Histoire du plaisir et de la désolation : ce titre d’une pièce symphonique créée en 1982 résume assez bien la vie et le travail d’écriture de Luc Ferrari, tant sa perpétuelle contradiction, son exaltation des contraires, sa quête permanente de l’impossible ont été essentielles et marquent de leur empreinte l’ensemble de son œuvre.
Ferrari occupe une place à part dans la deuxième moitié du XXe siècle car, à côté des compositeurs de sa génération (Kagel, Ligeti, Berio, Stockhausen, Cage, Boulez…), il a suivi un chemin singulier qui n’était pas celui de l’institution ou celui des écoles et des styles, mais toujours celui des voies de traverses, guidé par un sens intuitif et élégant de la rupture, de la liberté et du plaisir. Il faut ajouter à cela un goût précoce pour la provocation qui pousse le jeune étudiant qu’il était dans les années 1950 à jouer Bartók au conservatoire de Versailles alors que c’était interdit. Un sens de l’aventure aussi, illustré par cette traversée de l’Atlantique sur un vieux cargo pour aller rencontrer Varèse après avoir entendu Déserts à la radio.
Liberté
Sa vie musicale, qu’on ne peut d’ailleurs pas séparer de sa vie tout court, ses compositions, comme ses positions institutionnelles et ses points de vue politiques, sa vie entière, tout peut se résumer à ce mot : liberté.
Liberté stylistique tout d’abord, car si on se réfère aux grands mouvements qui ont marqué la composition de l’après-guerre, aucun d’eux ne peut être convoqué seul pour décrire ses œuvres. On perçoit déjà un goût prononcé pour les mélanges dans Visage I pour piano, pièce construite à la fois sur des morphologies sérielles et organisée autour de cellules répétitives qui poussent l’atonalisme vers une forme presque modale. Le jeu très percussif donne aussi au piano une force acoustique proche de la musique concrète. Une énergie similaire circule dans Tautologos I, pièce électroacoustique composée en 1961 pour l’INA-GRM. Ferrari affichait déjà son goût prononcé pour le son et une liberté de style qui contrastait avec les formalismes de l’époque. L’analyse de son écriture démontre cet écart et l’ensemble des indices qui pourraient rapprocher ses partitions d’une école ou d’une forme stylistiquement qualifiable sont en permanence contredits par un élément inclassable. Intemporelle est donc le mot qui convient le mieux pour décrire cette œuvre ce qui n’est pas le moindre paradoxe pour un homme qui se voulait au cœur du réel de son temps et qui pensait même que le compositeur était une sorte de journaliste sonore.
Liberté institutionnelle aussi puisqu’à aucun moment de sa vie artistique Luc Ferrari n’a fait passer un quelconque désir de pouvoir avant sa composition. Aucune des fonctions qu’il a occupées ne fut liée à l’idée de carrière. Dès qu’elles pouvaient être, selon lui, un frein à son travail et à sa liberté, il les quittait. Parfois facilement, parfois dans la douleur et dans la « désolation ».
Hétérogène
Un autre exemple emblématique est celui d’Hétérozygote, une pièce électroacoustique de 1963-1964 qui par son titre, nous indique qu’il va être question de mixité prise au sens biologique du terme. Luc Ferrari revendique ici les mélanges de morphologies sonores qu’il considère comme fertiles. Il intègre, à l’intérieur d’une électroacoustique abstraite, des sons naturels reconnaissables. Il aimait les appeler « anecdotiques ». Pour l’époque, ce fut une petite révolution. Entendre cette voix de femme parler sur une plage dans le Sud au milieu des sons flutés de l’électronique, c’était faire coexister pour la première fois « l’anecdotique et le musical ». Pour le comprendre il faut se souvenir que Pierre Schaeffer, lorsqu’il théorisait son solfège des objets sonores, rapprochait la composition de la musique concrète de l’univers formalisé des principes de l’écriture musicale. Les œuvres se devaient donc d’en suivre la logique sans trop s’en écarter. Ces voix de femmes au milieu de sons concrets n’entraient dans aucune des classifications d’alors. C’est sans doute ce qui lui fit dire que cette pièce qu’elle n’avait pas de forme et que c’était du « bruit », ce qui affecta profondément Luc Ferrari qui ne comprit pas cette réaction.
Ce fut la même chose avec Presque rien N° 1, pièce composée en 1968 autour de prise de sons minimalistes qui captent tout en les recomposant les sons d’un village de pêcheurs. Avec cette manière de faire, il participait avec Murray Schafer et d’autres à un mouvement qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui, le field recording. En effet, beaucoup de jeunes compositeurs captent les sons de l’environnement et les considèrent comme la base de leur travail. Toute une école « naturaliste » est née de cette attitude et il est à noter que ce mouvement dépasse le simple cadre de la musique savante.
L’incompréhension mutuelle entre Ferrari et Schaeffer autour de son travail fut sans doute une des raisons qui lui fit quitter le GRM. Encore une fois, son goût de l’indépendance l’entraînait à prendre des décisions douloureuses. Encore une fois, il quittait le plaisir pour la désolation. Il a fallu d’ailleurs attendre dix ans pour que François Bayle lui propose d’éditer Presque rien N° 1.
Hörspiel
En Allemagne, en revanche, Hétérozygote provoqua un grand intérêt parce que la mixité des langages se rapprochait des pièces de création radiophonique et du mouvement né en Allemagne durant les années 1920 avec Kurt Weill, Alfred Döblin, Friedrich Bischoff et d’autres créateurs qui considéraient que cet entrecroisement de bruits, de musiques et de textes était le fondement même d’un art nouveau.
Stockhausen invite Ferrari à venir donner des cours en 1964 et 1965. Il reçoit des commandes des radios allemandes, particulièrement celle du Südwestfunk à Baden-Baden, pour laquelle il compose Portrait-Spiel qui reçoit le prix Karl Sczuka décerné par la SWR, récompense aussi importante en Allemagne que l’est en Italie ou en France le prix Italia décerné par la RAI.
Si on prend l’exemple de Unheimlich Schön composé en 1971, cette pièce pose très clairement la manière de faire du compositeur. Une jeune femme respire. Elle doit être très belle mais un peu effrayante (unheimlich), car sur les indications de Luc Ferrari, elle doit gérer son souffle de manière inhabituelle tout en prononçant en boucle « Unheimlich schön ». Il n’y a pas de transformations audibles sinon celles du montage. Quelques effets d’échos, de delay, de déphasages tressent un univers électroacoustique assez simple. Ce protocole, juste à cause d’un souffle transformé et d’une répétition obsédante de deux mots, décale le réalisme de la situation pour le faire entrer dans un espace nouveau et inquiétant. En plus de créer une réalité augmentée, Ferrari utilise la répétition obsédante du mot et du souffle, ce qui fait perdre la signification originelle de ces sons qui deviennent alors musique avant d’être du sens. Comme le résume François Delalande : « La nouveauté, c’est que l’image sonore peut être apparentée à un contenu explicite ».
Luc Ferrari dit aussi : « Le créateur, l’artiste ne vit pas en dehors de la société. Il vit son histoire dans l’actualité la plus rude, la plus terrible ou la plus joyeuse » et son originalité profonde consistera à inscrire cette sensibilité au monde dans ses compositions, quitte à justement lui donner une forme reconnaissable. Jamais l’œuvre ne sera coupée de la vie, et c’est même de ce choc incessant avec le réel que naîtront les plus belles œuvres de Ferrari. L’écho du réel avec la composition musicale sera permanent sans qu’on puisse jamais savoir quel est le vecteur dominant entre ces deux forces. Il suffit pour s’en convaincre de regarder quelques titres de son catalogue de la fin des années 1960. Société I, Société II. Et si le piano était un corps de femme, Société IV - Mécanique Collectivité Individu. On constate que, quelle que soit la forme musicale choisie (musique instrumentale, théâtre musical, Hörspiel), cette dialectique est restée opératoire durablement dans l’inspiration de Ferrari.
Sensualité
On l’aura compris, le concept de pureté stylistique n’intéresse que très peu Luc Ferrari, qui a toujours revendiqué l’impureté comme une valeur positive et une force motrice. Il y est toujours resté fidèle et tous ses choix furent guidés par cette discrète ou violente opposition aux conformismes et aux systèmes. Vers la fin de sa vie, il disait à Daniel Terrugi : « Si j’ai parlé du sentiment, c’est parce que dans les années 1960, on l’avait oublié, comme on avait oublié la pulsation ».
Par exemple, dans Les émois d’Aphrodite, une voix de femme va venir faire fugitivement écho à la musique construite autour de trois danses, comme un signal nécessaire qui éclaire la pièce. « Le bruit de ma peau parcourue de rien simplement desserrée… » : simple phrase posée comme en suspens au milieu des rythmes.
C’est presque un lieu commun lorsqu’on parle de Luc Ferrari, mais il faut redire que la sensualité et les relations charnelles occupent une place déterminante dans toute son œuvre à la fois comme un moteur pour l’imaginaire et comme un contrepoint, un écho permanent qui signe son travail. Dans les 36 Enfilades pour piano et magnétophone, l’instrumentiste dialogue à la fois avec les sons de la bande mais aussi avec une voix de femme et celle du compositeur lui-même en nous parlant de silence et de rupture. C’est une œuvre à la fois ludique et déchirante qui encore une fois met en jeu sur scène l’histoire du plaisir et de la désolation.
Dans Chansons pour le corps, Elise Caron chante explicitement la peau, les seins et le sexe de la femme sur un texte de Colette Fellous alors que la comédienne (Anne Sée) dit des textes de femmes parlant de leur propre corps. Cette mise en abyme illustre bien le travail de Ferrari qui propose une forme qui peut ressembler à de la chanson-opéra, à un lied ou un oratorio, mais qui reste aussi, grâce au travail de la bande magnétique, une sorte de témoignage poétique sur sa vision du corps féminin. Le fait qu’on ne puisse réduire Chansons pour le corps à un genre unique illustre bien cette manière qu’a Ferrari de toujours donner à l’œuvre une dimension supplémentaire et inattendue. Dans cette pièce en particulier, le degré d’indétermination stylistique accentue la sensualité du sujet et nous interdit de le réduire à des images triviales et simplificatrices.
Ainsi, comprendre l’œuvre de Luc Ferrari par la seule analyse de ses partitions, en essayant de faire entrer sa musique dans des genres préétablis ou dans des catégories de langage plus ou moins définies (tonal, atonal, électroacoustique, spectral, minimaliste, répétitif, etc.) est un exercice impossible. L’œuvre nous parle d’elle-même justement grâce à la multiplicité des genres et qu’elle traverse et par les degrés d’incertitudes qu’elle engendre. Elle a peut être pour vocation de rester presque insaisissable et ce mystère même est, pour partie, ce qui en fait le prix. Il s’accorde à l’immense zone d’ombre qu’était la personnalité cachée de Luc Ferrari, abritant par l’humour son profond désarroi au monde.
Hasard
Une dimension essentielle dans l’œuvre de Ferrari est celle de l’improvisation et du hasard, illustrée par Et tournent les sons dans la garrigue, une pièce qui tentait de répondre à la question : « Comment transmettre des idées musicales sans utiliser l’écriture conventionnelle ? ». Toutes sortes de protocoles sont nées de cette interrogation sur l’écriture qui revient régulièrement chez Ferrari.
Il imaginera aussi d’autres manières de faire, notamment l’improvisation totale. Le disque Impro-micro-acoustique 2001 où, en compagnie de Noël Akchoté (guitare) et Roland Auzet (percussion), il se sert de son micro comme d’un instrument d’improvisateur, est un bon exemple. Car justement, il ne se contente jamais de la musique produite dans ces seules conditions. Il lui faut reprendre ces sons en studio afin de retrouver le geste de l’écriture à travers les transformations électroacoustiques et de donner au projet sa forme définitive.
On peut parler d’improvisation encore, mais préméditée cette fois, dans le cas de Rencontres fortuites avec Jean-Philippe Collard-Neven au piano et Vincent Royer à l’alto. Le compositeur explore avec eux des morphologies et des systèmes. Les interprètes réagissent à ces propositions et finissent par inventer une musique dont la pièce va naître.
Mais le hasard n’exclut jamais la rigueur et Ferrari, en plus de la détermination dans ses choix, ajoute souvent des éléments qui compliquent encore le jeu du hasard et de la détermination. Dans Tautologos 3, il invente un système de ponctuation du temps avec un livre ouvert et fermé régulièrement dont le son participe à la structure de l’ensemble.
Ainsi faut-il écouter et interpréter ses compositions comme ce subtil mélange entre une volonté de se laisser guider par le hasard et un goût de l’écriture contrôlée et précise.
Cette contradiction entre le désordre et l’organisation, l’écriture et l’improvisation, le pur et l’impur, illustre bien sa déchirure profonde et le combat qu’il devait sans doute mener dans son travail entre le plaisir et la désolation. Dans son travail et dans sa vie.
Autobiographie
Car la dimension autobiographique reste fondamentale. Nous en avons parlé au sujet des pièces qui font écho à la société mais il faut aller plus loin : c’est sa propre vie intime, avec ses joies et ses douleurs, qui construit son parcours de créateur. Nombreux sont les compositeurs qui ont dédicacé leurs pièces à leurs amours, caché les initiales de leur maîtresse, mais la force de Luc Ferrari réside dans l’explicite.
Par exemple dans la Fable de la démission et du cendrier. Ferrari avait fondé en 1982, avec d’autres compositeurs, un studio de création : la Muse en Circuit. Il en démissionna en 1994 parce qu’il ne se sentait plus libre d’y faire ce qu’il voulait. Ce départ fut douloureux et sa musique d’alors porte dans sa violence à peine contenue les traces de cet événement de sa vie. Commentant Fable de la démission et du cendrier, il dit : « J’écrivais une partition pour deux pianos et deux clarinettes qui a suivi toute les péripéties de cette affaire ».
Autre exemple. Lorsqu’il compose Les Archives sauvées des Eaux, c’est qu’une inondation s’est produite dans son studio et que, comme il était en train de numériser les bandes magnétiques, l’idée lui est venue d’en faire une pièce. Ce n’est sans doute pas un hasard si son autobiographie, écrit commencé et inachevé, devait s’appeler Je courais tant de buts divers, tant son goût pour la vie et la découverte ne s’est jamais tari.
Déchiré
A écrire ces lignes, je me rends compte que je ne parle que de l’écorce et que la vérité profonde de l’œuvre de Luc Ferrari reste encore à découvrir tant son jeu de pistes reste complexe et subtil.
Il faudrait parler du théâtre musical. Ferrari fut dans les années 1980, avec Georges Aperghis et quelques autres, de ceux qui s’intéressaient à cette forme innovante mettant en scène les musiciens dans des situations théâtrales, dont le renouveau était favorisée par l’action de Guy Erismann à Radio-France et au festival d’Avignon. La leçon d’espagnol créée au Café de la danse en 1985 avec entre autres Elise Caron et Michel Musseau, est un bon exemple de cette recherche.
Il faudrait parler du goût de Ferrari pour la performance qui le faisait jouer sur scène avec de jeunes musiciens aussi aventureux que lui. Oui, il faudrait parler de la jeunesse !
Il faudrait parler de tant de choses encore.
Alors je prends un disque, l’un des derniers parus présentant sa musique instrumentale. Il s’agit de la Symphonie déchirée interprétée par l’Ensemble Ars Nova qui est, comme il le dit lui-même, « une sorte de balancement entre révolte et volupté, entre réalisme et abstraction, entre mouvement impulsif et formaliste ». Encore une fois cette dialectique entre plaisir et désolation.
Lorsque j’écoute le mouvement intitulé « Les cloches de Huddersfield », je suis frappé par la simplicité de l’écriture et par la complexité qui peut en naître cependant. Mi, ré, do, si, ces notes sont presque obstinément répétées mais détournées par le travail électroacoustique, les glissements rythmiques de l’écriture – et soudain je suis presque sur le point de ressentir vraiment ce que Luc Ferrari cherchait. Cet inconfortable inconfort, ce rythme toujours attendu et brisé, cette évidence toujours contredite. Encore une fois le plaisir qui jouxte la désolation.
Oui, cette symphonie est vraiment déchirée comme est « déchirée sa tête », ainsi que la voix du compositeur le chuchote dans Presque rien N°2. Déchirée et en même temps tellement limpide qu’il faudrait donner à entendre cette musique à tous.
Toutes les citations proviennent de l’ouvrage Presque rien avec Luc Ferrari, Entretiens & Textes et autobiographies imaginaires de Luc Ferrari, éd. Main d’œuvre, 2002.