La musique de Guo Wenjing est un mélange sophistiqué d’influences de la musique classique occidentale (notamment Bartók, Chostakovitch et Penderecki, mais aussi Puccini) et d’univers sonores chinois traditionnels, parmi lesquels, en particulier, des idiomes et des techniques expressives empruntés à l’opéra de Pékin et à l’opéra du Sichuan. Auteur de huit opéras et d’un nombre considérable d’œuvres vocales de plus petit format, Guo est surtout connu comme dramaturge, artiste excellant dans l’écriture soliste, et pour son utilisation dramatique et imaginative de percussions chinoises. L’un de ses premiers essais de composition pour percussion solo est fort justement intitulé Drama (1995). Les gongs, tambours et cymbales tiennent un rôle central dans ses œuvres, à l’instar de l’opéra chinois, devenu une source d’influence de plus en plus importante dans son style musical.
Le ton des compositions de Guo est sombre, sauvage et mystérieux, nimbé de l’atmosphère troublante, voire sinistre de sa ville natale, Chongqing, dans le sud de la Chine. Ses œuvres scéniques et orchestrales traitent notamment de mangeurs d’hommes, de sorcellerie, de cercueils mystérieux nichés sur les parois des montagnes, d’inscriptions séculaires sur des os d’animaux, mais aussi de thèmes et de récits centraux de la littérature classique et des histoires chinoises, à l’instar de celle, héroïque, de la femme général Mu Guiying, ou de la vie et de l’époque du célèbre poète de l’ère Tang, Li Bai.
Les étudiants de Guo et les gens qui le connaissent personnellement jugent que l’homme ressemble à sa musique : Guo est enthousiaste, direct, parfois un peu borné, et sur ses gardes ; il ponctue souvent ses discours de gestes d’impatience, de flots d’onomatopées et d’explosions soudaines de colère ou d’emballements ; il fait écho au caractère dramatique et dynamique de sa musique, présent non seulement dans ses œuvres de la veine romantique, qui trahissent le plus clairement l’influence des modèles classiques occidentaux, mais aussi dans ses pièces pour voix et instruments chinois.
Comme il a grandi dans le Sichuan des années 1960 et 1970, Guo écoute beaucoup de musique locale, depuis les conteurs des maisons de thé jusqu’aux opéras et aux chansons des bateliers du Yangzi Jiang. Mais à cette époque, il ne s’intéresse pas beaucoup à ce type de musique, pas plus qu’aux paysages et aux habitants de sa région natale. Après avoir intégré le Conservatoire central de Pékin, comme étudiant, puis comme professeur, les souvenirs du Sichuan et de sa musique prennent une signification nouvelle et profonde dans sa création. Dès le début de sa carrière de compositeur, Guo cite des éléments de musique populaire, mais dans les années 1990, l’influence du folklore chinois, du moins dans ses œuvres pour voix et instruments chinois, se fait de plus en plus prégnante, et son style semble tendre davantage vers les répertoires traditionnels. Ses opéras et certaines de ses œuvres de musique de chambre utilisent en particulier des sonorités souvent si proches de ces répertoires traditionnels chinois qu’on ne peut presque plus les distinguer des sonorités de la musique du Sichuan.
Une fusion entre influences modernes occidentales et influences traditionnelles chinoises
Les œuvres pour piano ou ensemble que Guo écrit alors qu’il est étudiant au Conservatoire, dans les années 1980, sont déjà imprégnées des cris des bateliers du Sichuan et d’autres éléments de la musique régionale, mais ces derniers font plus office de citations et ne sont pas encore totalement intégrés à son style. Le ton de ces premières œuvres est souvent grave, sciemment distinct des mélodies rapides et joyeuses de la propagande politique des années 1950 à 1970. Comme beaucoup de ses condisciples, Guo souhaite exprimer les épreuves et les peines que traverse le peuple chinois au quotidien. Ce souci motive le ton adopté dans plusieurs de ses œuvres, très bartókiennes, comme The Gorge, pour piano (son opus 1 de 1979), le premier quatuor à cordes The Rivers of Sichuan (1981) et sa première partition symphonique d’importance, composée pour son diplôme au Conservatoire central de Pékin, Suspended Ancient Coffins on the Cliffs in Sichuan (1983), pour deux pianos et orchestre.
Connue également sous le titre Burial on the Precipice in Sichuan, cette dernière œuvre, par l’audace de ses couleurs et la brutalité de ses rythmes, manifeste une nouvelle hardiesse et une nouvelle sophistication, où le romantisme occidental est moins présent. Elle est stylistiquement plus personnelle et exubérante, inspirée d’un sujet inhabituel : le titre fait référence à de mystérieux cercueils qui reposent sur des piliers verticaux le long des parois rocheuses en haut du flanc nord de la gorge de Qutang, la plus petite et courte des « trois gorges » du Yangzi Jiang. L’eau s’y écoule rapidement. Les cercueils, vus d’en bas, sur l’eau, comme des objets minuscules, appartiennent à une culture tribale ancienne qui avait apparemment pour habitude d’enterrer ses morts dans des endroits élevés et aériens. Certains cercueils contiennent des épées de bronze et autres artefacts. Suspended Ancient Coffins on the Cliffs in Sichuan témoigne des influences de Lutosławski et Penderecki, mais contient aussi d’intrigants effets aux percussions chinoises et, aux cordes, des imitations des glissandi nasaux des violons traditionnels.
La quête d’un mélange satisfaisant entre les idiomes chinois et occidentaux se poursuit après le retour de Guo vers son Sichuan natal, en 1983, pour travailler dans une troupe de danse et de chant. Ses œuvres les plus importantes de cette période sont le poème symphonique Sutra on Tibetan Streamers (1986), le Concerto pour violon (1986-1987) et la symphonie chorale Shu Dao Nan (1987), pour ténor solo, chœur et orchestre, sous influence de l’opéra du Sichuan. Basée sur « Les durs chemins de Shu » du grand poète et infatigable voyageur du Sichuan Li Bai (701-762), cette dernière œuvre a valu à son auteur une reconnaissance dans toute la Chine et offre une parfaite représentation des paysages montagneux et sauvages du Sichuan. Mais les « durs chemins » du poème sont ici métaphoriques. Le ton est cataclysmique. Shu Dao Nan semble pleurer une grande tragédie, peut-être les victimes d’une guerre, sans doute l’histoire funeste du peuple chinois au xxe siècle, à l’instar de Chostakovitch dans ses symphonies. Composé dans le sillage de la Révolution culturelle, Shu Dao Nan est devenue célèbre en République populaire. Le Concerto pour violon, de la même époque, poursuit dans la même veine, avec une partie soliste imitant les phrases mélodiques et les techniques expressives de l’opéra de Pékin.
Plusieurs commandes, en particulier pour le cinéma et la télévision, permettent à Guo de subvenir aux besoins de sa famille. Il fait, au même moment, de nouvelles découvertes et se penche sur les dernières symphonies de Dimitri Chostakovitch, qu’il admire, et sur l’œuvre d’Arnold Schoenberg, un autre héros de la musique occidentale au sein de son panthéon toujours grandissant de modèles à suivre.
Les années 1990 : l’impact grandissant de la musique du Sichuan
Guo revient à Pékin en 1990, après la répression contre le mouvement démocratique de Tiananmen de juin 1989. C’est une période de tension dans toutes les institutions d’enseignement supérieur de la capitale, mais Guo ne sombre pas dans le pessimisme. Il sait que l’ancienne génération du Conservatoire défend la nouvelle musique chinoise et il a l’espoir que la situation politique ne sera que provisoire. À cette époque, ce n’est désormais plus la nouvelle musique occidentale qui occupe prioritairement son esprit, mais, toujours davantage, la mémoire culturelle et musicale du Sichuan.
De cette rencontre renouvelée avec la tradition, marquant artistiquement un nouveau départ, naît She Huo (1991), pour ensemble occidental agrémenté de percussions chinoises, une œuvre bruyante, fougueuse et passionnée, qui peut évoquer, par sa rigueur et la violence de son énergie, Galina Ustvolskaïa. Guo transforme le Nieuw Ensemble d’Amsterdam, commanditaire de l’œuvre, en une sorte de groupe de musique paysanne chinoise, réaccordant les instruments, laissant le violoncelliste gratter ses cordes comme s’il était ivre, et faisant chanter le flûtiste dans son instrument. Il intègre aussi trois percussionnistes pour des polyrythmies complexes sur des cymbales chinoises. Si le titre fait référence aux cérémonies de bénédiction et d’action de grâce, communes dans les festivals traditionnels, la musique en saisit l’atmosphère animée, ainsi que celle de rituels ancestraux. She Huo n’est donné pour la première fois en Chine que six ans après sa création, à l’occasion d’une visite à Pékin du Nieuw Ensemble, qui devient ainsi l’un des premiers ensembles occidentaux à programmer de la musique contemporaine chinoise en Chine. Le public, dérouté, ne comprend pas ce qu’il est écoute. Mais She Huo est repris avec succès partout en Europe et ouvre la voie à d’autres expérimentations, dans un style plus proche de la musique traditionnelle actuelle. Guo affirme qu’il entendait traduire le mystère et la tristesse des paysages du Sichuan, constamment nimbés de brume, ainsi que l’incroyable force de la population locale, des gens « maigres et petits, mais dotés d’une grande force intérieure ».
Ses deux œuvres suivantes pour orchestre chinois – le Concerto pour flûte en bambou Chou Kong Shan (1992, arrangé pour orchestre symphonique occidental en 1995) et le poème symphonique Melodies of West Yunnan (1993) – font figure de diversions par rapport à ce nouveau départ. L’œuvre importante est bien plus l’opéra Wolf Cub Village, autre commande du Nieuw Ensemble, qui retrouve l’énergie rayonnante de She Huo et la dépasse largement, en combinant des voix dans le style chinois, des cordes tapageuses et des percussions vigoureuses. Guo crée un drame d’un pouvoir considérable – auquel s’ajoute la fierté d’avoir écrit le premier opéra pour lequel des Européens chantent en chinois. Wolf Cub Village est une libre adaptation du Journal d’un fou (Kuangren riji) de Lu Xun, dans son recueil de nouvelles Cris (Nahan). Lu Xun y décrit une société chinoise cannibale dans sa soif de violence et de destruction. Guo dit avoir utilisé cette histoire parce qu’il aimait son suspense. En surface, le Journal d’un fou dresse le portrait d’un homme qui pense vivre au sein d’un environnement peuplé de mangeurs d’hommes : il imagine que les gens de son village sont tous des cannibales ou des loups, et qu’il sera peut-être leur prochaine victime. Dans l’opéra de Guo, le docteur de ce village contraint notre homme à prendre des médicaments, lesquels contiennent du sang humain. L’homme se calme, puis arrive à la conclusion que lui aussi est un mangeur d’hommes, comme tous les autres. Il est donc co-responsable des « quatre mille ans de cannibalisme » qui se sont écoulés dans son village.
Le Journal d’un fou de Lu Xun paraît en Chine en 1918, alors que le pays est déchiré par des luttes claniques, des invasions étrangères, des famines et la guerre. Lu Xun proteste contre cet effondrement progressif du pays et d’un peuple qu’il aime. Au lieu d’essayer de construire une nation saine, les hommes chinois se combattent et se mangent les uns les autres. Le Journal d’un fou est la première nouvelle écrite en langue vernaculaire. Ses dix pages ont grandement influencé la littérature contemporaine et la pensée sociale du pays. Or, Guo transforme cette histoire en un bouleversant plaidoyer théâtral. L’écriture instrumentale de son opéra est caustique et saisissante, l’orchestration économe, mais efficace, incluant des explosions démoniaques aux percussions. Les lignes vocales sont caractérisées par des inflexions microtonales et des glissements fréquents en falsetto, descendent à pic, vacillent et passent continuellement de la langue parlée à un discours aux hauteurs flottantes et au chant ; elles ne se déploient que rarement en mélodies complètes, mais parviennent à atteindre des instants de grand lyrisme, notamment dans les solos tendus du Fou ou dans la cantilène tranquille, d’outre-tombe, du fantôme de la sœur du Fou, vers la fin de l’œuvre. Cet opéra de cinquante minutes peut être comparé à d’autres pièces musicales sur les thèmes de la folie ou de l’apocalypse : Le Grand Macabre de Ligeti, Eight Songs for a Mad King de Maxwell Davies, Le Nez de Chostakovitch, voire Wozzeck de Berg. Wolf Cub Village est devenu l’un des opéras modernes chinois les plus célèbres, un monument similaire au Marco Polo de Tan Dun. Il a été exécuté par d’importants ensembles de musique contemporaine au Royaume-Uni, en Suisse, en Norvège et dans d’autres pays.
Au cours des deux années suivantes, Guo compose d’intéressantes œuvres de musique de chambre pour instruments chinois : Late Spring (1995), commande de Radio France, un polylogue léger et plaisant pour pipa (luth à quatre cordes), zheng (cithare à chevalet à vingt et une cordes), ruan (guitare ronde chinoise), basse, erhu (violon droit à deux cordes), flûtes chinoises et percussions ; et Drama (1996), pour trois paires de cymbales chinoises et les voix des percussionnistes, une « encyclopédie pour cymbales » d’après son auteur. Drama utilise seulement trois paires de petites cymbales, mais offre un éventail surprenant d’effets de timbre délicats et de polyrythmies complexes, laissant l’auditeur médusé pendant vingt-cinq minutes – une autre œuvre, Parade, composée en 2004, pour trois percussionnistes, tout aussi intéressante et stimulante, s’inscrit dans son prolongement.
Inscriptions on Bone, pour voix d’alto et quinze instruments, est une autre œuvre importante, composée en 1996, et dans laquelle Guo relate une légende ancienne sur la déesse Nüwa, qui aurait restauré le paradis. L’œuvre, commande du Nieuw Ensemble, manifeste un intérêt soutenu pour les voix et les percussions, ainsi que pour le potentiel des histoires mystérieuses. Elle marque aussi un tournant dans le choix du matériau mélodique : sur le plan expressif, la musique est plus harmonieuse que dans Wolf Cub Village et s’appuie mélodiquement davantage sur les consonances de quarte et de quinte. L’alto raconte l’histoire de l’effondrement désastreux du firmament, qui donne lieu au chaos, aux flammes de l’enfer sur terre et à la recrudescence de mauvais esprits chassant et dévorant les innocents. Avec Inscriptions on Bone, Guo confirme, tout en se renouvelant, les promesses de son premier opéra Wolf Cub Village et consolide sa réputation de compositeur essentiellement dramatique.
Commande de l’ambassade italienne à Pékin, Elegy (1996), pour soprano solo et trois percussionnistes, écrit pour l’ensemble Ars Ludi, renoue avec le monde sonore et l’atmosphère sombre de Wolf Cub Village, sans guère apporter de nouveautés. Les relations de Guo avec l’Occident sont alors européennes, mais un intérêt grandissant pour sa musique se manifeste aux États-Unis, où Guo réside plusieurs mois en 1996, compose un Concertino pour violoncelle et ensemble, créé à Amsterdam l’année suivante, par Natalia Gutman et le Nieuw Ensemble, et est invité à collaborer avec le Kronos Quartet – ce sera son Deuxième Quatuor à cordes, achevé en 1998. De retour en Chine, il décline la proposition de l’Orchestre symphonique de Shenzhen d’écrire Xianggang huigui (Le Retour de Hong Kong) à l’occasion de la rétrocession de Hong Kong à la Chine en juillet 1997, mais accepte une Ouverture pour un orchestre hongkongais célébrant le même thème. Une grande partie de son temps est alors occupé à la composition de son deuxième opéra de chambre, Night Banquet, produit par l’Almeida Theatre de Londres et le Hong Kong Arts Festival en 1998 – une œuvre révisée en 2001.
Vers un plus grand lyrisme et une utilisation plus directe d’éléments traditionnels chinois
En ces années, la musique de Guo s’éloigne peu à peu du style ténébreux qui dominait ses plus grandes réussites des années 1990, et se tourne bien plutôt vers la tradition musicale chinoise, une source directe qu’il incorpore ou dont il cite, si nécessaire, des airs entiers dans ses propres œuvres.
Night Banquet (Ye yan) est un drame plus lyrique que Wolf Cub Village, et qui accorde un rôle important, sinon primordial, au pipa (le luth chinois), celui de Wu Man à la création. L’opéra est inspiré d’un rouleau du xe siècle, Les Festivités nocturnes de Han Xizai, peint par Gu Hongzhong. Il illustre un spectacle de musique et de danse, lors d’un banquet, avec le poète et savant Han Xizai au centre. Han Xizai est convié à accepter une position élevée à la cour de l’Empereur, mais ce dernier est un souverain faible et corrompu, et Han Xizai se montre réticent à entrer à son service. Il choisit alors de s’exclure lui-même de sa charge publique en s’adonnant à des virées nocturnes, faites de débauches et de banquets. L’opéra de Guo Wenjing, sur un livret de Zhou Jingzhi, raconte les événements qui se déroulent au cours de l’un de ces banquets. Deux peintres de la cour, envoyés par l’Empereur, viennent espionner Han Xizai, qui feint d’être saoul et se déshabille devant eux en présence de sa concubine. Les peintres fuient, consternés et déterminés à révéler un tel comportement à l’Empereur. Han Xizai, laissé seul, se lamente sur la disparition imminente de son pays – l’Empereur corrompu périra en captivité. Une nouvelle fois, Guo parvient à créer dans cette œuvre un mélange cohérent de sons contemporains, occidentaux et chinois. L’ensemble occidental, composé de cinq cordes, trois vents, quatre percussionnistes et d’une harpe, épouse naturellement le luth, les cymbales et les percussions chinois.
Un intérêt grandissant pour le bouddhisme et la culture tibétaine conduit ensuite Guo à esquisser l’opéra Tsangyang Gyatso (Le Sixième Dalaï-Lama), mais l’œuvre ne sera pas concrétisée, mises à part une scène méditative pour chœur et percussions (Echoes of Heaven and Earth, 1998) et une courte pièce calme pour sheng (l’orgue à bouche chinois) et six instruments à vent, Sounds from Tibet (2001). Ces œuvres sont contemporaines du Troisième Quatuor à cordes (1999), avec dizi (flûte en bambou), et de By Spring, All Ten Haizi (2001), pour soprano, harpe et orchestre, sur des poèmes de Haizi. Mais Guo se sent inexorablement attiré par l’opéra, et dans la première décennie du xxie siècle, produit des œuvres théâtrales dépendant de plus en plus étroitement de techniques vocales et de thèmes chinois.
Il en résulte son impressionnante trilogie sur les héroïnes de guerre chinoises : Mu Guiying (2003), Hua Mulan (2004) et Liang Hongyu (2008), les deux premières sont des tragédies, la dernière, une comédie, pour lesquelles Guo collabore avec le dramaturge et metteur en scène Li Liuyi. Musicalement, ces opéras sont parfois si proches de l’opéra traditionnel de Pékin que l’on peine à les distinguer du genre. On remarque néanmoins des incursions dans des mondes plus contemporains, où Guo élargit les techniques de jeu des instruments chinois en les regroupant dans des combinaisons nouvelles, presque stravinskiennes. Et d’un point de vue théâtral, ces œuvres dépassent les types de rôles fixes sanctionnés par la tradition. Guo et Li Liuyi développent une nouvelle approche du théâtre chinois : leurs histoires et leurs récits sont en grande partie traditionnels, mais leurs personnages sont richement développés, leurs actions se déroulent dans des clairs-obscurs subtils, et leurs registres expressifs élargissent sans nul doute la séculaire batterie de falsettos ornés et de mouvements stylisés. Ces opéras surprennent le public de Pékin. Les amateurs de la vieille génération, d’abord réticents, se laissent gagner par leur énergie persuasive. À Singapour, en 2005, le jeune public de Mu Guiying paraît ouvert aux innovations de Guo et Li Luiyi, mais l’arrière-garde conservatrice les accuse publiquement de saper la tradition chinoise. Les retours en Occident sont, quant à eux, et dans l’ensemble, positifs, encourageant Guo à explorer cette nouvelle voie dans deux opéras de chambre modelés sur l’opéra traditionnel du Sichuan : Fenyiting (Phoenix Pavilion) (Phoenix Pavilion, 2004) et Si Fan / The Inner Landscape (2015). Le premier mélange la voix masculine aiguë du chanteur d’opéra de Pékin Jiang Qihu avec celle de la chanteuse d’opéra du Sichuan Shen Tiemei, et leur ajoute un ensemble composé d’instruments chinois et occidentaux. Si Fan / The Inner Landscape, pour une chanteuse soliste (Shen Tiemei) et chœur d’opéra du Sichuan, avec deux ensembles instrumentaux (un occidental et un chinois), incorpore des airs entiers de l’opéra traditionnel du Sichuan avec une nouvelle instrumentation. Pour Guo, l’exploration de ces univers sonores, en étroite collaboration avec Shen Tiemei pour laquelle il a une grande admiration, constitue un retour aux sources, mais aussi une opportunité de promouvoir un genre apprécié dans sa région natale, en lui offrant de nouvelles scènes et de nouveaux publics à l’étranger. La création de Si Fan / The Inner Landscape lors du Holland Festival en 2015 est bien reçue, mais cette expérimentation visant à « réaménager » la musique traditionnelle sera-t-il du goût du public chinois ?
Un « marché national »
L’art de Guo culmine dans ses compositions théâtrales, par leur écriture soliste, leur utilisation imaginative des percussions chinoises et leur sens puissant du développement dramatique. D’autres compositeurs chinois, comme Tan Dun, ont tendance à se montrer plus éclectiques, voire à se concentrer sur l’obtention d’effets sonores. Dans les compositions tardives de Guo, les éléments chinois sont totalement intégrés et ne frappent pas l’auditeur comme des stylisations « exotiques ». Cet aspect lui confère une place unique parmi ses contemporains, en Chine et à l’étranger.
Un autre élément le distingue de ses concitoyens : il n’a jamais quitté la Chine, et son poste actuel à la vice-direction du département de composition le plus important du pays le rend politiquement vulnérable, influençant de ce fait ses choix artistiques. Guo continuera sans doute à expérimenter, mais il est aussi conscient de l’intérêt de son gouvernement pour des œuvres plus aisément accessibles et ressent le besoin de rester en contact avec les auditeurs de son pays : ses compositions récentes empruntent une voie assez romantique et stylistiquement plus bénigne. Poet Li Bai (2007), un opéra écrit pour le City Opera House de Denver, combine des éléments traditionnels chinois avec une harmonie fonctionnelle et des gestes issus du romantisme occidental, un style qu’il explore plus en profondeur dans des œuvres comme Journeys: Poems of Xi Chuan (2004), pour soprano et orchestre, et avec une emphase parfois presque puccinienne dans l’opéra The Rickshaw boy (Le Pousse-pousse), créé avec succès à Pékin en 2014 et repris en Italie l’année suivante. Guo adopte également un idiome plus conventionnel dans ses œuvres pour orchestre symphonique occidental, comme Heroic Symphony (2004), ou dans le ballet Peony Pavilion (2008).
Traduit de l’anglais par Gilles Rico.