Embrasser l’œuvre de Hindemith, dont le catalogue dépasse les trois cents opus, peut paraître déroutant pour celui qui entreprend une vision d’ensemble sur presque cinquante années de création : instrumentiste et quartettiste reconnu, compositeur maîtrisant toutes les dimensions de l’écriture et contrapuntiste virtuose, Hindemith est un véritable “touche à tout” boulimique qui explore les genres tous azimuts dès ses premières œuvres marquantes au lendemain de la Première Guerre. En effet, les années de la République de Weimar (1919-1933), foisonnent en œuvres de musique de chambre, soliste et ensemble, chorales et vocales et d’opéra, années pendant lesquelles son approche “furieuse” de la composition correspond à plus de la moitié des œuvres de son catalogue. Privilégiant une attitude foncièrement antiromantique, il y aborde pêle-mêle tous les genres, incluant le jazz et la musique militaire, le cinéma et la musique de danse, alors qu’il approfondit dès 1922 le répertoire de la musique ancienne et se prend de passion pour la viole d’amour. C’est dire si cette première phase est diversifiée et inventive, avec les expérimentations dans le cadre des festivals de Donaueschingen et de Baden-Baden comme point culminant.
L’arrivée au pouvoir des nazis (1933) jusqu’au départ de Hindemith pour les États-Unis (1940), consacrent un changement de style qu’il veut plus abordable, plus simple et plus clair, dans une cristallisation de son écriture qui marquera toute la production de ses années américaines.
Les années de la République de Weimar
Entre 1919 et 1921, après les juvéniles mais prometteurs Gesänge op. 9 sur des poèmes de Lasker-Schüler et de Lotz, Hindemith produit coup sur coup trois courtes partitions formant une trilogie aux sujets provocateurs hérités de l’expressionnisme : Assassin, espoir des femmes d’après une pièce débridée de Kokoschka illustrant une lutte à mort entre « l’homme » et « la femme » réduits à des symboles sexuels exacerbés ; Das Nusch-Nuschi, drame chanté et dansé d’après Franz Blei pour « marionnettes birmanes » évoluant dans un harem gardé par des eunuques ; et le drame sulfureux d’August Stramm, Sancta Susanna, où se confondent l’amour du Christ d’une jeune nonne et l’extase sexuelle qui en constitue l’aboutissement. Fortement marqués par la littérature expressionniste — les textes de Kokoschka (1909) et de Stramm (1913) ont été publiés dans la revue Der Sturm et réédités dans la collection « Der jüngste Tag » —, ces drames aux sujets débridés et provocateurs correspondent à des formes musicales originales de la part d’Hindemith : l’opposition entre les deux protagonistes d’Assassin espoir des femmes s’inscrit dans une forme sonate bithématique en quatre parties (exposition, développement, mouvement lent et récapitulation) qui canalise et encadre les excès de violence de l’argument ; avec Sancta Susanna, Hindemith met en œuvre son art de la variation enserré dans le cadre d’une forme concentrique en sept parties (ABCDCBA), architecture qui renvoie, selon Gieselher Schubert [1985], à la dénonciation de l’attitude rigide de l’Église. Cette attitude, conduisant à une relative autonomie de la partie orchestrale, notamment dans Sancta Susanna, la plus réussie des trois partitions, annonce nettement l’esthétique des œuvres scéniques de la deuxième partie des années 1920. L’harmonie souvent dissonante et chromatique ne s’appuie pas moins sur des repères tonaux affirmés, loin de toute tentation atonale qu’il critiquera sévèrement plus tard dans la musique de Schoenberg.
La parodie se manifeste particulièrement dans Das Nusch-Nuschi, lorsque Hindemith cite malicieusement Wagner dans le troisième tableau en empruntant au roi Marke (« Mir dies ») s’adressant à Tristan, au moment où l’empereur découvre son infortune et ordonne la castration du présumé coupable. De même, Hindemith, non sans humour provocateur, précise dans la même œuvre que « la “fugue chorale” (avec tout le confort : augmentations, diminutions, strettes, basse obstinée) doit son existence à un malheureux hasard : elle vint à l’idée du compositeur. Elle n’a pas d’autre intention que celle-ci : s’intégrer noblement dans le cadre du tableau et donner à tous les “experts” l’occasion d’aboyer à cause du monstrueux manque de goût de son créateur. » Comme le note Schubert, les procédés contrapuntiques sont traités dans le même esprit quand Hindemith « parodie sans aucune équivoque la fonction qu’avaient les anciennes techniques d’écriture de la “modernité” [soit de Brahms à Reger] et non les anciennes techniques ou les anciennes formes elles-mêmes. » [Schubert, 1984].
À un second degré, cette trilogie a pu aussi être interprétée comme une version parodique du Trittico de Puccini [Lagaly, 1993].
La rythmique mécanique et trépidante caractérise la première des sept Kammermusiken (1921-1927), encore proche de Stravinsky par endroits, explorant un effectif réduit dans l’esprit des Concertos brandebourgeois de Bach, qui permet à Hindemith de renouer avec le genre concertant dans les six suivants sous forme de concertos pour piano, violoncelle, violon, alto, viole d’amour et orgue (piano et violoncelle sont explicitement notés “obligato” dans les n°2 et 3). Le clin d’œil à l’écriture baroque concerne l’usage fréquent du monothématisme, des fugatos et variations, mêlés à des marches militaires et autres Potpourris, ou au concerto grosso dans le Concerto pour orchestre (1925) qui prolonge les Kammermusiken avec un “concertino” au sein de l’orchestre (hautbois, basson, violon) et la référence à la passacaille dans son final.
Quant au style néo-baroque que Hindemith adopte dans ces années 1920, il se détache progressivement de la simple parodie irrévérencieuse pour devenir une forme d’écriture pérenne que l’on retrouvera dans toute son œuvre ultérieure : des voix reliées par le contrepoint mais qui gardent leur indépendance et leur autonomie, une polyphonie moins faite de relations entre les voix que de discours individualisés, ce qui marquera aussi la musique vocale où texte et musique cheminent parfois en totale indépendance.
À partir de 1921, Hindemith déploie ses activités en intégrant le comité artistique du festival de Donaueschingen fondé par le prince de Fürstenberg aux côtés de Joseph Haas, Heinrich Burkard et Eduard Erdmann. C’est l’année suivante que se forme officiellement le Quatuor Amar, au sein duquel Hindemith tiendra l’alto jusqu’en 1929, et qui assurera nombre de créations de nouvelles œuvres dont celle du Quatuor n°2 op. 16 de Hindemith (1918), et ceux de Hába, Jarnach, Webern (Bagatelles op. 9 en 1924) ou encore Casella. On notera également sous la plume de Hindemith la présence de la parodie, sous forme de “plaisanteries musicales” qui se manifeste au festival dans des pièces très secondaires de musique de chambre (Répertoire pour musique militaire « Minimax » ou Ouverture du Vaisseau fantôme pour quatuor à cordes), et également dans Le Cabaret atonal (1921) où alternent des pièces vocales pour effectifs peu fréquents (voix et guitare, baryton et harmonium) et une Valse Boston tout en convoquant Wedekind.
Le festival se développant d’année en année, il apparaît comme un terrain d’exploration important pour Hindemith qui y donnera sa Kammermusik n°1, Die junge Magd (1922) ainsi que ses 4 Madrigaux pour chœur mixte (1925), accédant ainsi à une notoriété internationale. En 1926, le festival adopte des thématiques avec les compositions originales pour musiques militaires où sera créé le Konzertmusik op. 41 pour orchestre d’harmonie (Scherchen) et des œuvres originales pour instruments mécaniques (musique pour le Ballet triadique op. 40 mis en scène par Oskar Schlemmer, partition perdue). L’expérience se confirme lorsque le festival se déplace à Baden-Baden en 1927 reprenant cette dernière thématique, et la musique pour le cinéma (Félix le chat pour orgue mécanique, perdue). C’est aussi lors de cette édition qu’a lieu la création de Hin und zurück op. 45a. En 1928, pour la « Manifestation expérimentale film et musique », il compose Vormittagspuck (Fantômes du matin) pour le film de Hans Richter pour piano mécanique (seul le film nous est parvenu), Der Lindberghflug dans le thème « Musiques pour la radio » (Hindemith et Weill sur un texte de Brecht), le Lehrstück (Brecht) et l’opéra pour enfants Wir bauen eine Stadt en 1930. Enfin, le répertoire original pour instruments électroniques amènera Hindemith à s’intéresser au Trautonium pour lequel il écrira plusieurs partitions, dont un concerto (1930), toutefois conventionnel et non pas sous une forme originale qu’aurait pu impliquer le nouvel instrument (il en existe une transcription pour clarinette) et une pièce pour Trautonium solo composée en 1935 qui s’intitule Langsame Stück und Rondo.
Présent sur tous les fronts, parallèlement à cette activité de programmateur et d’expérimentateur, Hindemith s’affirme également en tant qu’altiste lors de nombreuses tournées internationales qui le mèneront notamment jusqu’en URSS en 1927 et 1928.
Après les deux recueils très réussis de 1922, Des Todes Tod (Reinacher) et Die junge Magd (Trakl), Hindemith referme sa période « expressionniste » pour aborder l’opéra. Divers sujets sont envisagés avec Ludwig et Willy Strecker des éditions Schott (Faust, L’Opéra de quat’sous, voire un sujet exotique situé dans les mers du sud…) : « En ce qui me concerne, un opéra peut se situer dans une usine, dans les rues d’une grande ville, dans une gare, ou n’importe où vous le voudriez […] et n’a pas à être naturaliste, vériste ou symboliste. L’essentiel est qu’on devrait pouvoir écrire de la vraie musique. » (4 avril 1924). Le choix sera finalement porté sur un sujet emprunté à ETA Hoffmann avec Cardillac (Mademoiselle de Scudéry). Comme plus tard dans Mathis le peintre, Hindemith met en avant le portrait de l’artiste (Künstleroper), après Die glückliche Hand de Schoenberg, Palestrina de Pfitzner ou le récent Protagonist de Weill : le célèbre orfèvre Cardillac ne peut admettre de se séparer de ses créations qu’il vend pourtant mais qu’il ne peut s’empêcher de récupérer en assassinant ses acquéreurs. Hindemith renoue ici avec l’opéra à numéros (18) en trois actes où il adopte la démarche de la « Nouvelle Objectivité » (Die Neue Sachlichkeit) qui tourne le dos au pathos expressionniste en évitant toute forme de sentimentalité. Pour ce faire, Hindemith a recours à l’écriture contrapuntique contrastant avec le lyrisme des parties vocales, en utilisant le fugato (Prélude), les variations (n°2), le concertino avec deux flûtes obligato (n°8), la fugue dans le duo entre Cardillac et sa fille, « Père, je ne vous abandonnerai pas » (n°10), ou la passacaille avec vingt-deux variations où Cardillac se justifie dans un aveu public en réclamant le « retour nécessaire de l’œuvre à qui l’a créée » (n°17). Les premier et troisième actes, dans lesquels le peuple réclame justice contre le meurtrier, encadrent symétriquement l’acte central principalement consacré à des duos intimes (Cardillac et sa fille, celle-ci et l’officier). L’exemple le plus célèbre dans la mise en regard de la dramaturgie avec la musique autonome et uniquement instrumentale se situe à la fin premier acte (n°6), lorsque le gentilhomme vient rendre visite à la dame dans une scène de séduction amoureuse, alors qu’une ombre se faufile, assassine le galant et vole le bijou en s’enfuyant au moment où le rideau tombe. Le contraste entre le duo d’amour de la pantomime et le duo pour deux flûtes (un canon avec l’indication « très gracieux ») est d’autant plus saisissant que l’écart entre le meurtre sur scène et la musique rompue par le brutal retour à la réalité est grand. L’effet dramatique s’en trouve paradoxalement renforcé par son contraire.
La partition est brillante et connaîtra rapidement le succès, en particulier sous la direction de Klemperer au Krolloper de Berlin. Les réactions n’en ont pas moins été fortes, notamment de la part de Hanns Eisler qui critiquera l’aspect artificiel des procédés et des formes baroques : Cardillac peut être ainsi considéré comme le début de la cristallisation du style hindemithien dénotant une attitude conservatrice qui ne fera que s’accentuer dans les années suivantes. Hindemith procèdera à une révision de la partition en quatre actes en 1951 qui affaiblira considérablement tout ce qui faisait la fraicheur et l’originalité de la version initiale.
L’habileté compositionnelle de Hindemith est encore accentuée dans le court sketch Hin und zurück créé à Baden-Baden dans la thématique des « opéras-minutes » (où figurent également L’enlèvement d’Europe de Milhaud et le Mahagonny Songspiel de Weill), dans lequel la virtuosité de l’écriture souligne le mince argument du quotidien d’un couple qui discute puis se dispute jusqu’à ce que le mari jaloux tue sa femme puis se suicide. Intervient alors le deus ex machina sous l’aspect d’un sage qui fait repartir l’action dans le sens inverse jusqu’au début du couple serein. La musique, très polyphonique, suit pas à pas le sujet et expose la première moitié de la musique en miroir — procédé qui fascine également Berg dont la Suite lyrique a précisément été jouée à la même édition 1927 du festival. Écrite pour un ensemble de dix solistes qui reste dans l’esprit des Kammermusiken, la partition se veut un équivalent des procédés cinématographiques transposés en musique (on regrette d’autant plus que la musique du film de Richter déjà mentionné soit perdue).
La relation avec Brecht a été plus difficile dans la conception du Vol de Lindbergh (1929), pièce conçue en collaboration avec les écoles pour la radio (Hörspiel), et écrit à quatre mains par Weill et Hindemith, les deux compositeurs se partageant les numéros de ce reportage, tantôt vu du côté américain (Weill), tantôt européen (Hindemith). S’en tenant à une simple juxtaposition, l’œuvre souffre du manque d’unité stylistique. Tout comme Brecht regrettera que son Lehrstück (Pièce didactique ou L’importance d’être d’accord), donné à Baden-Baden en 1930 pour chœur mixte avec recours au cinéma et à des numéros de clowns, ait donné lieu à un malentendu après que Hindemith a déclaré que « la partition était davantage une proposition qu’une prescription » : « le seul but éducatif qui pouvait entrer en considération était un but purement musicalement formel. » [Brecht, « Note sur la pièce didactique de Baden-Baden », 1979, p. 345]. Il conclura plus tard, à propos de ce qu’il qualifiera d’« opéra culinaire », au fait que « les compositeurs qui s’essaient à rénover l’opéra achoppent inévitablement, comme Hindemith ou Stravinsky, à l’appareil de l’opéra. » [Brecht, 1972, p. 457].
Autant les essais de collaboration avec Brecht que la conscience de devoir se rapprocher du public qu’il faut éduquer amènent Hindemith à se préoccuper de la musique utilitaire (Gebrausmusik) en offrant à des amateurs de la musique abordable à leur niveau. C’est le sens de sa démarche en faveur du public dans le contexte d’une Allemagne minée par l’inflation.
De même, Hindemith cède en 1929 à la mode des opéras puisant leurs sujets dans l’actualité (Zeitoper), avec Neues vom Tage (Nouvelles du jour) sur un argument de Marcellus Schiffer qui avait déjà signé celui de Hin und zurück. Le sujet en est voisin : un couple au bord de la rupture requiert les services d’une agence pour obtenir le divorce en provoquant une scène d’adultère qui déclencherait la procédure. Mais le médiateur se montre très entreprenant et le couple se rabibochera finalement après avoir joué leur propre situation sur une scène de théâtre. Musique volubile et légère révélant une fois de plus l’extrême facilité du compositeur qui intègre ici le jazz, la musique populaire et des formules néoclassiques, là où Weill s’est montré plus subtil et Schoenberg plus profond (Von Heute auf Morgen). La dernière scène de la première partie où la femme est nue dans sa baignoire a profondément choqué Hitler qui saura s’en souvenir.
En 1927, Hindemith est nommé professeur à la Hochschule de Berlin dirigée par Schreker et inaugure une carrière pédagogique qui prendra une réelle importance dans les années suivantes.
Partagée entre la musique utilitaire et les expériences qu’a permises le festival de Baden-Baden, la production de Hindemith se clôt avec ces années d’expérimentation, riches en expériences de toutes sortes, avant qu’il ne subisse les contraintes du fascisme nazi dont il ne mesurera l’ampleur que progressivement et à ses dépens.
La confrontation avec le IIIe Reich
Alors que Hitler accède au pouvoir au début de 1933, Hindemith reste confiant et, ainsi qu’il l’écrit quelques semaines plus tard à Strecker : « À juger par ce qui se passe ici, je ne pense pas que nous ayons trop à nous soucier de l’avenir musical. Il faut juste être patient pour les prochaines semaines. Avec tous les changements jusqu’à présent, rien ne m’est arrivé. » (15 avril 1933). Insouciance ou naïveté politique ? En fait, la position de Hindemith s’appuie sur ses récentes préoccupations sociales qui se manifestent par un nouvel intérêt pour la formation des amateurs (voir les Sing- und Spielmusik für Liebhaber und Musikfreunde op. 45, 1928-30). Pourtant, nombre de ses œuvres qualifiées d’expériences hasardeuses et taxées de « bolchévisme musical », et ce dès 1929 par le national-socialiste Alfred Rosenberg, seront rapidement interdites après 1933.
Le grand oratorio Das Unaufhörliche (1931), pour quatre solistes, chœur d’enfants, chœur mixte et orchestre, qui traduit la quête incessante des lois de la création et comment l’homme devra vivre avec ces lois, constitue une transition entre les œuvres précédentes et le propos de Mathis le peintre. Le texte qui emprunte à Gottfried Benn, féroce adversaire de Brecht — Hindemith citera ironiquement des passages du Lehrstück dans la deuxième partie —, est lourd de symbolisme, alors que le style de Hindemith est plus aéré et privilégie la mélodie dans l’écriture des chorals et des parties solistes. Moins conventionnel, le Philharmonisches Konzert n’en prolonge pas moins cette nouvelle option en faveur d’une clarté polyphonique et harmonique.
La recherche d’un livret conduit Hindemith à reprendre, après Cardillac, le thème de l’artiste en replongeant dans les fondements de la culture allemande avec le peintre de la Renaissance Matthias Grünewald. Situé dans le cadre de la Réforme et de la guerre des paysans, le sujet a maintes fois été décrit comme étant autobiographique : dès le début, Mathis exprime ses doutes (« As-tu accompli ce dont Dieu t’a chargé ? »), intervient dans le différend entre papistes et luthériens, pendant que le cardinal Albrecht cède à l’ordre romain d’un autodafé. L’artiste déçu par cet acte de lâcheté, finira par se retirer dans la solitude avant la mort (« Qu’ils conservent, quand j’aurai été enterré, un souffle de ce que j’ai pu accomplir de bien (…) de ce que j’ai aimé. » Les sept tableaux consacrent une écriture plus épurée et mélodique, privilégiant les formes conventionnelles ternaires et strophiques, les ensembles, du duo au quatuor, les chœurs, et incluant des chants populaires. L’opéra s’affiche ainsi comme l’œuvre charnière entre la première manière de Weimar, avec ses explorations souvent inédites, et celle de la cristallisation tant du style que de la forme qui signifient un non-retour et un attachement à la convention qui marquera toute la production du compositeur à partir de 1935. L’introduction à son opéra qu’il rédige pour la création en 1938 résume à elle seule la position de Hindemith au travers du personnage de Mathis : « Doué de la perfection et de la conscience absolues de son travail artistique, et pourtant manifestement torturé par les doutes infernaux d’une âme en quête, il assiste […] à l’irruption d’une ère nouvelle et au renversement inévitable des idées en cours jusqu’alors. Il reconnaît les productions de la Renaissance qui s’annonce, aux conséquences insoupçonnables, mais dans son propre travail, se résout au développement extrême des formes traditionnelles, tout comme Jean-Sébastien Bach qui s’avéra conservateur dans le flot des progrès musicaux de son époque. Pris dans le formidable engrenage de l’État et de l’Église, il résiste certes de toute sa force à la pression de ces puissances, mais ses peintures racontent assez clairement combien ces temps sauvages, avec leurs cohortes de misère, de maladies et de guerres, l’ont bouleversé. »
À l’isolement de Hindemith, dû dans son esprit à la séparation du politique et de l’artistique, totalement incompatible avec le contexte nazi des années 1930, correspond un raidissement de son esthétique et une orientation de plus en plus prononcée de son engagement spirituel.
La volonté identitaire de Hindemith de montrer qu’il était allemand de cœur et de culture était destinée à contrer les attaques dont il était la cible de la part des nazis qui ne lui pardonnaient pas ses écarts jugés irrémédiablement dangereux, de la trilogie scénique du début des années 1920 jusqu’à Neues vom Tage, sans oublier sa collaboration avec le marxiste Brecht. On retrouve ces arguments dans le plaidoyer en forme de lettre ouverte que Furtwaengler fait paraître après la création de la symphonie Mathis der Maler en novembre 1934 : si le chef d’orchestre reconnaît que certains « sujets douteux » ont pu égarer le “jeune” compositeur — ce qui est plus difficile à défendre dans le cas de Neues vom Tage —, il met en avant son engagement pédagogique en faveur des jeunes et à « grande éthique de la maîtrise artisanale » — ajoutant : « où irait-on si la dénonciation politique devait s’appliquer à l’art ? » — et concluant que « face à l’indescriptible pénurie de musiciens véritablement productifs dans le monde, nous ne pouvons nous permettre de renoncer à quelqu’un comme Hindemith sans autre forme de procès. » La dissociation entre art et politique ne pouvait évidemment pas recevoir l’assentiment des nazis concevant que l’art devait être conforme et découler de la politique du Reich, et Goebbels a répliqué en avançant que le Führer exigeait la démission de Furtwaengler (4 décembre 1934). Autant les dirigeants savaient qu’ils ne pouvaient voir partir le chef à l’étranger — il sera finalement rétabli à son poste à l’orchestre, mais privé de celui de directeur musical —, autant Furtwaengler leur avait involontairement fourni les éléments pour mettre Hindemith à l’écart. Pourtant ce dernier ne quittera pas l’Allemagne, pas plus que Furtwaengler, et tentera encore d’être reconnu et accepté par le pouvoir.
Dans son importante étude sur les compositeurs et le nazisme, Kater (2011) développe, à l’encontre des avocats de Hindemith, une thèse sévère qui veut démontrer combien le compositeur n’a cessé de rechercher les faveurs du régime nazi dans le but de sauvegarder pour « la culture allemande un champ d’influence futur aussi important que possible, et donc d’œuvrer pour le prestige de l’Allemagne à l’étranger. » En 1935, il se voit proposer une mission en Turquie où il se rendra trois fois jusqu’en 1937, et rendra compte aux autorités allemandes de son travail pour conforter la culture musicale germanique, du moins celle en laquelle il croyait.
Il est difficile d’imaginer ce qu’aurait pu être l’attitude de Hindemith s’il avait été finalement adopté par le IIIe Reich, mais il est infiniment probable qu’en raison des concessions imposées, il aurait été en conflit avec les autorités (il a maintes fois exprimé son opposition au nouveau régime, notamment en continuant à se produire en concert avec des musiciens juifs).
Quoi qu’il en soit, et malgré le succès de la symphonie Mathis der Maler, dont les trois mouvements sont extraits de l’opéra, l’opéra ne sera pas créé sur le sol allemand et devra attendre sa première en 1938 à Zurich, soit la même année de la tristement célèbre exposition consacrée à « La musique dégénérée » à Düsseldorf où le compositeur est présenté en bonne place.
Hindemith reviendra également déçu par ses trois séjours aux États-Unis, en 1937-1939 et, malgré les invitations qui lui sont faites pour s’y installer, il choisit la Suisse, soit « suffisamment proche de l’Allemagne [pour] favoriser un retour rapide si l’occasion devait se présenter » (Kater). À la même époque, Hindemith travaille à son écrit théorique majeur, Unterweisung der Tonsatz (« Initiation à la composition musicale ») qui repose sur une conception fondamentale tonale personnelle, non plus à partir d’accords résultant d’un étagement de tierces, mais à partir de la hiérarchisation des intervalles, basée sur la répartition des harmoniques (à l’exception de l’harmonique 7 laissée de côté par Hindemith). En résultent deux “séries” permettant la détermination des accords en deux groupes (sans tritons/avec tritons). De nombreuses questions surgissent, notamment en terme de tempérament inégal dès qu’on s’éloigne de la fondamentale. L’ensemble des douze sons est situé par rapport à la “tonique” en fonction de son degré de rapprochement ou d’éloignement dans la série des harmoniques, avec pour conséquence la disparition des notions de modulation et d’opposition entre majeur et mineur. Cette théorie complexe, oscillant entre le naturel (les harmoniques) et le culturel (selon le choix personnel du compositeur), risque d’aboutir pour Deliège [1986] à une standardisation de l’écriture réduisant les possibilités de renouvellement des couleurs harmoniques qui caractériseront les œuvres à venir. En s’appuyant sur sa théorie, on comprend que Hindemith se soit toujours fortement opposé à la série dodécaphonique schoenbergienne qu’il ne cessera de critiquer dans ses cours et ses écrits.
Le Ludus Tonalis, « Exercices contrapunctiques, tonals et techniques pour le piano » (1942) apparaît en quelque sorte comme une application des théories du compositeur. L’alternance de douze fugues à trois voix et douze interludes, encadrés par un Praeludium et un Postludium (qui consiste en le renversement rétrograde de la pièce initiale), est autant un hommage au Bach du Clavier bien tempéré qu’à la Klavierübung III, dans une tonalité élargie et dans une écriture pianistique virtuose.
Lorsqu’il enseigne aux États-Unis à partir de 1940, Hindemith constate, comme Schoenberg ou Milhaud, le faible niveau technique des étudiants américains. Bien que peu enclin à encourager ses élèves, Hindemith n’en a pas moins écrit, là encore comme Schoenberg, des ouvrages très abordables destinés à combler les connaissances empiriques des musiciens (Pratique élémentaire de la musique, 1969).
Les œuvres de la dernière période
Le souhait de léguer à la postérité une œuvre inscrite dans la tradition correspond également à une production considérable de musique de chambre, après les nombreux opus pour instrument à cordes et piano ou instrument seul avant 1924, avec pas moins de dix sonates pour instrument à vent et piano (1936-1943) et, à partir de 1935, une dizaine de concertos (dont le célèbre Schwanendreher pour alto et orchestre). Quant aux œuvres des vingt dernières années, souvent brillantes et recueillant le succès (Métamorphoses sur un thème de Weber, les ballets Les Quatre Tempéraments et Nobilissima Visione), elles entretiennent une écriture de plus en plus figée d’où émerge le Requiem « For Those we Love » d’après Whitman (1946), à côté des partitions sévères, et parfois grandiloquentes, telles que Apparebit repentina dies (pour chœur mixte et 10 cuivres, 1947), une cantate d’après Claudel, Ite Angeli Veloces (1953-1955) ou encore la Messe pour chœur mixte, dépouillée et ultime partition de Hindemith (1963). Dans cette nette orientation vers une forme de spiritualité se place l’opéra qu’il considérait comme sa meilleure œuvre, Die Harmonie der Welt (L’Harmonie du monde, 1956-1957), précédée en 1951 par la symphonie du même nom avec les trois subdivisions empruntées à Boèce, « Musica instrumentalis », « Musica humana » et « Musica mundana ». Basé sur le personnage de Johannes Kepler, astronome qui établit une correspondance entre les planètes et les intervalles — Mars : la quinte, Saturne : la tierce majeure, Jupiter : la tierce mineure, et la Terre : la seconde mineure —, le monumental ouvrage en cinq actes, chargé d’un symbolisme austère et difficile à aborder, n’a pas rencontré le succès escompté.
Comme si l’œuvre de Hindemith restait cantonnée dans ses quinze premières années de production, où voisinent des expériences aussi diverses que passionnantes, elle a connu un net déclin après 1945 dont l’intérêt s’est rapidement amenuisé. Il est vrai que les critiques acerbes d’Adorno, reprochant au compositeur son incapacité à réaliser que les matériaux sont des constructions sociales et non des absolus, ainsi que le rôle de l’artiste dans la société doit être nécessairement critique, ont grandement contribué au désintérêt des jeunes compositeurs pour son œuvre, en particulier à Darmstadt où la musique de l’École de Vienne supplante rapidement celle de Hindemith. Mais les acteurs de l’avant-garde ne sont pas les seuls à faire état de cette déception : un chef d’orchestre aussi conservateur qu’Ansermet n’en signe pas moins en 1962 un juste portrait du compositeur : « Hindemith est un des musiciens les plus probes que je connaisse ; il est manifestement un musicien-né, le plus doué de ceux qu’ait produit l’Allemagne, depuis la génération Strauss – Mahler – Reger. Précisément parce qu’il est probe, les problèmes que notre époque posait aux compositeurs, l’ont amené à chercher des bases sûres à sa technique. Malheureusement, il les a cherchées dans les phénomènes acoustiques, ce qui à mon sens, est une erreur. Il s’ensuit que dans la mise en œuvre de ses conceptions musicales, et de ses aspirations, Hindemith s’appuie en somme sur sa théorie qui est contestable. Et, en tout cas, cet appui sur la théorie enlève quelque chose à la spontanéité créatrice dont témoignaient ses premières œuvres. D’autre part, l’artisan en lui semble l’emporter sur l’artiste, ce qui donne parfois à sa musique le caractère d’un travail très bien fait, c’est certain, mais d’un travail bien fait sans plus. C’est à ces deux traits, je crois, que l’on peut attribuer le fait que ses dernières œuvres n’ont pas trouvé dans le public l’adhésion qu’y rencontraient et que rencontrent toujours des œuvres comme Mathis le peintre ou Nobilissima Visione. » [Ansermet, 1994]
Finalement, la génération des Bartók, Stravinsky et Schoenberg, saura se renouveler et s’adapter plus habilement aux circonstances historiques que Hindemith qui s’enferme résolument après Mathis dans une expression pétrifiée à partir de sa production postérieure à 1940.