Parcours de l' oeuvre de Pierre Jodlowski

par Brice Tissier

Introduction

Le terme de compositeur est réducteur en ce qui concerne Pierre Jodlowski, qui est tout autant auteur, éditeur, scénographe, chorégraphe, photographe, réalisateur, bassiste, claviériste, philosophe, concepteur… Son œuvre ne saurait donc être circonscrite à des partitions musicales et des réalisations électroniques ; elle intègre des performances scéniques (Artaud Corpus Fragments, White Zero Corporation, Music Violence & others stories), des réflexions conceptuelles (Soleil Blanc, Ghost Woman), ou encore des conceptions technologiques pour des installations (Grainstick, Passage). Par ailleurs, les paramètres de « l’œuvre » de Jodlowski intègrent toutes les dimensions de la forme, parfois même au détriment du fond. Ainsi que l’écrit Jérémie Szpirglas : « L’appréhension d’une œuvre de Pierre Jodlowski n’est jamais uniquement une affaire d’écoute. D’une manière ou d’une autre, les autres sens sont sollicités, sans parler de l’imaginaire et de la conscience. Car le spectacle commence souvent bien avant l’entrée en scène des artistes et se termine bien après sa dernière note.1 » Le concept de « musique pure » est chez Jodlowski un non sens : chaque création – il insiste sur l’appellation « projet » – est le fruit à la fois d’une longue réflexion, d’une solide et riche documentation préalable, et d’une nécessité de travailler en partenariat (danse, jongleurs, vidéastes, public). La composition musicale (réalisation) est quant à elle une étape souvent courte, intuitive, directe.
Un survol rapide de l’ensemble de la production de Jodlowski montre une évidente homogénéité et une continuité de son corpus – nonobstant une inflexion significative vers les années 2014-2015 avec une intensification de la dimension d’art total. Cette homogénéité se traduit par l’omniprésence de l’électronique, une domination des œuvres solistes et de musique de chambre sur l’orchestre (avec quelques préférences instrumentales, comme le duo piano percussions – Jodlowski admire le Kontakte de Stockhausen), et cette volonté persistante de remettre en cause la conception logistique et artificielle du concert traditionnel (entrée des artistes, applaudissements, salutation du chef, etc.) au profit de véritables « rituels » (ses fameux « projets ») pensés et préparés dans les moindres détails.
La méticulosité apportée à la concrétisation de chaque projet se retrouve dans la manière dont Jodlowski supervise la logistique, la production et la diffusion de son œuvre : il est le créateur de plusieurs festivals de création contemporaine – à Toulouse et en Pologne –, d’un studio (éOle), d’un label de disques (éOle Records) et d’une maison d’édition personnelle pour ses partitions. Son site Internet pierrejodlowski.fr, très complet, permet par ailleurs une accessibilité optimisée de chaque opus (note de programme, enregistrement, vidéos, partition, documentation), sans intermédiaires (média ou éditeurs).
Plutôt qu’un parcours chronologique, il semble évident qu’une approche paramétrique sera plus efficace afin de cerner les enjeux de l’œuvre de Jodlowski ; approche paramétrique en adéquation avec la stratégie créatrice du compositeur.

Thématiques

La démarche du compositeur est une démarche profondément engagée par delà la question du musical, voire de l’artistique. Toute nouvelle oeuvre est avant tout la résultante d’une vision : « chaque projet doit être VU avant d’être » ; et cette vision, cette image mentale, est généralement liée à une réflexion idéologique et sociologique. La dénonciation des travers de notre époque et de la société est primordiale : le désenchantement et délabrement du monde (Post Human Computation) ; le glissement des consciences (Collapsed) ; le rapport à l’autre, au temps, à l’argent, au système économique et social (People / Time, Time & money) ; les mensonges dans les journaux, la disparition du hasard comme métaphore d’une société sous contrôle et la vacuité (Diary, Random and Pickles) ; l’accélération du temps avec l’émergence des nouveaux moyens de communication et de transport (Hyperspeed disconnected Motions), la soumission des corps et des esprits à la norme ou à l’excès (Respire). Certaines images mentales sont récurrentes au fil des œuvres de Jodlowski ; et notamment en référence à l’œuvre qui probablement a le plus marqué de son empreinte son propre langage : le film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, qui constitue à lui seul un condensé des préoccupations esthétiques et psychologiques de Jodlowski. Ce film concentre l’absurde, la violence, et la musique y est au service d’une mise en scène grandiloquente voire grotesque (le fameux vol des hélicoptères en formation sur la Chevauchée des Walkyries). La richesse des plans, la science du montage et nombre de caractéristiques d’Apocalypse Now irriguent la pensée et l’écriture de Jodlowski. La pièce Something out of Apocalypse (2012) fait directement référence au film, ainsi qu’à la manière dont le compositeur en a fait la découverte : « […] d’abord par le son : disque vinyle abîmé, scratches permanents recouvrant presque les voix de Willard ou du Colonel Kurtz ; j’ai aussi lu par la suite Au cœur des Ténèbres de Conrad, le livre adapté par Coppola pour le film. Enfin, quelques années plus tard, j’ai découvert le film, dans un cinéma de banlieue sordide, nous étions peu dans la salle. » Apocalypse Now est également riche en énergie et en images mentales, comme la célèbre scène finale mettant parallèlement en scène le meurtre à la machette du colonel Kurtz et le sacrifice d’un bœuf lors d’une cérémonie rituelle (une débauche de violence filmée avec un filtre de couleur rouge sang, et en contre-jour). Un climax identique se trouve dans La Grève (2000) d’Eisenstein dont Jodlowski a réalisé une bande son en 1998 : le massacre des ouvriers est mis en parallèle avec des scènes d’abattoir. Chez Jodlowski, absurde, violence, présence du sang et recherche de leur contraste se retrouvent par exemple dans Série blanche (2007) pour piano et bande, inspirée par Un roi sans divertissement de François Leterrier d’après Giono : le décor hivernal du film est d’un blanc saturé dans lequel vient s’imposer le rouge du sang dans les scènes finales. Série blanche oppose la froideur de l’écriture cumulative à des accidents brisant le discours musical. On retrouve cette même idée dans L’aire du dire (2011) dont le récit terminal (extrait d’Anachronisme de Christophe Tarkos) reprend cette thématique du froid hivernal, tandis que la première série de (dodéc)haïku ouvrant l’œuvre – écrite par le compositeur – joue sur l’homonymie : « il n’y a pas de neige sans [sang] qu’il y ait de trace ». Série rouge (2017) sera intégralement consacrée à toutes les images mentales associées au sang.

Références extramusicales

Avant l’écriture, il y a la préparation et la documentation. Chaque projet est le fruit d’une longue réflexion engendrant – entre autres – la problématique et les données de la partition musicale. Une fois le sujet de l’oeuvre décidé, une imposante compilation de sources prélude à la réalisation elle-même. La « base de données » référentielle de Jodlowski est extrêmement vaste et variée (littérature, cinéma, sociologie, philosophie, technologies) ; toutefois certaines thématiques et récurrences sont évidentes.
Le cinéma est prépondérant. Outre Apocalypse Now, Jodlowski a beaucoup étudié David Lynch qui rejoint certains préoccupations de Coppola : son sens de l’absurde, du doute, ou des méandres sans fin. On trouve plusieurs références directes : des extraits de Dune dans Série noire (2005), de Lost Highway dans Série rose (2012), les basses sonores graves et obsédantes dans Drones (2007), ou encore une allusion à la série Twin Peaks dans la pièce Twins Peak (2015). Citons encore le Brazil de Terry Gilliam et Made in USA de Jean-Luc Godard (Série noire), Pulse de Kiyoshi Kurosawa (Ghostland, 2017), et bien entendu tout le cinéma de Sergueï Eisenstein.

La littérature comme support est pareillement abondante : Le Joueur d’échecs de Stefan Sweig (Mental Vortex, 2001), les esquisses inachevées de 53 jours de Georges Perec (Jour 54, 2009), la poésie d’Henri Michaux (La Ralentie, 2018) et Alda Merini (Ombra della Mente, 2013 et San Clemente, 2019), l’écriture incisive et violente de Fernando Pessoa avec Le Livre de l’intranquillité (De Front, 1999) et Ultimatum (Ultimatum, 2016 et Soleil noir, 2015), ou encore le concept de théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud (Artaud Corpus Fragments, 2006).
Tout cela n’exclut pas certaines perspectives conceptuelles, voire scientifiques (Criogenesis, 2007, Induction, 2014 et Holons, 2017). La dimension artistique n’est pas négligée : Série bleue (2013) est un hommage à l’œuvre d’Yves Klein ; la pièce Coliseum (2008) fait écho aux arènes de Nîmes et aux réflexions du compositeur sur l’histoire de ce lieu ; Is it this ? (2001) est une évocation du plan de la ville de Berlin, et de la manière dont Jodlowski la découvre en 2001.

Le projet San Clemente (2019) pour soprano, instruments, vidéo, scénographie, lumières et électronique est un bon exemple de convergence et de synthèse de ces différents paramètres : une image mentale, une – éventuelle – dénonciation idéologique, et plusieurs références musicales ou extramusicales. Ce projet est un hommage à l’île de San Clemente dans la lagune de Venise, autrefois asile psychiatrique désormais transformé en hôtel de luxe. L’œuvre musicale cite des poèmes d’Alda Mérini, poétesse internée à San Clemente ; la partie vidéo de l’oeuvre diffuse des images d’une danseuse évoluant dans les couloirs et jardins de l’hôtel actuel, reproduisant aux mêmes endroits les gestes des personnages du documentaire de Raymond Depardon tourné en 1980 en noir et blanc à l’époque de l’internement. On retrouve ici nombre de thèmes chers au compositeur : la folie, la voix, le geste, le renvoi à la littérature et au cinéma, ainsi que l’inexorabilité du temps : du noir et blanc et des pensionnaires du film de Depardon vers la couleur et la liberté de la danseuse – Annabelle Chambon – du film de Jodlowski. Toutefois San Clemente reste inexorablement un lieu clos : pour les internés auparavant, pour les fortunés aujourd’hui.

Montage, geste et expérimentations

Le concept de montage est une donnée essentielle du langage de Jodlowski. Il découle de la théorie des attractions d’Eisenstein, ayant pour but de capter l’attention en choquant par une pression sensorielle ou psychologique, par la violence des images, le rythme ou la richesse des plans, avec un maximum d’énergie. Jodlowski oppose dans un de ses textes cette notion de montage à celle de collage2 : « Monter des sons, monter des phrases, monter des gestes ; pas les mettre bout à bout, non (et ce malgré le scotch des années 50), mais leur confier cette responsabilité majeure de faire sens dans toute perspective possible pourvu qu’elle tente autre chose que de simplement séduire3. » Pour Jodlowski il s’agit de dynamiser le discours musical. Cela se traduit concrètement par un travail sur l’énergie, le contraste, le rythme et la non prévisibilité des évènements ou des éléments. Ce concept de montage rejoint ainsi un autre concept, théorisé cette fois par Jodlowski lui-même, concernant l’écriture : le principe de Direct Music, une « conception intuitive du processus d’écriture, par intuition ou énergie directe ». C’est-à-dire une démarche qui « s’affranchit des concepts préalables au profit d’une réalisation qui tient compte de l’instant et des suggestions que renvoie la matière électroacoustique lors de la conception en studio. La musique s’agence et s’organise peu à peu dans un va-et-vient permanent entre la partition et l’élaboration des parties électroniques tissant des liens structurants en terme de rythme, d’harmonie, de texture et d’énergie gestuelle4. » Tout cela se traduit musicalement par une écriture incisive, écorchée, très contrastée et rythmée, où la gestion de l’énergie reste le paramètre fondamental (figure 1).


Figure 1 : Dialog / No Dialog (1997) pour flûte et électronique en temps réel

Cette notion, ici appliquée tant à l’instrumental qu’à l’électronique, rejoint la pratique scénique de Jodlowski (White Zero Corp, trio PAJ, Music Violence & others stories), qui performe régulièrement usant d’un dispositif de production de sons électroniques en temps réel dont il fut lui-même le concepteur à l’Ircam : une boite de capteurs pressions (165000 valeurs de pression) d’une très grande sensibilité associée à une petite console MIDI avec potentiomètres (linéaires et rotatifs) et une palette graphique avec stylet de pression. Le résultat sonore est ici associé au geste humain directement connecté à la machine.


Figure 2 : Dispositif en temps réel de Pierre Jodlowski (© studio éOle)

Cette notion de geste constitue justement l’essence même de la pensée créatrice de Jodlowski : « Le geste n’est pas le résultat de l’écriture, il en constitue le point de départ. » Inspiré par les œuvres de Jani Christou (la série d’œuvres Anaparastasis) et de Thierry De Mey (Light Music), le compositeur considère le geste à la fois comme donnée musicale (interjection, motif, fusée, précision) et phénomène physique, d’où la récurrence de projets associant des danseurs, live ou en projections (Mental Vortex, Respire, Ghostland, San Clemente). Une partie des recherches techniques de Jodlowski traite de cette question du son comme prolongement du mouvement corporel via des capteurs gestuels : dès Time & Money (2006) pour percussion, vidéo et électronique, l’interprète est confronté à la spatialisation du son liée au mouvement de ses gestes physiques. Dans l’installation multimédia Grainstick (2010), des manettes de type console de jeu sont adaptées afin de déclencher et contrôler dans l’espace les sources sonores. Ce système de capteurs est également utilisé dans certaines pièces instrumentales, comme Ready Mad(e) (2018) pour planches à repasser, violon, guitare, clavier, batterie et électronique, afin de remplacer les instruments conventionnels par les planches équipées de capteurs. Ces expérimentations – du moins celles qui furent concluantes – s’inscrivent dans une perspective à long terme, que Jodlowski développe au fur et à mesure de ses ambitions ou de ses besoins ; elles doivent également subir et profiter des aléas de la technique et de l’évolution des technologies, et il en va de même pour l’électronique.

L’immanence de l’électronique

L’œuvre de Jodlowski est indissociablement liée à l’électronique, sous toutes ses formes (bande son, temps réel, live, capteurs, installations, etc.). La nature du support peut être fonction de la commande (Ircam, interprète), ou des impératifs matériels (œuvre de concours, interprètes inexpérimentés en domaine d’interaction). Quoi qu’il en soit Jodlowski réfute toute idée de hiérarchie entre électronique et instrumental, à la différence par exemple de ses aînés Boulez (prolongements hétérophoniques en temps de réel pour Répons et Anthèmes 2) et Stockhausen (improvisations instrumentales d’après la bande dans Hymnen). Les deux dimensions sont pensées et élaborées en symbiose, dialoguent et s’enrichissent mutuellement. Outre des banques de sons préexistantes, Jodlowski s’impose constamment une collecte de sons en situation réelle : pour La Grève, le compositeur s’est par exemple installé pendant deux jours dans la plus grande usine sidérurgique d’Europe à Fos-sur-Mer, pour procéder à des prises de sons, mais surtout afin de s’immerger dans ce cadre démesuré avant de formaliser son rapport à l’image. Même chose pour Barbarismes dont la bande reprend des sons enregistrés par le compositeur chez un maréchal ferrant.
Étudier une partition électronique est toujours chose complexe, car le discours musical échappe généralement aux codes conventionnels de l’analyse. Jodlowski prône une organisation de son langage par polarisation de couleurs ; la notation quant à elle doit être schématique, mais précise afin de simplifier le travail en répétition (figure 3). Dans un même souci de simplification pour l’interprétation, Jodlowski a toujours refusé les suiveurs de partition.


Figure 3 : Ombra della Mente (2013), ombra V - impossibilità della parola (clarinette basse et électronique)

La forme en question

L’écriture incisive et l’électronique imposent des formes le plus souvent organiques, en fonction des sons utilisés ou des éléments développés (Éclats de Ciel, Collapsed). En cela, Jodlowski est plus proche de la « Momente Form » stockhausenienne que de la « Formule ». On trouve cependant des récurrences formelles dans son œuvre, avec un principe de structuration par juxtaposition de phases. Un certain nombre d’œuvres sont clairement en plusieurs parties successives (deux ou trois le plus souvent), en fonction :

  • des concepts sous-jacents (Respire, Diary, Random & Pickles)
  • des changements d’instrumentation (Time and Money, Mad Max, Ready Mad(e)).

Mad Max (2017) par exemple est constituée de trois parties distinctes :

A. une chevauchée à moto mimée du protagoniste n’utilisant que des sons électroniques déclenchés par capteurs de mouvements (sons violents, bruits de moto, beaucoup d’énergie),
B. une scène de séduction avec grosse caisse sur laquelle est projetée l’image d’une bouche féminine,
C. Un solo terminal virtuose de vibraphone en dialogue avec un fond sonore évoquant la respiration caractéristique de Darth Vador.
L’unité globale de l’œuvre est assurée par la nature du personnage principal inspiré du film Mad Maxde George Miller : un motard fou, incontrôlable, détestable, violent, macho, brutal, analphabète, stupide et sans limites (il urine sur scène). Comme toujours, la dimension scénographique, le message et l’esthétique l’emportent sur les données intrinsèquement musicales.
Certaines œuvres se fondent sur un principe d’alternance/complémentarité entre deux types de structure (People/Time ; « ombre » récité et « chant » chanté dans Ombra Della Mente). Quant à la grande forme : Ghostland est par exemple subdivisé en trois entités indépendantes (Holons, Büro, Pulse). Les projets scéniques de grandes dimensions sont par ailleurs une occasion pour Jodlowski de travailler les thématiques ou techniques sous de multiples angles. L’Aire du Dire explore les différents aspects de la parole, s’opposant à la vacuité de la parole ambiante, à ces faux discours, ces fausses déclarations qui prolifèrent sur tous les réseaux possibles, engendrant un flux de plus en plus indigeste et incontrôlable. L’œuvre compile nombre de sources (Hai-ku, conte, discours, prière) dont le liant est assuré par des extraits d’Anachronisme de Christophe Tarkos, à la manière d’un rondo. On retrouve une organisation assez similaire dans Soleil noir, dont l’unité est assurée par des extraits d’Henry V de Shakespeare. Dans tous ces différents projets le traitement de la voix est essentiel, tant en ce qui concerne sa déclamation que sa (dé)structuration. Dans Jour 54 (commande de la radio pour l’Atelier de création radiophonique de France Culture) les fragments inachevés – mots, incises, expressions – du roman de Perec (53 jours) sont soumis à entrées progressives, permutations, réorganisations. Il en va de même pour les mots de l’interjection « Is it this ? », et dans les séquences en (dodéc)haïku de L’Aire du Dire.

Éléments d’analyse musicale

Jodlowski n’a pas un esprit de système. Il revendique au contraire une immense liberté d’écriture, et aucune limite ! Certaines pièces peuvent ainsi paraître, à l’écoute ou à la lecture, difficiles d’accès. Son écriture incisive et chaotique (Direct Music) y est pour beaucoup, l’absence chronique d’éléments de récurrence, et donc de recours à la mémoire ou à des modèles y contribue également (par exemple dans Dialog/No Dialog où « la matière est très vivante, jubilatoire, et c’est tout. »). On distingue néanmoins – en raison de la dialectique entre électronique et instrumental – nombre de procédés d’écho, de prolongements harmoniques ou d’extractions spectrales. L’une des seules partitions pour laquelle il évoque la question du matériau instrumental est Série noire. Il est possible néanmoins de décrypter quelques éléments de son langage, ainsi que certaines influences, comme la musique de John Coltrane et sa technique de développement cellulaire – les quatre notes de Sun Ship seront redéployées dans Chorus 1A (2003) – ainsi que l’idée de tempi confrontés à un flux rapide rendant impossible toute détermination de pulsation, ce qui renvoie ici une fois encore au principe fondamental de l’énergie. Dans Ghost Haend (2015) par exemple, une cellule de cinq sons est mutée et mise en déphasage. Elle est par ailleurs calquée sur la position naturelle d’une main sur le clavier (figure 4).


Figure 4 : Ghost Haend (2015) pour piano, téléphone mobile et bande son, m. 17-19

Jodlowski est également admirateur du jeu pianistique de Cecil Taylor qu’il a beaucoup analysé, notamment son immense liberté de jeu mêlée à l’improvisation, intégrant beaucoup de clusters joués avec les poings. Les Séries notamment en portent la trace (figure 5).


Figure 5 : Série Noire (2005) pour piano et bande, m. 87-88

L’utilisation de polarités permet à Jodlowski d’assurer une homogénéité à certaines pièces, comme le sib (aigu et grave) dans Post Human Computation (2014), ou les deux pôles extrêmes figés (si et sib) du saxophone ténor dans Mixtion (2002) lors de différentes plages de la pièce ; pôles réunis dans un gel général des hauteurs dans la section finale (figure 6).


Figure 6 : Mixtion (2003) pour saxophone et électronique, évènement 27.

Quant à l’idée de récurrence, on peut déceler certains motifs récursifs au fil des œuvres, comme par exemple les blocs harmoniques suivants :


Ces trois accords ne sont pas hiérarchisés, cependant l’accord sur sol# s’impose : il introduit Série noire, et y intervient sous forme de « signal » structurant l’œuvre. On trouve ces trois blocs lors du 2e climax (figure 7).


Figure 7 : Série Noire (2005) pour piano et bande, m. 134-136

Ces blocs sont également présents dans Série blanche (loops 21-22) ; ou encore sous forme d’arabesques dans Série rouge (2017) (figure 8).


Figure 8 : Série Rouge (2005) pour piano et bande, m. 118-119

Ces blocs simplement pianistiques – positionnement confortable des doigts sur le clavier – sont également présents dans des œuvres pour ensemble : Coliseum (afin d’annoncer la coda de l’œuvre), Respire et Drones, comme des marqueurs indélébiles de la dimension organique de l’œuvre de Jodlowski. Il serait aisé de faire un travail similaire pour nombre de motifs (blocs ou arabesques) en fonction de l’instrument traité, comme la clarinette dans Ombra Della Mente, ou encore la guitare de Post Human Computation. Le principe de réflexe, ici lié à des gestes musicaux ou motifs renvoie une fois encore au concept de Direct Music.

Conclusion

Pour conclure, une question se pose : est-il nécessaire de connaître les nombreuses références et toutes les réflexions préalables avant d’écouter ou comprendre une œuvre de Jodlowski ? De même, l’écoute d’une pièce de Jodlowski nécessite-t-elle l’identification des sons électroniques ou de leurs transformations ? Il semble que le compositeur n’ait pas cette exigence, voire cherche à brouiller les pistes : l’esquisse préparatoire de De Front (1999) porte en exergue une phrase de Pessoa qui n’est évoquée ni dans la partition ni dans la notice. Plus révélateur : la partie électronique du rituel Ghostland (2017) donne à entendre plusieurs poèmes (Goethe, Schiller et Heine) mais ils ne sont pas mentionnés. Il en va de même en ce qui concerne la retranscription des partitions électroniques : parfois très précises quant aux évènements, parfois beaucoup plus lacunaires, fantômes intégrés à la problématique, mais dont le spectateur est potentiellement exclu. Les préfaces aux œuvres, rédigées par le compositeur et reproduites sur son site Internet, permettent de prendre conscience de l’ampleur de ces références et des réflexions préalables à la composition de chaque projet.
Pour finir, s’il fallait répondre à la question : que faut-il faire afin de comprendre l’œuvre de Pierre Jodlowski ? Indubitablement regarder Apocalypse Now, et écouter Kontakte de Stockhausen.


  1. J. Szpirglas, « Sillage : de l’ombre à l’après », publié dans le livret du dvd Ombra, éOle Records, 2015.
  2. P. Jodlowski, « Collage / Montage – un point de non-rencontre », inédit, 2005. Consultable sur le site du compositeur : http://www.pierrejodlowski.fr/site/index.php?post/Collage-/-Montage-un-point-de-non-rencontre. (lien vérifié en juin 2022).
  3. Ibid.
  4. Livret du Cd « Direct Music », Éole Records, 2013.
© Ircam-Centre Pompidou, 2022


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