Parcours de l' oeuvre de Serge Prokofiev

par François-Xavier Szymczak

« Prokofiev ? Certainement le plus grand compositeur russe vivant… après moi ! ».

Reprenant à son compte le titre d’une partition de son confrère, c’est avec sarcasme qu’Igor Stravinsky évoquait ainsi l’auteur de Pierre et le Loup. Dans la rivalité qui opposa les deux hommes entre les deux guerres, la musicologie rappelle que contrairement à celles de Stravinsky, les œuvres de Prokofiev n’ont pas modifié le cours de l’histoire de la musique. Si ses dissonances bousculent les habitudes d’écoute de certains de ses contemporains, elles ne bouleversent en rien leur cadre classique. Malgré cela, en cinquante années de création, Prokofiev s’est imposé comme un compositeur majeur du xxe siècle, laissant à la postérité un héritage artistique fascinant, dans un langage musical qui conservera toujours son originalité. Francis Poulenc le surnommait « le poète des touches blanches »1 en référence au diatonisme de certaines œuvres. La popularité de partitions comme Pierre et le Loup, la Marche des Trois Oranges, la Symphonie classique ou Roméo et Juliette ne saurait éclipser la diversité et la richesse de son catalogue, où le martèlement diabolique rencontre un lyrisme des plus émouvants. Près de 135 numéros d’opus embrassent presque tous les genres, de l’opéra à la musique de chambre, du piano (le quart de son œuvre) à la musique de film, de la musique symphonique aux mélodies. Ce destin marqué par les tempêtes de l’histoire, de guerres en révolutions, s’arrêtera au jour même de la mort de Staline, le 5 mars 1953, dans une cinglante ironie du sort. Si le jeune pianiste virtuose s’était imposé comme un chantre provocateur de la modernité dans la Russie de Nicolas II, son exil occidental de l’entre-deux guerres lui permettra d’établir une réputation internationale. Personnage intransigeant et orgueilleux, il sème le trouble par son retour définitif au pays natal avec femme et enfants, en pleine terreur stalinienne. Volonté de relancer sa carrière ? Nostalgie de la terre ancestrale ? Les raisons de ce bouleversement artistique et privé sont multiples, et auront des implications directes sur les créations « soviétiques » de Prokofiev. « Le mérite principal de ma vie (ou, si vous préférez, son principal inconvénient) a toujours été la recherche de l’originalité de ma propre langue musicale. J’ai horreur de l’imitation et j’ai horreur des choses déjà connues »

Sergueï Sergueïevitch

C’est dans un environnement tchekhovien que grandit Prokofiev, d’abord initié à la musique par sa mère pianiste, au cœur de la propriété familiale en Ukraine. Ses premières compositions sont précoces et d’une ambition dont témoigne l’opéra qu’il écrit à l’âge de huit ans sous le titre « Le Géant », conçu après la révélation du Faust de Gounod. Les chants populaires russo-ukrainiens entendus dans le voisinage influencent également son écriture, comme en témoignera son premier maître Reinhold Glière. Conscient des formidables dispositions de son bouillonnant élève, Glière lui enseigne les rudiments de l’écriture et de l’orchestration, supervisé par Sergueï Taneïev qui met en garde le jeune homme contre la pauvreté harmonique de ses premiers essais symphoniques. Pourtant, la veine mélodique de Prokofiev est déjà féconde, et il utilise en 1917-1918 certains thèmes d’adolescence dans sa Ballade pour violoncelle et piano ou dans les Sonates pour piano n° 3 et n° 4 (« d’après des vieux cahiers »).

Son entrée au Conservatoire de Saint-Pétersbourg en 1904 (il a quinze ans) est marquée par des situations conflictuelles engendrées par son caractère suffisant. Ennuyé par les leçons de contrepoint d’Anatoli Liadov, il critique ouvertement les cours d’orchestration du vieux Rimski-Korsakov (Chostakovitch aurait perfidement avancé que, de ce fait, Prokofiev ne sera jamais un grand orchestrateur), tout en admirant son opéra Kitège. L’amitié qu’il développe alors avec son camarade de classe Nikolaï Miaskovsky, et qui durera jusqu’à la mort, lui permettra d’échanger des idées musicales qui contribueront davantage à modeler son écriture. Si le style de ses premières partitions (comme la décevante Sonate n° 1 pour piano) est encore composite, sous les diverses influences de Schumann, Strauss, Debussy, Rachmaninov ou Scriabine, les Quatre études opus 2 qu’il dédie en 1909 à son professeur de piano Alexandre Winkler « tranchent sur la mièvrerie, l’anémie et la faiblesse contemporaines » selon Miaskovsky. Trois ans plus tard, l’esprit infernal de la première étude reviendra encore renforcé dans la Suggestion diabolique (« C’est déjà du Prokofiev à l’état pur » pour Francis Poulenc), l’onirisme de la deuxième étude dans le mouvement lent de son Premier Concerto pour piano, le motorisme de la troisième dans l’implacable Toccata, et l’agressivité de la quatrième dans les Sarcasmes. C’est par ces œuvres pianistiques que Prokofiev va devenir pour le public russe un symbole de modernité et de renouveau.

Au lendemain de la mort de Rimski-Korsakov, Prokofiev intègre en 1909 la classe de piano d’Anna Essipova qui pendant cinq ans tâchera de dompter son tempérament fougueux pour lui enseigner une solide technique pianistique qu’il mettra à profit dans ses partitions ultérieures. Parallèlement, il se familiarise avec le monde symphonique classique lors des leçons de direction d’orchestre de Nikolaï Tcherepnine. Outre les influences musicales déjà citées, le symbolisme littéraire de poètes comme Constantin Balmont inspirera une partie de son œuvre, en particulier ses mélodies, jusqu’en 1921 (année du remarquable et très chromatique cycle de Mélodies opus 36 d’après Balmont). Pour l’heure, Prokofiev s’attelle de nouveau en 1911 à la composition d’un opéra, Maddalena, dont il ne terminera que les quatre premières scènes. Là encore, l’œuvre est très prometteuse, annonciatrice des chefs-d’œuvre lyriques que seront L’Ange de Feu pour le personnage central de Renata, ou L’Amour des Trois Oranges pour son traitement anti-psychologique. Toutefois, c’est surtout au piano que la créativité de Prokofiev s’exprimera en ces premières années 1910, avec un Concerto pour piano n° 1 qui contient déjà les grandes caractéristiques de son auteur, entre énergie débridée et mélancolie lyrique. « Première de mes compositions qui ait quelque maturité par rapport à sa conception et à sa réalisation ». De même avec la Sonate pour piano n° 2 (1912), le visage de Prokofiev se dessine dans tous ses contrastes, de sarcasmes bondissants en sombres méditations.

Au scandale historique du Sacre du Printemps de Stravinsky le 29 mai 1913 à Paris, répondra quatre mois plus tard un scandale plus modeste mais qui contribuera à établir la renommée de Prokofiev : la création à Pavlosk de son Concerto pour piano n° 2dont le « futurisme » déchaînera une grande partie des spectateurs. L’introduction méditative prépare un déferlement d’accords rugissants, de cascades d’arpèges dans une cadence soliste parmi les plus longues, les plus exigeantes et surtout les plus envoûtantes du répertoire. La violence de certaines pages et la poignante mélodie populaire du finale traduisent peut-être la rageuse tristesse de Prokofiev après le suicide de son meilleur ami Maximilien Schmidthof à qui la partition est dédiée (la sombre Sonate pour piano n°**4 en sera un autre exemple). Le cadre tonal de sol mineur et la construction formelle sont encore ancrés dans l’univers classique, mais la verve mélodique et l’imagination rythmique du compositeur profitent alors de sa pleine maturité artistique (il est vrai que l’œuvre sera révisée dix ans plus tard). L’essai sera transformé dans le Concerto pour piano n° 3, terminé en 1921, que sa plume alors infatigable esquissait déjà avant la guerre.

Peu avant le déclenchement du conflit, Prokofiev reçoit le premier prix du concours de piano Rubinstein, mais c’est la rencontre avec un autre Sergueï, l’impresario Diaghilev des Ballets russes, qui donnera à Prokofiev une nouvelle impulsion. Portant à l’orchestre toute la puissance de son piano, le ballet Ala et Lolly sera refusé par Diaghilev du fait de son scénario, réminiscence appauvrie du Sacre stravinskien. Rebaptisée Suite Scythe, l’œuvre fera scandale en 1916, alors que Prokofiev travaille à un nouveau ballet de veine satirique, Chout (Le Bouffon) créé avec succès à Paris en 1921. On ne manque pas de noter les similitudes thématiques de ce ballet cubiste avec Petrouchka, pantin bouffon de l’incontournable Igor… La satire et le ricanement apitoyé caractérisent également les Sarcasmes pour pianode 1914 : « nous constatons combien l’objet de notre raillerie est pitoyable et malheureux ; alors, nous éprouvons une impression étrange, le rire sonne toujours à nos oreilles, mais maintenant c’est nous qu’il vient frapper ».

En pleine Révolution d’Octobre qu’il observe de loin, Prokofiev termine une de ses œuvres pour piano les plus souvent interprétées, les Visions fugitives qu’on a parfois présentées comme de modernes héritières des Préludes de Chopin. Après les orgies sonores de la Suite scythe et de son orchestre pléthorique, Prokofiev s’y fait miniaturiste de génie dans ces vingt pièces qu’on a pu situer à mi-chemin de Satie et de Poulenc. Laissant de côté l’opéra Le Joueur d’après Dostoïevski, rejeté par ses premiers interprètes comme « inchantable », il prend le monde musical à contrepied en dirigeant le 21 avril 1918 la création de sa Symphonie n° 1 qu’il intitule « Classique » en hommage à Joseph Haydn.« Un défi pour mettre les oies en rage »écrira-t-il au sujet de cette œuvre qui, selon son souhait, est devenue« avec le temps, réellement classique ». Loin de se contenter d’un quelconque pastiche, Prokofiev écrit la musique qu’un Haydn aurait pu envisager au XXème siècle, dans un cadre certes conventionnel, mais avec une verve, une allure, mais aussi des dissonances, des modulations et un humour que Haydn n’aurait pas reniés.

Au même moment, il s’empare d’un autre format du classicisme pour donner au répertoire des violonistes une de ses plus belles pages, son Premier Concerto, dont le premier mouvement déploie une remarquable délicatesse. Fidèle à son goût du contraste, il répond aussitôt au déchaînement de la Révolution d’Octobre par une partition aussi brève que saisissante, « invocation chaldéenne pour orchestre, chœur et ténor » intitulée « Sept, ils sont sept ». Impétuosité d’une musique hallucinée sur un poème de Balmont, où les rugissements sonores entourent un thème diabolique, la figure satanique étant récurrente dans l’ensemble de sa production. Sur cette scène d’ « exorcisme » musical (comme l’écrit Michel Dorigné), Prokofiev quitte la Russie désormais soviétique pour ce que l’on considère souvent comme la deuxième partie de sa carrière.

Le Russe errant

Son bref séjour aux États-Unis fera naître l’émouvante Ouverture sur des thèmes juifs, écrite avec de caractéristiques secondes augmentées, pour d’anciens condisciples de Saint-Pétersbourg exilés à New York, mais surtout l’opéra L’Amour des trois oranges d’après une pièce de Carlo Gozzi. Ce projet iconoclaste se fonde sur un scénario d’une jubilatoire absurdité. Héritier de La Flûte enchantée de Mozart, mais aussi de Rousslan et Loudmila de Glinkaou du Coq d’Or de Rimski-Korsakov, Prokofiev y cisèle l’identité musicale de chaque personnage. Dans cette partition au rythme endiablé, il semble annoncer l’écriture cinématographique développée plus tard auprès d’Eisenstein.

C’est également à New York qu’il entame la composition d’un autre opéra, L’Ange de feu, terminé en 1927. D’après un roman de Valéry Brioussov situé dans un XVIème siècle de visions mystiques et de rencontres démoniaques, L’Ange de feu nous plonge au cœur d’un amour impossible entre le chevalier Ruprecht et la belle possédée Renata. Partition expressionniste sur des rythmes obstinés, obsédants, dans une foisonnante matière orchestrale qu’il reprendra dans sa Symphonie n° 3. Le diatonisme de certains leitmotivs provient de ce que Prokofiev appelait sonQuatuor blanc (comme les touches du piano), quatuor à cordes en do majeur sans aucune altération, délaissé en 1918.

Le village côtier de Saint-Brévin-les-Pins peut s’enorgueillir d’avoir accueilli Prokofiev à l’été 1921 lors de la composition de son œuvre la plus populaire après Pierre et le Loup, le Concerto pour piano n° 3. Partiellement nourrie duQuatuor blanc, cette partition en do majeur d’une fabuleuse énergie, enregistrée par le compositeur en 1932, suscitera ce commentaire de Balmont :« Le Scythe invincible frappe dans le tambourin du soleil ».

C’est de nouveau dans un cadre établi depuis plus d’un siècle que se déploie le machinisme musical tout en dissonances de sa captivante et polytonale Symphonie n° 2, qualifiée par son auteur« de fer et d’acier ». La partition est bâtie sur le modèle formel de laSonate n°**32 opus 111de Beethoven en deux mouvements (allegro de sonate puis thème et variations). Prokofiev mettra même en scène ce « constructivisme » dans un ballet conçu pour Diaghilev sur le thème de la Russie soviétique, Le Pas d’acier (titre de l’impresario, dont la traduction russe estStalinoï skok…).*« Un pas très décisif me conduisait du chromatisme au diatonisme des touches blanches ».*L’ombre de Beethoven plane également sur son Quatuor à cordes n° 1 de 1931, dont le poignant final Andante sera repris au piano et à l’orchestre. L’influence du Stravinsky néo-classique est également manifeste comme on peut également l’entendre à cette époque dans le ballet Trapèze pour quintette.

Poursuivi par une malchance qui touchera presque toutes ses créations lyriques, Prokofiev reprend en 1927 la composition d’un opéra entamé en 1915, Le Joueur d’après Dostoïevski pour une création bruxelloise de 1929 sans lendemain. Écrivant un livret non-rimé, Prokofiev y manie un style déclamatoire en s’éloignant des conventions formelles de l’opéra traditionnel. « La scène de la maison de jeu est absolument nouvelle dans la littérature de l’opéra. Tout cela, dans la plus extrême rapidité et complexité d’action, représente un tourbillon enchevêtré » écrivait-il dès 1916. Après la parenthèse abstraite des Choses en soi pour piano, Prokofiev offre à Diaghilev la dernière partition de ses Ballets russes avec Le Fils prodigue, dans un style épuré inspiré de la Bible (comme avec L’Ange de feu, il reprendra le matériel thématique de ce ballet pour sa Symphonie n° 4, qui sera profondément révisée en 1947).

Après l’échec de son ballet Sur le Borysthène et quelques tentatives infructueuses au piano seul,Prokofiev écrit un Concerto pour la main gauche pour Paul Wittgenstein qui le rejette aussitôt, ainsi qu’une sympathique Sonate pour deux violons. Du début des années 30 se distingue nettement le Concerto pour piano n° 5 en cinq mouvements virtuoses, dont le Larghetto recueille tous les suffrages, là encore pour son lyrisme et sa beauté harmonique. Partisan d’une « nouvelle simplicité » (évoquée par Prokofiev dans un article de la revue Europe), il répond à une première commande soviétique avec la musique du film Lieutenant Kijé. L’aridité kantienne des Choses en soi se retrouve dans les Trois pensées pour piano, dont Prokofiev tient la deuxième comme l’une de ses œuvres majeures, et dont l’énigmatique Chant symphonique de 1933 semble l’écho orchestral. Dernière grande partition « occidentale », le Concerto pour violon n° 2 écrit pour Robert Soetens joue du contraste entre les deux premiers mouvements d’un lyrisme solaire et le final aux accentuations sarcastiques.

Retour en « Urssie »

C’est sous le signe de Roméo et Juliette que se situe le retour définitif de Prokofiev en famille dans ce qu’il appelle parfois « l’Urssie ». Ce ballet s’est imposé comme un classique du répertoire symphonique et chorégraphique, dans la lignée des ouvrages de Tchaïkovski. Conçu un an avant l’inusable Pierre et le Loup, Roméo et Juliette donne un exemple éclatant du talent mélodique de Prokofiev, dans un style mêlant orchestration flamboyante et grande richesse rythmique. Avant West Side Story de Bernstein, l’œuvre est l’incarnation musicale la plus fidèle de l’œuvre shakespearienne, et même si ses premiers interprètes la trouvent « indansable », elle marque un véritable renouveau de la danse moderne.

La franche gaieté de son Ouverture russe, le remarquable ballet Eugène Onéguine (dont il utilisera des éléments dans l’opéra Guerre et Paix) et les Trois Mélodies écrites pour le centenaire de la mort de Pouchkine, ne sauraient faire oublier les tourments de cette fin des années trente. Pour montrer sa bonne foi soviétique, il compose une Cantate pour le vingtième anniversaire d’Octobre sur des textes de Marx, Lénine et Staline pour un effectif de 500 interprètes, mais ce colosse ne sera joué qu’en 1966… Écrivant une honnête musique de scène pour Hamlet, Prokofiev partage alors certains doutes existentiels du héros danois en laissant son inspiration en suspend pour quelques mois.

Entre alors en scène dans la carrière de Prokofiev le réalisateur Sergueï Eisenstein, providentiel alter ego qui lui propose une première collaboration sur le film historique Alexandre Nevski. Au-delà du symbole politique que peut représenter en 1938 la lutte des armées russes contre les Chevaliers teutoniques, la bande originale de ce long-métrage s’inscrit dans les annales du cinéma, en particulier grâce à la bataille sur la glace, où la pesanteur du thème germanique, mêlée à leurs cuirasses, entraîne les troupes teutonnes dans les profondeurs gelées. L’art du contraste du musicien offre aux ennemis des thèmes qui s’entrecroisent aussi savamment que férocement, et qu’il reprendra dans la cantate du même nom. 

De la simplicité envisagée au début des années trente, l’opéra « bolchévique » Sémion Kotko créé en 1940, fait basculer Prokofiev dans un simplisme agrémenté d’emprunts à la musique populaire de son Ukraine natale, où les répétitions rythmiques tournent souvent à vide. D’indulgents avocats comme Michel Dorigné en ont toutefois défendu certaines pages. Collaborant avec sa seconde femme Mira Mendelssohn, Prokofiev se tourne ensuite vers l’opéra-comique dans Les Fiançailles au couvent, d’après Richard Sheridan, dans laquelle il crée nombre d’inventions mélodiques et harmoniques, dans la lignée du Cosi fan tutte mozartien et du Falstaff de Verdi.

Ce que les Russes appellent la « Grande Guerre patriotique » sera pour Prokofiev une période d’intense créativité dont témoigne tout d’abord sa Sixième sonate pour piano qui entame la série des trois « sonates de guerre ». Inspirée de la lecture du Beethoven de Romain Rolland, la partition s’ouvre avec une furie qu’essaiera de tempérer un thème secondaire bientôt écrasé par un coup de poing (au sens propre : « col pugno » indique le texte). Ce mouvement entoure, avec un final tout aussi abrupt, une marche et une valse lente « typiquement Prokofiev ». La Septième Sonate de 1942 est un sommet du piano moderne dans lequel, selon Poulenc, « les doigts entraînent le cerveau », et où Prokofiev frise l’atonalité par de féroces dissonances. Entre les chromatismes mordants du premier mouvement et le déluge final à sept temps, des imitations de cloches donnent à la partie centrale une dimension mystique. Son exil forcé dans le Caucase mettra Prokofiev en contact avec la musique traditionnelle kabarde dont il s’inspirera pour son Quatuor à cordes n° 2.

Toujours avec la complicité de Mira Mendelssohn, il conçoit à cette époque une adaptation lyrique du Guerre et Paix de Tolstoï, sur laquelle il travaillera par intermittences pendant onze ans, de 1941 à 1952. Pressé par les autorités, il réduit les séquences intimistes (les plus réussies) au profit des grandes scènes militaires (avec un Napoléon plutôt digne, évidente métaphore de l’envahisseur hitlérien, face au glorieux général « Koutouzov-Staline »).  La patte du compositeur s’impose dans de nombreuses pages, comme les formidables valses qu’il intégrera dans des compilations orchestrales.

Après une tellurique cantate intitulée Ballade de l’enfant resté inconnu, Prokofiev retrouve Eisenstein à Alma-Ata pour le film Ivan le Terrible dont la musique évoque le hiératisme, la cruauté et les ruses politiques d’un tsar souvent comparé au petit père des peuples. Comme un volcan en fusion, la créativité du compositeur fait naître coup sur coup la Sonate n° 8 pour piano, une solaire Sonate pour flûte et piano qui sera transposée pour le violon de David Oïstrakh, et la musique du ballet Cendrillon qui s’imposera après la guerre comme un des piliers du répertoire chorégraphique (avec là encore, un usage remarquablement doux-amer de la valse, avant de glaçants coups de minuit). « Je me suis efforcé de révéler dans les danses la poésie de l’amour de Cendrillon et du Prince qui est le centre du sujet et du canevas musical. »

Ce torrent créatif le conduit à la Symphonie n° 5 de 1944 :« Elle s’impose comme l’aboutissement d’une vie de création. Je l’ai conçue comme une partition destinée à exalter la grandeur de l’esprit humain ».Épopée musicale en quatre mouvements, cetopus 100 est une noble héritière des grandes pages du répertoire, tout en conservant les grandes lignes du compositeur (lyrisme, polyrythmies, ostinatos de toccata, sarcasme), et offrant à ses premiers auditeurs un final de liesse annonciateur de la fin de la guerre.

« Arbre qui ploie sous le poids de ses fruits »pour Sviatoslav Richter, la Sonate pour piano n°**8 qu’il termine simultanément est certes d’une densité parfois dissuasive, mais les jubilatoires triolets de son final témoignent également d’une joie collective qui sera bientôt assombrie par les oukases du parti.

Loin des lourdes partitions de l’Ode à la fin de la guerre, des cantates « Fleuris, Pays tout puissant » pour le trentième anniversaire d’Octobre ou La Rencontre de la Volga et du Don, loin de la propagande de l’opéra Histoire d’un homme véritable ou de l’oratorio La Garde de la Paix, loin de la démagogie musicale du ballet La Fleur de pierre ou du conte pour enfants Le Bûcher d’hiver, le génie de Prokofiev jaillit de nouveau au lendemain de la guerre. Tout d’abord dans sa Sonate pour violon et piano n° 1 à la sombre introduction, aux coups de fouet marcatissimo e pesante de l’allegro brusco, à la poignante tendresse de l’andante et aux vertigineuses envolées du final alternant fiévreusement les mesures à 5, 7 et 8 temps, avant le retour du ténébreux incipit. Ce pessimisme caractérise également la Symphonie n° 6 (unopus 111dédié à Beethoven) :« chacun de nous porte des blessures incurables. L’un pleure ceux qui lui étaient chers, un autre a perdu sa santé. Nous ne devons pas oublier cela ». Seul le dernier des trois mouvements porte quelques esquisses de sourire, mais ils semblent être plus que jamais la politesse d’un désespoir qui reprendra finalement le dessus.

« Simplicité » est le maître-mot de la Sonate pour piano n° 9 de 1947 où Prokofiev retrouve les « touches blanches » de do majeur, dans l’infinie délicatesse du premier mouvement, les gammes en staccatos de l’allegro strepitoso, les variations méditatives du mouvement lent et la fraîcheur sautillante du final. L’année suivante, aux côtés de Chostakovitch et de Khachaturian, Prokofiev sera temporairement mais violemment mis à l’index par le régime pour « formalisme musical ».

Dernière grande rencontre musicale du compositeur, le jeune Mstislav Rostropovitch est à l’origine de pages attachantes comme la Sonate pour violoncelle et piano, la Symphonie concertante pour violoncelle et orchestre (reprise d’un concerto insatisfaisant de 1938) ou un Concertino laissé inachevé. Prokofiev achève son ultime partition de grande envergure en 1952, une Symphonie n° 7 qu’il destine à la jeunesse, et dans laquelle il semble se remémorer son propre passé.« Écouter des œuvres comme votreSeptième symphonierend la vie plus facile à vivre et plus joyeuse » lui écrit Chostakovitch en octobre 1952 ; Prokofiev s’éteindra cinq mois plus tard, le même jour que le « petit père des peuples ».

Relevant « l’ascétique crécelle de ces cinq consonnes, ce PRKFV », Eisenstein souligne que « Prokofiev est profondément russe. Pas russe de cette Russie conventionnelle du kvas et de la soupe aux choux pseudo-réalistes. Pas russe par le petit détail de mœurs, cher aux pinceaux de [Vassili] Perov ou [Ilia] Répine. Mais russe par la rigueur d’une tradition qui remonte aux primitifs scythes et à l’art inimitable des tailleurs de pierre du XIIIème siècle, l’art des églises de Vladimir et de Souzdal. Russe par sa remontée aux sources où s’est formée l’âme nationale […] Voilà pourquoi Prokofiev sait si joliment rendre le temps en musique, sans recherche d’archaïsme, sans pastiche, en recourant à ce qu’il y a de plus extrême, de plus risqué, de plus abrupt dans la musique ultra-moderne. »2

  1. Francis Poulenc, Serge Prokofiev, Concerto n°3 en ut majeur pour piano et orchestre par. Texte d’accompagnement d’un disque 33 tours, La Voix de son maître, collection « Les gravures illustres » (réf. : COLH34), 1958.
  2. Réflexions d’un cinéaste, édition de Moscou, 1958. PP. 166-167
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