Parcours de l' oeuvre de Bernard Heidsieck

par Anne-Christine Royère

De l’oralité redécouverte au son machiné

« La Poésie, oui, toute frêle, à la lisière de l’asphyxie, à deux doigts de l’agonie, toute à son autodélectation, ne sentait pas même l’engourdissement la saisir, au plus profond de cette page, là où l’avaient menée sa phobie du lecteur, sa soif, aussi, parfois, d’absolu1. » Bernard Heidsieck mène ce constat sans appel suite à la parution de son premier et unique recueil poétique, Sitôt dit (Seghers, 1955). Pour revivifier cette poésie qu’il juge moribonde, il décide de la précipiter hors de la page en réorientant le poème vers l’oralité afin qu’il reconquière un auditoire et retrouve ses valeurs de transmission et de circulation sociale. Si ce geste inaugural s’apparente à celui les dadaïstes, Heidsieck rappelle que dans les années 1950 ces avant-gardes, étouffées par le surréalisme, étaient inaccessibles. « La poésie sonore, remarque-t-il en 1980, ne s’est extraite ni du Futurisme, ni de Dada. Elle y a par contre avec délices, retrouvé une connivence de pensée, de recherches et d’action. Elle a de ce fait […] consacré leur avant-gardisme2 ».
La première étape de cette révolution consiste donc à écrire le poème non plus en vue de sa lecture, mais pour qu’il soit écouté par un auditoire. Ce changement de paradigme contribue à minorer l’importance du support imprimé en tant que réceptacle du poème. C’est ce qu’entend souligner l’appellation Poèmes-partitions (1955-1965), qu’il donne à ces nouveaux poèmes, en référence à la musique où l’œuvre n’existe pleinement que lorsque sa partition est exécutée. Ces partitions ne contiennent pourtant que des notations sommaires. Réservées à l’usage seul du poète, elles ne proposent pas, contrairement à celles d’Isidore Isou, de « nouvel alphabet lettrique » pour indexer les bruits du corps et de l’appareil phonatoire. Elles se cantonnent aux possibilités offertes par le langage verbal et la machine à écrire : espacements, capitales et bas de casse, retours à la ligne et chevauchements indiquent les superpositions vocales et sonores, régulent l’intensité, la vitesse, la durée et le rythme de la parole.
Lorsqu’en 1959, Heidsieck acquiert un magnétophone monophonique, il enregistre cette production initiale dans le but de les publier sur disque. À partir de 1961, avec les Poèmes-partitions J et D3Z, il entre réellement dans une écriture sonore, adoptant des pratiques proches de celles des musiques concrètes et électroniques qui se développent à cette époque sur disque puis sur bande magnétique. Le texte enregistré est alors travaillé à même la bande magnétique, Heidsieck supprimant certaines respirations, pratiquant le cut-up et les collages, introduisant des éléments sonores extérieurs (cris, voix, bruits, musique et enregistrements radiophoniques) qu’il combine avec sa propre voix. Désormais, le son est machiné, le magnétophone n’étant plus un simple appareil d’enregistrement du poème mais un outil d’écriture de celui-ci. L’ensemble des Poèmes-partitions porte la trace de cette évolution techno-poétique : certains n’ont jamais été enregistrés, d’autres sont conçus pour la seule voix du poète fixée sur bande, d’autres encore associent sa voix et des captures sonores, d’autres enfin superposent plusieurs prises de voix du poète, associées ou non à des éléments sonores.

La poésie-action ou la « performance minimalisée »

Ce tournant technologique est pour Heidsieck un jalon essentiel dans ce qu’il nomme son « travail de recherche centrifuge du poème et sa capacité communicative en salle ». Il lui permet en effet d’envisager le déploiement du poème dans l’espace et dans la durée, deux notions par ailleurs inhérentes à la musique. Sa fréquentation assidue des concerts du Domaine musical présentés par Pierre Boulez au Petit Marigny puis à la salle Gaveau entre 1955 et 1973 lui fait découvrir Schönberg, Berg, Webern et Messiaen, professeur de Boulez, mais aussi Xenakis, Berio, Nono, Varèse et Cage sous l’égide desquels sont placés les Poèmes-partitions V(1956) et La Cage (1965). Mais c’est surtout Gesang der Jünglinge de Stockhausen, donné le 15 décembre 1956, qui le subjugue, et ce pour deux raisons. Non seulement c’est sa première audition d’une œuvre électroacoustique, mais c’est aussi une œuvre vocale. En écoutant les voix tournoyer dans la salle grâce aux quatre haut-parleurs entourant le public, Heidsieck est immédiatement frappé par les possibilités offertes par cette rupture révolutionnaire en matière de spatialisation du son : « sans s’assimiler à la musique la poésie devait, de façon identique utiliser l’espace et y être projetée3», déclare-t-il. De fait, il estime que ses lectures-performances, qui associent lecture en direct et retransmission simultanée du même poème enregistré sur des enceintes parfois placées dans la salle, doivent à Gesang der Jünglinge leur tentative d’occuper la scène et la salle.
Elles doivent également aux soirées du Domaine poétique, association fondée par Jean-Clarence Lambert, qui organise en 1962-1963 des spectacles poétiques dont certains sont mis en scène par Jean-Loup Philippe. La première soirée, le 28 novembre 1962, présente des œuvres de Gherasim Luca, François Dufrêne, Brion Gysin et Robert Filliou. Elle est reprogrammée à l’American Center en clôture de la semaine du Festum Fluxorum (3-8 décembre 1962), première tournée de Fluxus à Paris, imposant d’emblée, pour Heidsieck, un rapprochement « entre cette poésie devenue scénique, cette poésie devenue “action” et les pièces de Fluxus » à propos duquel il déclare : « J’ai immédiatement adoré leur travail, admiré leur économie scénique. […] À la différence du happening qui a toujours un penchant pour l’enflure et le débordement, […] Fluxus propose mais, discret, n’impose jamais, en dépit de sa force provocatrice4 ». À cette occasion, il est également frappé par Permutations sans fin de Brion Gysin qui, à la faveur des jeux lumineux de la Dreamachine, crée un trouble perceptif chez les spectateurs dédoublant sa présence scénique par la projection de diapositives sur son corps, et troublant son incarnation vocale par la cohabitation de sa voix live et enregistrée. Heidsieck reprend d’ailleurs ce dispositif vocal en mai 1963 pour le Poème-partition B2B3, lors d’une soirée organisée par le Domaine poétique à l’American Center.
Domaine musical et Domaine poétique contribuent donc à nourrir la conception que Heidsieck se fait d’une poésie en scène qu’il nomme, à partir de 1963, « poésie action ». Celle-ci consiste à incarner le texte à l’aide d’actions minimales et d’une économie de moyens, qu’ils soient technologiques (éclairages, sono, micros), matériels (accessoires, aspect plastique des « partitions »), ou physiques (postures, gestes, voix). Ces « performance[s] minimalisée[s]5 » se déploient tout particulièrement à partir des Biopsies (1965-1969). Pour Bilan ou mâcher ses mots (Biopsie 7, 1967), qui évoque la digestion humaine, Heidsieck convie quelques personnes à venir manger sur scène, distribue des biscuits au public pour que le poème s’incarne dans une expérience partagée. Pour La scissure de Rolando (Biopsie 9, 1968), poème hommage aux cellules qui commandent la marche, alors que le texte sur bande s’amplifie progressivement, le poète fait des allées et venues face au public tout en lisant le texte à haute voix afin que l’action soit visualisée. Enfin pour Vaduz (Passe-partout n°22, 1974), premier poème enregistré en stéréophonie avec un Revox A700 récemment acquis, le déploiement vertical progressif des feuilles dactylographiées assemblées les unes aux autres entend donner à voir métaphoriquement les peuples et peuplades énumérés dans le poème. Celui-ci est ainsi remis en jeu à chaque lecture performée, le poète « funambule », expression chère à Heidsieck, le projetant vers le public, conscient de devoir composer avec l’espace, la durée – le temps de la salle n’étant pas celui du poète – et les circonstances aléatoires. Si l’expérience du risque est si fondamentalement inscrite au cœur de la pratique scénique, c’est que le poète se situe « hors de toute théâtralité, hors de tout esthétisme6 ». Autrement dit, ni la voix, ni le son, ni l’action ne sont envisagés avec le professionnalisme d’un chanteur lyrique, d’un acteur de théâtre ou d’un compositeur, mais bien depuis la poésie.

Poésie action et musique électroacoustique

À l’acteur et au chanteur qui travaillent leurs voix pour placer leurs effets, Heidsieck oppose le poète qui ne récite pas mais lit, et accepte même le fait de mal lire, voire revendique les accidents vocaux, le ratage. De même, à l’esprit de concert, il oppose la performance car elle implique la coïncidence entre auteur/créateur et performeur, l’engagement physique de celui-ci et l’accueil de l’impondérable. C’est donc la notion d’interprétation que Heidsieck repousse et, en utilisant le magnétophone, sa poésie se rapproche justement des musiques concrètes et électroacoustiques pour lesquelles celle-ci n’est pas efficiente, les sons prélevés étant fixés sur la bande magnétique.
Pierre Schaeffer qualifie en effet ses premières expérimentations sur les bruits avec Pierre Henry de « sorte de poésie sonore » et Symphonie pour un homme seul (1950) de « poème fait de bruits et de notes, d’éclats de texte, parlé ou musical7 ». De même, les pratiques de prélèvement et de montage sonores sont au cœur de la poétique de Heidsieck et les bruits (rames de métro dans La Poinçonneuse, Passe-partout n°2, arc à souder dans Kockums AB, Passe-partout n°29, foule déchaînée dans Vaduz, Passe-partout n°22, etc.) tout comme les extraits musicaux (jazz, jingles des grands magasins, indicatifs radio…), loin de se cantonner à l’évocation d’une ambiance sonore illustrative, participent absolument, comme dans la musique concrète, de la syntaxe même du poème. Les partitions mentionnent par ailleurs explicitement leur source, signalant que leur usage est globalement documentaire. Or cet usage spécifique des sons éloigne le poème de la musique concrète qui les transforme, selon l’expression de Schaeffer, en « objet sonore » coupé de sa source référentielle. Une autre différence réside dans le recours non expert à ces technologies du son qui fait de la « poésie action » une poésie low tech. Dans les années 1960, l’accès aux studios professionnels est en effet rare pour les poètes sonores. Le Text-Sound festival (1968-1978), qui associe la radio suédoise et l’organisme Fylkingen, est le premier à leur permettre l’enregistrement et le mixage d’une pièce en studio avec un technicien. Entre 1968 et 1977 Heidsieck y enregistre plusieurs Biopsies (La Scissure de Rolando, Terre à terre) et Passe-partout (Poème-interview et Sisyphe). Derviche/Le Robert (1978-1985), son premier enregistrement intégralement réalisé en studio sur huit pistes, s’étale sur une durée de trois ans, lui permettant d’atteindre une qualité technique jusque-là inégalée.
Distinctes concernant leurs usages des technologies du son, poésie sonore et musique électroacoustique partagent cependant les mêmes modes de diffusion. La première publication sur disque de Heidsieck, le Poème-partition B2B3 dans la revue KWY en 1963, suit de près celle de U47 de François Dufrêne (Panorama des poésies expérimentales, 1962, Philips). Mais c’est véritablement en 1964 que les poètes sonores trouvent dans la revue-disque de Henri Chopin, OU-Cinquième saison (1964-1974), un lieu de diffusion dédié. À partir des années 1970, des manifestations musicales comme le Festival International de musique expérimentale de Bourges (Synthèse) accueillent les poètes sonores, Heidsieck y obtenant en 1975 le 3e concours de musique électro-acoustique pour Vaduz. C’est à la fin de cette décennie, en 1979, que Polyphonix, fondé par Jean-Jacques Lebel, ouvre sa scène aux interventions pluridisciplinaires auxquelles les poètes sonores prendront largement part.
Finalement, si Heidsieck s’éloigne des pratiques littéraires pour explorer les territoires technologiques de la musique électroacoustique, il situe néanmoins sa pratique dans le champ poétique en qualifiant le cri d’Artaud dans Pour en finir avec le jugement de Dieu (1948) de point de bascule vers une poésie hors de la page. Pour lui, la caractérisation générique de la poésie sonore prime sur sa détermination médiatique. En cela il s’oppose à Henri Chopin pour lequel la poésie sonore est une poésie électroacoustique.

Peinture gestuelle et geste vocal

Dans sa phase d’élaboration, entre 1955 et 1965, la poésie action de Heidsieck convoque divers modèles : poésie en scène, happenings et performances, musique électroacoustique, mais aussi arts plastiques, auxquels il consacre quelques-uns de ses Poèmes-partitions : D2 (1958) et D3Z (1961) sur des peintures de Jean Degottex ; D (1958) sur celles de Jean Dupuy ; T (1950-1960) sur celles d’Antoni Tapiès ; J (1961) sur celles de Françoise Janicot et Coléoptères and Co (1965) qu’il dédie à Paul-Armand Gette. Ces poèmes rejettent tout à la fois l’illustration et l’ekphrasis : il ne s’agit ni de thématiser ni de décrire. Comme s’en explique Heidsieck au sujet des toiles de Degottex, son but est de transposer dans les « poèmes-partitions » la « gestuelle de signes ultra-rapides » du peintre, de sorte que leur « lecture à haute voix » reproduise « le rythme et la vitesse d’exécution supputée qui avait concouru à la réalisation de ces toiles8 ». Dans le Poème-partition T, l’enjeu est au contraire de rendre la lenteur induite par le matiérisme de Tapiès. Pour ce faire, les poèmes travaillent à la décomposition du matériau verbal (épellation, troncature, éparpillement et étirement des syllabes, phonétisme et onomatopées) induisant de fait sa relative abstraction.
La rencontre des Poèmes-partitions avec ces deux tendances de l’art informel constitue une étape importante dans l’élaboration de la poétique de Heidsieck. Avant celle-ci, ils étaient en effet fondés sur une recherche rythmique mimétique, comme l’illustre Poème-partition A (1958) qui retranscrit en sons et en mots l’ensemble des rythmes cardiaques entendus sur un disque médical consacré à la physiopathologie cardiaque. Or la transposition de gestes picturaux dans le poème permet précisément de le libérer de cette perspective mimétique pour penser la rythmique vocale comme un geste structurellement équivalent au caractère événementiel du geste graphique. Cette convergence de l’oralité et de la gestualité picturale pose précisément les fondements de la poésie action en œuvrant « …pour un poème donc, debout dressé les pieds sur la page9 », selon la formule inaugurale du texte-manifeste édité par la Galerie internationale d’art contemporain en 1961 à l’occasion du vernissage de l’exposition Sept Métasignes de Degottex, au cours duquel D3Z était diffusé.
Heidsieck se désintéresse toutefois assez rapidement de cette gestualité vocale. Le Poème-partition D4P (1962), dédié à François Dufrêne, qui rapprochait d’ailleurs ses « crirythmes » de la peinture gestuelle de Georges Mathieu, constitue sa dernière tentative en la matière. La raison de cet abandon est en partie d’ordre technologique. Évoquant le troisième mouvement de Poème-partition J (1961), composé de sept rires dont chacun porte une indication relative à sa nature (« angoisse », « triomphe », « ironie », « souffrance », « jouissance », « rire de rire »), il déclare : « Un enregistrement direct de cris d’enfants se substitue en fait au septième : stridence et fraîcheur10 ». Par ce collage sonore, le poète liquide la question de la représentation mimétique non par l’autoréférentialité du geste (« rire de rire »), comme le fait la peinture gestuelle et, sur un autre plan Dufrêne, mais par le montage de fragments sonores prélevés à même le quotidien. Coléoptères and Co (1965) est emblématique de cet affranchissement. Il ne s’agit plus de transposer le geste du peintre, en l’occurrence P.-A. Gette, mais de superposer un enregistrement de bourdonnements d’insectes suivis de bruits d’embouteillages automobiles, à un texte constitué d’un montage d’énoncés scientifiques sur le cycle de vie des coléoptères. Ces télescopages sonores de sources hétérogènes rendent caduques et l’abstraction et l’imitation : faisant ainsi effraction dans le poème, le quotidien brut en modifie substantiellement la poétique.

Poétique du quotidien : « Toute raclure peut être bonne à dire11 »

Les prémices de cette poétique du quotidien sont à l’œuvre dès les Poèmes-partitions. Dans Poème-partition K, précisément sous-titréLe Quotidien(1962), les onomatopées imitatives des battements de cœur sont significativement reléguées au profit du découpage et du montage de battements de cœur avec des bruits urbains et le texte lu. Par ailleurs, les notes d’accompagnement des Poèmes-partitionsH1etH2ouLe Quatrième plan(1963) stipulent que pour réintégrer la société et en devenir un élément familier, le poème doit quitter la page, se faire « biopsie », le magnétophone permettant une approche quasi clinique du quotidien ainsi ausculté et offrir, grâce aux techniques de découpage et de montage, une « photographie » des interactions entre conscience individuelle et collective. Cette saisie de la réalité, en interrogeant les gestes et les discours de chaque jour, a pour ambition de sublimer ou « d’exorciser le banal12 ». Les deux séries suivantes, Biopsies (1965-1969) et Passe-partout (1969-2004), déploient pleinement cette poétique du quotidien. Elles procèdent en effet d’une triple mise en relation des prélèvements de bruits et sons du quotidien, de discours sociaux prélevés ou ré-énoncés par le poète et d’extraits de textes de nature documentaire appartenant à la littérature grise, également lus par Heidsieck. Les poèmes s’apparentent parfois à des poèmes trouvés, mais relèvent plus largement des esthétiques du ready-made et ducut-up.
Certains d’entre eux ont pour base un matériau documentaire. C’est le cas de Biopsie 8, Qui je suis en une minute (1967) qui superpose à la lecture de documents appartenant au poète (carte d’identité, carte d’électeur, permis de conduire, carte d’immatriculation à la sécurité sociale…) un brouhaha allant crescendo, dans une perspective critique qui touche à la fois la poésie lyrique et la société du spectacle. Alors que le titre laisse présager la confidence, l’auditeur écoute des énoncés banals, ordinaires, soulignant le fait que tout individu est un individu social, un homme ordinaire parmi la foule. Par ailleurs, le poète feint de répondre à une demande fictive lui imposant et un sujet (« qui je suis ») et une durée (« une minute »). La confidence ainsi minutée devient contrainte sociale, passant de la sphère intime à la sphère publique, ce que viennent confirmer les rumeurs grandissantes. Elle se clôt par : « C’était Qui-je suis. 1 minute, Biopsie 8 ». Mais le poème n’est pas pour autant fini, puisque suivent des applaudissements nourris qui, en intégrant au poème sa propre réception, transforment la divulgation de soi en quart d’heure de gloire et portent un regard mi-critique mi-amusé sur la spectacularisation du moi. D’autres poèmes s’approprient divers discours appartenant aux domaines économique, administratif, social et politique, travaillant à leur confrontation, privilégiant l’association critique d’un usage documentaire du bruit et de la polyphonie discursive. Celle-ci joue de différentes manières selon que le poète assure leur prise en charge ou adosse sa voix à des documents sonores. Ainsi dans Biopsie 3, Mais oui mais oui(1966) les trois voix qui se chevauchent et qui thématisent chacune un discours sont celles du poète : un questionnaire de comportement au travail, une liste d’items d’évaluation et la ritournelle du jeu d’effeuillage de la marguerite, tournent ainsi en dérision une pratique entrepreneuriale de notation des salariés par le truchement d’un jeu sentimental. En revanche Le Carrefour de la chaussée d’Antin (Passe-partout 10 à 22, 1972), « topographie sonore d’un point chaud de Paris13 », combine voix du poète, enregistrements prélevés in situ et extraits d’ouvrages consacrés à la société de consommation lus par une vingtaine d’amis.
Dans un autre ordre d’idée, l’exceptionnelle longueur de Carrefour de la chaussée d’Antin (1h50 mn) illustre le fait que les Passe-partout sont majoritairement des pièces plus amples que les Biopsies. Ils font fréquemment appel à des voix autres que celle du poète, ce qui est également le cas dans La Poinçonneuse (Passe-partout n°2, 1970), Ruth Francken a téléphoné (Passe-partout n°8, 1971) ou encore Tu viens chéri(e) (Passe-partout n° 23, 1975). Le travail du poète consiste alors à réaliser le montage et le mixage à partir de la masse d’enregistrements récoltée, qu’il s’agisse des voix de ses amis ou d’enregistrements sonores, comme dans La Semaine (Passe-partout n°5, 1971) intégralement constitué de collages d’enregistrements d’indicatifs horaires de la radio. Ce travail sur la bande a pour conséquence le fait que nombre de poèmes composés à cette époque sont conçus pour l’audition et non pour la lecture publique, ce qui les rapproche notamment des Hörtexte d’un Ferdinand Kriwet qui lui sont strictement contemporains, fondés eux aussi sur l’exploration critique des médias de masse. Comme le souligne Heidsieck : « J’étais sorti de la page considérée comme un ghetto mais j’étais en train de m’installer dans celui du disque. Pour en sortir complètement, il fallait que je puisse lire mes textes en public14 ». C’est précisément ce qu’il fait avec Vaduz (Passe-partout n°22, 1974), Canal Street (Passe-partout n°24, 1976) ou encore Démocratie (Passe-partout n°27, 1977-1978) où, pendant que la bande enregistrée diffuse la liste des présidents du Conseil des IIIe, IVe et Ve Républiques, le poète énonce leurs noms en adoptant différentes nuances tonales tout en avançant de la scène vers le fond de la salle et en jetant les petits papiers sur lesquels ils sont inscrits.
Finalement les tensions induites par ces retraitements sonores mettent au jour anecdotes ou représentations conventionnelles passées inaperçues. En déconstruisant les discours sociaux, les poèmes les réarticulent, opérant une sorte de « socio-analyse » du quotidien, par leur « recommunication »15 même. Et en ce sens, leur visée est éminemment politique. En la matière, les pratiques langagières occupent une place de choix. Heidsieck leur consacre notamment trois séries qu’il distingue à l’intérieur des Passe-partout. Toutes explorent le langage en contexte, qu’il s’agisse de mettre en scène des situations de communication pour les questionner (Canal Street, 1976) de faire surgir, par l’intermédiaire de leur respiration, les fantômes des écrivains disparus (Respirations et brèves rencontres, 60 pièces, 1988-1995), ou de redonner chair aux mots du dictionnaire inconnus du poète pour les faire circuler dans le langage (Derviche/Le Robert, 26 pièces, 1978-1985).

Les écritures-collages

Une idée reçue consiste à penser que la poésie action de Heidsieck est une pratique exclusive, qu’elle relègue le support livresque au profit de relations étroites avec le domaine musical et ses technologies. Ce serait oublier les nombreuses publications en revues ou en livres, objets éditoriaux complexes, associant au texte les disques et les photographies de performance prises par Françoise Janicot, ou encore le travail plastique d’artistes comme Gianni Bertini et P.-A. Gette, avec lesquels le poète a fréquemment collaboré dans les années 1960-1970. Ce serait aussi passer sous silence sa propre pratique plastique, qui débute en 1965, époque à laquelle il a déjà trouvé le dispositif intermédial de sa poésie action, et dont la production précède ou prolonge le travail sonore des poèmes.
Les séries des « écritures collages », comme B. Heidsieck les nomme, débutent avec Cent Foules d’octobre (100 planches, 54 x 40 cm, 1970) et Machines à mots (40 planches, 64 x 50 cm, 1971) pour se refermer sur les Abécédaires (2004-2013), leur pratique s’intensifiant à partir de 2007 après sa 541e et dernière lecture publique, à l’Hôtel Beury, Centre d’Art et de Littérature (Charleville-Mézières). Elles doivent être rapprochées des poèmes sur plusieurs points. Elles obéissent d’abord à un principe sériel, lequel engendre un dispositif et la répétition de procédures de composition partagées avec les poèmes : prélèvement, déplacement, montage, collage. En ce sens, elles transposent dans l’espace plastique les gestes du poète, comme lui-même transposait ceux de Degottex et de Tapiès, excluant à nouveau toute relation illustrative avec le modèle au profit d’une relation d’ordre structurel et pragmatique. Par ailleurs leurs matériaux de prédilection (texte dactylographié, texte manuscrit, photographies, lettres découpées dans les périodiques, bandes magnétiques, amorces, circuits intégrés et lampes de radio, objets) exhibent les outils technologiques des poèmes, reconduisant à la fois la poétique du quotidien qui leur est propre, et leurs modalités d’action. Ainsi, dans les 50 planches d’« écritures-collages » de Canal Street (1974), qui engendrent les 35 pièces du Passe-partout n°24 du même nom, les amorces de couleur et les bandes magnétiques désignent un mode de faire et un mode de diffusion, en reliant les circuits intégrés aux encarts textuels dactylographiés et manuscrits situés dans la partie inférieure de la planche. Ces derniers, quant à eux, semblent rejouer le schéma de la poésie action qui superpose à la bande préenregistrée la voix live, laquelle serait indexée par l’écriture manuscrite. Enfin, certaines planches intègrent des objets du quotidien comme un emballage de compte-gouttes (Canal Street 16) ou un couteau et une fourchette (Canal Street 17). Canal Street, et plus largement les « écritures-collages », donnent ainsi droit d’expression au trivial et, en ce sens, peuvent être apparentées aux pratiques des Nouveaux réalistes qui exposent en novembre 1960 au Festival de l’art d’avant-garde de Paris, auquel assiste Heidsieck. Lorsqu’elles exhibent des déchets électroniques, des objets ou façonnent des discours stéréotypés à l’aide de lettres découpées, elles procèdent au même « recyclage poétique du réel urbain, industriel, publicitaire16 » que les Nouveaux réalistes. Par leur agencement même, elles convoquent, à l’instar des œuvres du groupe, « la réalité sociologique toute entière, le bien commun de l’activité des hommes, la grande république de nos échanges sociaux, de notre commerce en société », selon la formule de Pierre Restany dans le premier manifeste du 16 avril 1960.
Enfin, cette approche sociologique de l’art n’exclut ni l’humour ni la recherche plastique pour elle-même. Ainsi les 59 planches des trois séries des Spermatozoïdes (2008-2009) font-elles de la vie des spermatozoïdes, représentés par des condensateurs électroniques à tête rouge, une amusante fable électro-biologique du collectif. Les Abécédaires, dont les deux premières séries en 2004 font référence à Derviche/Le Robert et les deux dernières en 2013 à Respirations et brèves rencontres font un usage quasi-exclusif des lettres découpées dans les journaux, explorant pour leur part la visualité de la lettre et des mots.
La création polymorphe de Bernard Heidsieck a ainsi ouvert la voie, dès les années 1990, à de nouvelles pratiques créatives associant étroitement production textuelle et technologies du son et de l’image, induisant par là même une nouvelle économie de l’œuvre poétique. La scène génère en effet une mécanique d’écriture spécifique dans laquelle le texte, matériellement présent, est l’objet de manipulations et actions diverses (Charles Pennequin), se confronte à la voix enregistrée (Anne-James Chaton), dialogue avec un univers sonore (Sandra Moussempès) ou une écriture visuelle (Jérôme Game). Ces poésies intermédiales témoignent de la vitalité des pratiques hybrides qui redéfinissent les périmètres de l’art, de la musique et des lettres.


  1. Bernard Heidsieck, « Notes sur les poèmes-partitions H1 et H2 ou le Quatrième plan », dans Bernard Heidsieck, les tapuscrits : poèmes-partitions, biopsies, passe-partout, Dijon, Les presses du réel / Nice, Villa Arson, 2013, p. 483.
  2. Bernard Heidsieck, « Nous étions bien peu en… », Notes convergentes, Romainville, Al Dante, 2001, p. 187.
  3. Cette déclaration et la précédente figurent dans Poésie action : variations sur Bernard Heidsieck, film réalisé par Anne-Laure Chamboissier et Philippe Franck en collaboration avec Gilles Coudert, Paris, après éditions, 2014.
  4. « Interview de Bernard Heidsieck avec Marie Lapallus, Le Coin du miroir, Dijon, août 1978 », Doc(k)s, série 3, n° 4/5, printemps été 1993, p. 49.
  5. Ibid., p. 51.
  6. Heidsieck, « Poésie sonore et musique », Notes convergentes, op. cit., p. 172.
  7. Pierre Schaeffer, La Musique concrète, Paris, PUF, 1967, coll. « Que sais-je ? », p.18, 21.
  8. Jean Degottex, catalogue de l’exposition aux musées des beaux-arts de Quimper, 4 juillet – 30 septembre 2008, p. 9.
  9. Ibid, p. 8.
  10. Heidsieck, Poèmes-partitions précédé de Sitôt dit, [Limoges], Al Dante, 2009, p. 333. Nous soulignons.
  11. Id., « Notes convergentes (poésie-action et magnétophone) », Notes convergentes, op. cit., p. 59.
  12. Id., « Notes sur les poèmes-partitions H1 et H2 ou le Quatrième plan », op. cit., p. 483-488.
  13. Le Carrefour de la chaussée d’Antin, Romainville, Al Dante, 2001, p. 7.
  14. « Entretien avec Bernard Heidsieck », mené par Jacques Donguy dans Poésure et peintrie : d’un art, l’autre, Marseille, Direction des musées / Paris, Réunion des musées nationaux, 1993, p. 413.
  15. Heidsieck emploie souvent le concept de « recommunication » (voir par exemple Canal Street, Romainville, Al Dante, 2001, p. 13). Il qualifie sa poésie de sorte de « socio-analyse » dans Doc(k)s, op. cit.,p. 55.
  16. 60/90. Trente ans de Nouveau Réalisme, Paris, La Différence, 1990, p. 76.
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