Souvent associé à ceux d’Alfred Schnittke et d’Edison Denisov au sein d’une troïka de compositeurs russes considérés comme les plus emblématiques de la modernité musicale soviétique de l’après-guerre, le nom de Sofia Goubaïdoulina est aujourd’hui auréolé d’une aura quasi iconique. Peut-être parce qu’elle a insisté davantage encore que ses compatriotes sur le lien profond qui unit chez elle la foi religieuse et la musique, elle est devenue un symbole de la résistance à l’assimilation spirituelle et artistique dans un contexte où l’horizon esthétique était durablement bouché par la doctrine du réalisme socialiste. Elle incarne en outre la façon dont l’avant-garde musicale russe a su faire de son isolement, puis de la découverte aussi tardive que passionnée, et finalement distanciée, des champs explorés par les compositeurs de l’Europe de l’Ouest une force et une source d’originalité.
Libérer le son, libérer le sens, libérer les symboles
Les premières œuvres inscrites au catalogue de la compositrice sont consacrées au piano ou l’impliquent. Si l’Allegro rustico pour flûte et piano trahit l’influence encore très forte de Prokofiev et la Chaconne pour piano, composée la même année, celle de Chostakovitch, la seconde de ces pièces révèle déjà une forte personnalité musicale lisible dans son énergie rythmique et sa charge dramaturgique. Deux ans plus tard, la Sonate pour piano témoigne à la fois d’une liberté de ton avec une nette tendance au swing, d’une expérimentation ad hoc de la technique sérielle et d’une exploration du jeu dans l’instrument. Des séries de onze sons apparaissent dans deux des sept mouvements de la cantate Nacht im Memphis qui, en dépit du recours à des textes de l’Égypte antique traduits par Anna Akhmatova et Vera Potapova, ouvre la voie à un certain expressionnisme. De même, dans la cantate suivante, Rubayat, les textes de poètes persans du Moyen Âge n’excluent pas des passages confiés au baryton dans un style proche du Sprechgesang. Les choix littéraires des années 1970 sont révélateurs d’un univers poétique et spirituel qui inclut les civilisations anciennes et le mysticisme soufi. Faut-il voir dans l’intérêt pour Omar Khayyām, qui se revendiquait lui-même « infidèle mais croyant », et particulièrement pour ses quatrains marqués par le scepticisme – envers la religion en tant qu’institution, envers les religieux – une projection de la position spirituelle et politique de Goubaïdoulina ? On voit apparaître en outre avec Roses, cinq romances pour soprano et piano, et Stunde der Seele, pour mezzo-soprano, percussions et orchestre, deux poètes d’une importance majeure pour la compositrice : Marina Tsvetaïeva et Guennadi Aïgui. La première compte selon Goubaïdoulina parmi les rares poètes, avec Rilke dont elle se sent aussi proche, à réunir intellect et intuition en une « substance vibrante1 ». Quant au second, poète tchouvache avec lequel elle entretenait une relation d’amitié, elle apprécie dans sa poésie l’enracinement spirituel dans la nature, ainsi que le sens de « l’espace blanc entre les unités poétiques2 », de la tension dans le silence.
Cette même décennie, ainsi que la première moitié de la suivante, est marquée par l’apport d’une indétermination partielle, qui amène les interprètes sur le terrain de l’improvisation dirigée. Une telle notation semi-ouverte apparaît notamment dans Rubayat et dans Stufen. Là, le grand orchestre produisant force clusters, effets de masses, polyrythmies et une section en pizzicati avec répartition statistique des impacts, donne quelques indices sur la façon dont les acquis techniques de l’avant-garde européenne filtraient alors en Russie soviétique, étudiés avec une certaine boulimie par une poignée de compositeurs, mais assimilés plus en surface qu’en profondeur, davantage pour leur effet global que comme des systèmes de pensées autonomes, et le plus souvent avec une distance pragmatique assumée. Goubaïdoulina a souvent évoqué une « doctrine de vie » qui consiste à tendre vers la maîtrise du maximum possible de techniques d’écriture – elle place sur un même plan le contrepoint strict des XVIIe et XVIIIe siècles et le dodécaphonisme –, pour mieux les oublier lorsqu’elle se retrouve seule face à une nouvelle composition. Le groupe Astreia, cofondé en 1975 avec les compositeurs Viatcheslav Artiomov et Viktor Suslin en s’inspirant de l’ensemble de percussions de Mark Pekarski, développera son activité dans le domaine de l’improvisation collective sur des instruments traditionnels de Russie, du Caucase ou d’Asie centrale à la recherche de sonorités inédites et avec la préoccupation de se débarrasser des réflexes de l’apprentissage académique des instruments classiques. Cependant, en même temps qu’un laboratoire du timbre et une école de l’écoute, la pratique du groupe semble avoir offert un cadre collectif à une spiritualité par la musique, qui évoque dans une certaine mesure le soufisme et la recherche de la transe. L’esprit d’Astreia plane sur de nombreuses œuvres dont le Concerto pour basson et cordes graves qui, inspiré par la nouvelle Le Manteau de Gogol et la figure littéraire du « petit homme » opprimé par un système injuste (incarné ici par la foule des violoncelles et des contrebasses), illustre en outre une dimension narrative également présente ailleurs. On pourrait être tenté de relier cette narrativité, ainsi que la dramaturgie souvent latente dans des œuvres instrumentales comme le Quatuor à cordes n°1, où l’impossibilité de l’être ensemble est figurée par l’éloignement progressif des interprètes vers les quatre coins de la scène, à l’activité soutenue de Goubaïdoulina dans le domaine de la musique de film à partir du milieu des années 1960. Ce travail, bien qu’alimentaire, a des vertus appréciables : non seulement il se situe en dehors de la juridiction de la très sourcilleuse Union des compositeurs et échappe à ses normes, mais il permet aussi à la compositrice d’expérimenter et d’obtenir un rendu quasi immédiat de ses partitions. Goubaïdoulina estime avoir ainsi forgé sa maîtrise orchestrale. Il est probable qu’en ayant tant développé un pan de sa créativité où l’enjeu principal consiste bien davantage à suggérer en musique tel ou tel paysage, affect ou climat, qu’à concevoir une structure ou valider une grammaire, la compositrice ait conforté son penchant naturel à la narrativité. Réunissant de façon assez kitsch un orchestre symphonique et un jazz band, le Concerto pour deux orchestres se rapproche ainsi du style jazz-pop en vigueur dans la musique de film soviétique jusque dans les années 1980.
Cette période très fertile est aussi celle où sont introduits d’une part les premiers titres se référant ouvertement à la religion – la première fois avec Introitus –, et d’autre part le bayan, accordéon idiomatique de la culture russe, traité de façon résolument moderne, en solo dans De profundis et avec violoncelle dans In croce. Une symbolique mystique s’affirmera alors de plus en plus, reposant le plus souvent sur l’opposition lumière/ténèbres (diatonisme versus chromatisme ou microtonalité), sur le motif de la croix, traité de façon musicale (notamment par l’utilisation de chromatismes renversés de type BACH) et parfois même graphique, comme dans Sieben Worte, pour violoncelle, bayan et cordes, où l’on observe aussi une symbolique instrumentale de la trinité (violoncelle = Christ, bayan = Dieu, orchestre à cordes = Saint Esprit), ainsi que le premier recours à la citation, à travers l’emprunt d’un choral de Schütz. Véritable tremplin vers une reconnaissance internationale, le concerto pour violon Offertorium marque le début du soutien actif apporté par Gidon Kremer à Goubaïdoulina. Le symbolisme y est plutôt processuel : le sujet du Ricercar a 6 de l’Offrande musicale, à la fois citation de Bach et référence claire à Webern, puisque le thème y est traité comme chez ce dernier en relais de timbre, est d’abord déconstruit – sacrifié –, amputé de deux notes à chaque variation, puis discrètement réintroduit – ressuscité – en mouvement rétrograde, pour donner lieu à une vaste ligne ascendante – une Ascension. C’est au cours de la même période que bascule aussi le statut de Goubaïdoulina au sein de l’Union des compositeurs : à l’occasion du Sixième Congrès de cette institution, Tikhon Khrennikov, premier secrétaire du directoire, publie dans le journal Sovetskaïa Kultura du 23 novembre 19793 un rapport d’activité dont on retient surtout une liste noire de sept compositeurs auxquels il est reproché d’avoir été joués lors d’un festival à Cologne dont le thème, « Rencontre avec l’Union soviétique », apparaît à Khrennikov comme une provocation. Goubaïdoulina fait partie4 de cette liste alors que l’interdiction de voir ses œuvres jouées en concert était officielle depuis 1970. La sanction est lourde mais a plutôt tendance à renforcer son aspiration à une totale liberté créatrice.
La loi des nombres
Source principale, sinon exclusive, aujourd’hui encore, des données biographiques et musicologiques la concernant, Sofia Goubaïdoulina divise volontiers sa production musicale en trois périodes créatrices. Rythmée par de nouveaux apports, bien plus que par de véritables ruptures, cette évolution créatrice est marquée dès la seconde version de Perception, pour soprano, baryton et sept cordes, par une première utilisation de la suite numérique de Fibonacci dans le dernier mouvement (« Montys Tod »). Jusqu’au début des années 1990, les suites numériques constituent un moyen d’organiser la forme, au niveau local comme au niveau global. La notion de « rythme formel » apparaît comme la principale innovation de cette période. Les douze mouvements de la symphonie Stimmen … Verstummen … reprennent en partie le matériau de Perception et font alterner, dans une lutte symbolique entre monde éternel harmonique, et monde terrestre, disharmonique, un accord de ré majeur attaqué par le chromatisme (mouvements impairs) et des séquences aux durées régies par une suite de Fibonacci utilisée dans l’ordre décroissant (mouvement pairs). Le neuvième mouvement, muet, met en scène des gestes symboliques du chef spécifiés dans la partition, que Michael Berry rattache à une « symbolique gestuelle5 » concernant principalement selon lui les œuvres pour cordes graves, mais qui peut être considérée de façon plus générale.
Après deux quatuors à cordes en 1987 – les transcriptions musicales dans le Quatuor no 3 des noms de Goubaïdoulina, Alfred Schnittke et Denisov auront certainement contribué, de manière certes codée, à forger l’idée d’une trinité moscovite – et un trio en 1988, que l’on hésiterait à considérer comme de la musique « pure », le diptyque Pro et contra, pour orchestre, et Alleluja, pour chœur, soprano enfant, orgue et grand orchestre, revient à l’expression d’une foi religieuse qui se réfère clairement, dans les deux cas, à la liturgie orthodoxe russe, exprimée musicalement par le recours aux symboles dualistes.
Jennifer Denise Milne6 souligne l’intérêt des soixante-neuf pages d’esquisses de Silenzio, pour bayan, violon et violoncelle7, où l’on constate que la séquence 7/5/2, issue de la suite de Fibonacci, organise toute la pièce, et qui documentent surtout un point sur lequel la compositrice reste volontiers évasive : des séries de tableaux associant nombres et hauteurs, en lien avec la série des harmoniques d’une note fondamentale do, sont extraites des séquences de 2 à 5 sons utilisées comme réservoirs de cellules mélodiques. Les théories de Piotr Meshchaninov, musicien et théoricien avec qui Goubaïdoulina avait travaillé dès 1973, et qu’elle épousera en 1991, alimentent la réflexion de la compositrice, qui commence, au début des années 1990, à utiliser des suites numériques dérivées de Fibonacci, notamment celles théorisées par Édouard Lucas, et à faire intervenir concurremment plusieurs suites dans la même œuvre, ce qui lui permet d’obtenir une stratification des textures. En même temps que l’élaboration pré-compositionnelle gagne en complexité, la compositrice revendique une plus grande liberté dans l’organisation des hauteurs.
Exil, oratorios et grandes fresques orchestrales
Comme le rappelle Kadisha Onalbayeva-Coleman8, la Russie traverse au début des années 1990 une crise économique qui rend difficile la vie quotidienne et influe sur la projet d’émigration de Goubaïdoulina, réalisé à la fin février 1991, vers l’Allemagne, où des contacts avaient déjà été pris. Le recours aux suites numériques est encore intensif dans la Méditation sur le choral de Bach « Vor deinen Thron tret ich hiermit » et dans Jetzt immer Schnee, pour ensemble de chambre et chœur de chambre, ou réapparaît la poésie de Guennadi Aïgui. De l’examen des esquisses de cette seconde œuvre, Jennifer Denise Milne tire la preuve de l’utilisation d’un complexe de cinq suites numériques qui en détermine la matrice à plusieurs niveaux. Conformément au positionnement théorique de Meshchaninov, qui connaissait les travaux de Lendvai sur Bartók, la suite de Fibonacci de référence est considérée comme consonante en ce qui concerne les rythmes et les proportions, par opposition aux suites dérivées (Lucas, Arnoux) qui sont elles envisagées comme dissonantes et donc chargées de tension. Ce principe d’opposition, qui sert de base à nombre de ses œuvres, offre à Goubaïdoulina un fort potentiel dynamique, narratif et symbolique, la dualité étant souvent liée chez elle à l’idée de lutte intérieure, de bataille spirituelle contre l’adversité. De même que le « rythme formel » qu’engendre le travail sur les suites numériques avait été intégré comme une sensation globale, c’est de façon plus intuitive qu’est formulé le second concerto pour violoncelle et orchestre,Et : les festivités sont à leur comble, dont le titre, ambigu même en russe9, provient encore une fois d’un poème de Aïgui où il est question d’une foule aveugle marchant vers le Jugement dernier.
Plutôt discret mais significatif, l’apport technique de cette décennie est celui de l’intonation en quarts de ton, qui se manifeste pour la première fois dans le Quatuor à cordes n° 4 avec bande. Comme en attestent également la Musique pour flûte, cordes et percussion, où les quarts de ton creusent un hyper-chromatisme motivé par la figuration d’une lente descente vers le ténèbres, et le Concerto pour alto et orchestre, la microtonalité, chez Goubaïdoulina, n’est motivée ni par une extension de l’espace des hauteurs à des fins combinatoires, ni par une construction spectrale du timbre, mais par la volonté de délimiter une zone harmonique sombre, susceptible d’être opposée, selon le principe qui fonde son esthétique, à un espace chromatique.
Le passage des années 2000 s’accompagne chez la compositrice, désormais solidement implantée en Allemagne et gratifiée de nombreuses commandes, d’une intensification de sa production dans le domaine des œuvres religieuses de type oratorio et des grandes fresques orchestrales, symphoniques ou concertantes. Comme corollaire d’effectifs souvent importants, on observe une tendance plus marquée à la recherche d’un certain hédonisme du son et, comme par voie de conséquence, l’adoption d’un plus grand lyrisme, instrumental autant que vocal. Chant de glorification sur un texte de saint François d’Assise, Sonnengesang fait ressurgir – atavisme russe ? – l’image idiomatique des volées de cloches associées à l’accord parfait majeur. Dans le concerto Two paths, où les deux altos solistes personnifient Marie et Marthe, le matériau est fondé sur un motif générateur (mi-fa-la) et polarisé par des axes de symétries le plus souvent constitués par un couple de notes à distance d’un demi-ton10. La monumentale Passion selon saint Jean repose sur un défi esthético-théologique, dans la mesure où elle est chantée en russe et se réfère à religion orthodoxe, où la représentation est pourtant jugée secondaire par rapport à l’expérience vécue. Goubaïdoulina résout le paradoxe en utilisant le récit de l’Apocalypse de Jean, qu’il s’agit de réunir en musique avec le récit évangélique, pour faire coïncider de façon métaphorique le temps terrestre de la Passion avec le temps céleste de l’Apocalypse. Une série conséquente d’œuvres avec orchestre confirme un goût pour une orchestration qui, bien que très raffinée, fonctionne par familles bien plus que par fusion ou effet de masses, qu’il s’agisse de blocs, de clusters, de micropolyphonie ou d’élaboration spectrale. Der Reiter auf dem weissen Pferd, The Light Of The Endou le triptyque formé par le concerto pour flûte … The Deceitful Face of Hope and of Despair, Das Gastmahl während der Pest, inspiré par Pouchkine – avec une apparition de sons échantillonnés dans le style techno qui répond de façon inattendue à une apothéose de cloches typiquement russe – et La Lyre d’Orphée suggèrent à plusieurs reprises des connexions avec l’expérience dans le domaine de la musique de film. L’arrière-plan théorique commun à ce dernier cycle, un travail sur les sons différentiels, se manifeste par un exceptionnel passage à la coloration spectrale. Commande de la Fondation Paul Sacher, créé en août 2007 au Festival de Lucerne par Anne-Sophie Mutter et le Philharmonique de Berlin sous la direction de Simon Rattle, le concerto pour violon In Tempus Praesens installe définitivement Goubaïdoulina dans l’establishment musical mondial.
Cette production orchestrale n’éclipse cependant pas totalement celle, chambriste ou pour ensembles plus restreints, reliée plus ouvertement à l’une des racines les plus profondes de la compositrice, l’exploration des timbres instrumentaux, plus ou moins directement liée à l’état d’esprit de l’improvisation, elle-même envisagée de façon quasi rituelle. Bien qu’entièrement écrite, la pièce Am Rand des Abgrunds11 prend une résonance particulière dans la mesure où elle réunissait sur scène, à sa création moscovite, avec un ensemble de sept violoncelles, Sofia Goubaïdoulina et Viktor Suslin12 tenant chacun une partie de waterphone, dans une situation qu’il est difficile de ne pas associer aux séances collectives du groupe Astreia.
Credo esthétique, esthétique du Credo
Aujourd’hui encore, dans ses œuvres récentes comme Fachwerk, pour bayan, percussions et orchestre à cordes, pièce dont l’enjeu est de faire d’une structure musicale, par analogie au colombage évoqué par le titre, un élément esthétique, Sofia Goubaïdoulina continue de tendre vers une cohabitation symbiotique du constructivisme formel et de la spiritualité. Il est tentant d’envisager cette dualité, qui fonde toute sa musique, comme polarisée par la foi d’une part, par la théorie d’autre part. Cette foi adopte une religion – explicitement orthodoxe depuis son baptême, le 25 mars 1970, bien que non exclusive – et est revendiquée, en rapport direct avec l’étymologie de religere, comme un moyen de rétablir l’unité dans le « staccato de la vie13 ». Plus central encore dans sa pensée que l’eucharistie, qui constitue l’un des piliers de la liturgie orthodoxe russe, la figure de la croix, dont on a vu la projection musicale symbolique dans de nombreuses partitions, y est envisagée comme l’intersection entre le vertical et l’horizontal, c’est-à-dire le point de rencontre d’une conscience intuitive immédiate, globale et totalisante, et de l’appréhension du monde dans sa matérialité. À ces deux instances correspondent respectivement un temps sacré et un temps terrestre, mesurable, qui peut, moyennant une discipline musicale suffisante, recueillir la projection linéaire des strates superposées de l’état vertical14. La méfiance de Goubaïdoulina envers l’appareil ecclésiastique, sa recherche d’une foi personnelle et plus généralement son refus de tout asservissement témoignent de l’influence de Nicolas Berdiaev, auteur lu malgré la censure, et de sa philosophie de la libération15.
Le versant théorique de sa pensée réunit de façon empirique les traits saillants de l’enseignement reçu dans le cadre académique, notamment la question du motif et du développement/variation qui était au cœur de l’enseignement de Nikolaï Peïko, les théories de Piotr Meshchaninov concernant Fibonacci et le nombre d’or, la microtonalité, en plus d’apports ponctuels. Sa « théorie de l’arbre », selon laquelle la musique est métaphoriquement représentée par un arbre, avec ses racines, son tronc et son feuillage – une transfiguration –, correspondant chacun de façon variable, en fonction de trois grandes périodes historiques, à la mélodie, au rythme ou à l’harmonie, doit beaucoup à Meshchaninov, mais aussi à La Métamorphose des plantes de Goethe appréhendée via Webern. Ces théories, coiffées par le syncrétisme mystico-philosophique propre à la compositrice, ne constituent pas un système autonome, mais résultent plutôt de la projection sur la musique, autant dans son aspect technique qu’esthétique et poétique, d’une vision cosmique guidée par la foi, dont elles ne peuvent pas finalement être considérées comme l’opposé dialectique. Goubaïdoulina croit, et sa musique est l’affirmation de sa foi.
- Entretien avec l’auteur, 22 juillet 2013.
- Ibid.
- L’intitulé de l’article, La musique appartient au peuple, en résume la teneur.
- Avec Firsova, Smirnov, Knaifel, Suslin, Artiomov et Denisov.
- Michael Berry, « The Importance of Bodily Gesture in Sofia Gubaidulina’s Music for Low Strings », Music Theory Online, XV/5 (2009).
- Jennifer Denise Milne, The Rhythm of Form: Compositionnal Process in the Music of Sofia Gubaidulina, University of Washington, 2007, p. 103-109.
- Cette œuvre fait partie de celles dont la compositrice a confié, l’année suivante, les esquisses à la Fondation Paul Sacher de Bâle.
- Kadisha Onalbayeva-Coleman, Sofia Gubaidulina: Chaconne for Solo Piano in the Context of Her Life and Work, Louisiana State University, 2010, p. 20-21.
- И: Празднество в разгаре (I : prazdnestvo v razgare).
- Pour une analyse des symétries, voir Ludmila Kise, Sofia Gubaidulina’s Approach to Pitch Centricity in Two Paths: Music for Two Violas and Orchestra a Dedication to Mary and Martha (1999), The University of Utah, 2011, p. 22-36.
- На краю пропасти (Na krayu propasti), Au bord de l’abîme.
- Ami proche et confrère, dédicataire de la pièce, qui découvrait peu de temps auparavant la maladie dont il était atteint et qui devait l’emporter dix ans plus tard.
- Barrie Gavin et Gerard McBurney, The Fire and the Rose, documentaire vidéo diffusé sur BBC 2, le 10 juin 1990.
- Voir Michael Kurtz, Sofia Gubaidulina. A Biography, Bloomington / Indianapolis, Indiana University Press, 2007, p. 70.
- Voir Janice Ellen Hamer, Sofia Gubaidulina’s Compositional Strategies in the String Trio (1988) and other Works, City University of New York, 1994, p. 9.