Verlaine, par un lyrisme et une fine déclinaison de timbres, aussi bien dans l’écriture  vocale que pianistique, selon la leçon de l’impressionnisme français. Dans leRequiem, œuvre monumentale, somme musicale et existentielle d’après la Seconde Guerre mondiale, Maderna fait montre de sa vaste culture musicale. Nombreuses y sont les références : les doubles chœurs vénitiens, Hindemith, Stravinsky, la musique sacrée française (Fauré, Duruflé, Poulenc), l’écriture chorale de l’opéra romantique, Malipiero, etc. Vers la fin des années quarante, Maderna opère un « virage sériel », grâce à sa rencontre avec Hermann Scherchen, à l’occasion d’un Cours de perfectionnement pour chefs d’orchestre, auquel Maderna assiste avec Luigi Nono. La solide relation humaine et musicale entre les trois musiciens conduira les deux Vénitiens d’abord à l’adoption de la technique dodécaphonique, puis à l’élaboration d’une version originale du sérialisme appliqué aux différents paramètres. Maderna aborde donc les procédés compositionnels sériels mais les élabore de façon personnelle et, surtout, les conjugue avec les canons et les techniques du contrepoint ancien, suivant l’exemple éthique et musical de Luigi Dallapiccola, avec qui il entretient alors des relations humaines et artistiques. Maderna compose des œuvres sérielles importantes, parmi lesquelles les Tre liriche greche (1948), pour soprano, chœur et instruments, laFantasia e fuga (B.A.C.H. Variationen, 1948), pour deux pianos, ou encore les Studi per « Il Processo » di Franz Kafka (1950), pour soprano, récitant et orchestre.

Les années cinquante : le sérialisme intégral et l’expérimentation électro-acoustique

La production de Maderna, au cours des années cinquante, se caractérise par deux préoccupations principales : le développement et l’approfondissement de la technique sérielle, ainsi que la définition d’une conception « expressive » du sérialisme ; la recherche technologique réalisée avec Luciano Berio et les musiques électro-acoustiques du Studio de phonologie de la Rai de Milan. Musica su due dimensioni (1952), pour flûte et bande magnétique, est la première composition de « musique mixte » de l’histoire de la musique occidentale. Dans cette œuvre, la dimension acoustique de l’instrument traditionnel est mise en relation avec une dimension technologique. Mais comment résoudre le dualisme entre deux dimensions musicales si distinctes ? La solution de Maderna est d’adopter, pour la partie électro-acoustique, les sons de la flûte, enregistrés et réélaborés sur bande magnétique. Le résultat est une sorte d’image déformée, d’alter ego de la flûte, qui se rapporte à soi-même et éveille quelque angoisse. Cette angoisse, qui était réellement perçue à l’époque, ne serait que la conséquence de la menace que la musique électronique exercerait sur la musique acoustique traditionnelle – une menace à laquelle, évidemment, Maderna ne croyait pas.

Au contraire de la conception abstraite et géométrique du sérialisme intégral issue d’une lecture « déformée » du dernier Webern, le sérialisme madernien apparaît en tant que forme discursive, chargée de références extra-musicales, philosophiques, politiques, sociales et culturelles. Il ne s’agit donc pas seulement d’un développement de la technique compositionnelle, mais aussi d’un élément suscitant, plus globalement, des implications culturelles et politiques, en accord avec les idées d’art et de culture élaborées par Antonio Gramsci dans ses écrits et ses lettres – des idées auxquelles Maderna et Nono adhèrent à l’époque : la musique, même celle qui résulte d’opérations complexes et difficiles à comprendre, par conséquent d’un raffinement technique et formel, est aussi un moyen de dénonciation et d’expression d’idées, de sentiments et de valeurs à la fonction civile, sociale et éthique. Citons à ce propos les Vier Briefe (1953), cantate pour soprano, basse et orchestre, qui repose sur quatre lettres (d’un condamné à mort de la Résistance, d’un responsable commercial, de Kafka à Milena, de Gramsci à sa femme), suivant le modèle de la composition-témoignage du Survivant de Varsovie de Schoenberg. Vier Briefe donnera l’idée à Nono de composer Il Canto Sospeso (1956), sur des lettres de condamnés à mort de la Résistance européenne.

Dans les années cinquante, Maderna poursuit l’approfondissement des possibilités techniques et expressives de la musique électro-acoustique et électronique. L’esthétique du Studio de phonologie de la Rai de Milan, fondé et dirigé par Berio et Maderna, se caractérise par l’élaboration d’un matériau musical d’origine acoustique (sons instrumentaux et vocaux), à la différence de l’école parisienne du GRM (Schaeffer et Henry), qui privilège les sons concrets, et du Studio de la Radio de Cologne, où Stockhausen et Eimert travaillent surtout sur la synthèse de timbres neufs. Les œuvres les plus importantes de cette période sont : Notturno (1956), Syntaxis (1957) et Continuo (1958), fondé sur une transformation graduelle d’un seul son de flûte. Le point d’aboutissement d’une telle phase de recherche à travers la technique électro-acoustique est Dimensioni II - Invenzioni su una voce (1960), qui utilise un texte exclusivement constitué de phonèmes composés pour l’occasion par le linguistique Hans G. Helms, interprétés par Cathy Berberian, réélaborés par Maderna et soumis à un certain nombre de transformations, avant d’être fixés sur bande magnétique.

Les années soixante et soixante-dix : le théâtre musical, la mélodie, l’aléa, la forme

Avec Hyperion (1964-1970), Maderna s’engage dans la réalisation d’un nouveau théâtre musical qui, loin de la  séculaire conception psychologique et narrative, se base sur la leçon du théâtre expressionniste de Schoenberg ou de Berg, tout en s’inspirant de la vision brechtienne du « théâtre de situations ». Hyperion n’est pas donc un opéra au sens traditionnel du terme, mais un univers musical in progress, une grande « fresque mobile », composée de plusieurs partitions de forme générale différente à chacune des réalisations scéniques ou concertantes proposées par le compositeur de 1964 à 1970. L’idée poétique, dialectique, qui traverse Hyperion provient du roman épistolaire du poète allemand Friedrich Hölderlin. C’est la tension entre le sujet (la flûte) et la réalité extérieure (l’orchestre ou l’électronique). Autrement dit, quelle  fonction est assignée à l’art et quel rôle tient l’artiste dans la société post-industrielle ? Chez Maderna, la dimension mélodique est essentielle, en tant qu’elle symbolise l’idée d’une subjectivité en crise. Maderna la désigne sous le nom d’Aulodia, de chant monodique pour instrument à anche, lointain souvenir de l’aulos grec, que l’imaginaire madernien fait correspondre à la flûte ou au hautbois modernes, véhicules de cet idéal lyrique. Un chant archétypique s’élève, miroir de l’harmonie entre l’homme et la nature, miroir d’une beauté qui n’existe plus : Concerto pour hautbois n° 1 (1963), Concerto pour violon (1969), Grande Aulodia (1970), pour flûte, hautbois et orchestre.

La dramaturgie d’Hyperion se réalise pleinement au sein même de la musique, comme dans Don Perlimplin (1960), drame radiophonique où le protagoniste, incarné par la flûte, ne communique plus par des mots, mais par des sons. Dans la seconde moitié des années soixante, l’éclosion d’une série remarquable de partitions orchestrales et de concertos pour instrument soliste témoigne d’une maîtrise de l’écriture et de l’orchestration, ainsi que des qualités de chef d’orchestre que Maderna perfectionnent au cours de ces mêmes années. Nombre de partitions sont à cette époque le fruit de la mise au point de problèmes qui se focalisent sur la macro-forme, le timbre complexe, l’aléa, la technique des groupes : Concerto n° 2 pour hautbois et orchestre (1967), Quadrivium (1969), pour quatre percussionnistes et quatre groupes d’orchestre, Aura (1972), pour orchestre, Biogramma (1972), pour grand orchestre ou encore Ausstrahlung (1971), pour voix de femme, flûte, hautbois, grand orchestre et bande magnétique, sur des poèmes indiens et persans.

Dans les toutes dernières œuvres, grâce à une technique aléatoire singulière, Maderna développe une conception modulaire et virtuelle de la macro-forme, selon laquelle l’œuvre se renouvelle à chacune de ses exécutions. Un principe compositionnel comme celui de la permutation des éléments, qui caractérise les microstructures de la composition sérielle, est déplacé par Maderna sur le plan de l’organisation de la macrostructure : Venetian Journal (1972), Concerto n° 3 pour hautbois et orchestre(1973), Satyricon (1973). Ce déplacement est rendu possible parce que Maderna est le principal interprète de sa propre musique et que le processus compositionnel se poursuit et s’accomplit donc au cours de l’exécution de l’œuvre, qui n’est  qu’un seul de ses possibles. L’aléa n’y représente pas la négation de la forme, mais au contraire sa glorification.

© Ircam-Centre Pompidou, 1970


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